La variation linguistique au Québec en 1841
La prononciation
La prononciation, de tous les aspects de la langue, est sans doute celui sur lequel il est le plus difficile, en 1841, de se faire une idée précise, car à cette époque, on n’avait pas encore élaboré de système de représentation stable, constant et généralisé des sons de la parole. De nombreux auteurs avaient cherché, depuis des lustres, à proposer des « alphabets phonétiques» pour représenter la prononciation du français, songeons à Vaudelin au début du XVIIIe siècle, ou à Domergue dans les premières années du XIXe siècle. Cependant, aucun système n’ayant encore recueilli les suffrages, les lettrés canadiens de 1840 étaient obligés d’interpréter les différents modes de représentation proposés par les ouvrages auxquels ils se référaient. Cela explique en partie qu’ils aient pu consacrer tant de pages à la description de ce qu’ils estimaient la prononciation correcte de tel ou tel son. Il faut cependant souligner que, même s’ils ne s’entendaient pas sur la variante « correcte », ils s’entendaient néanmoins sur une chose, la «bonne prononciation » devait être celle des classes instruites de Paris.
oi : wε ou wa ?
Dans son manuel, Thomas Maguire consacre quelques entrées à des questions de prononciation, condamnant parfois assez brutalement des usages qui devaient être assez répandus, pour ne pas dire généralisés chez les Canadiens. Il semble que ce soit son commentaire à propos de la prononciation du graphème oi qui ait provoqué la réaction de Joseph Demers, du moins si on en croit Narcisse-Eutrope Dionne[1]. Étant donné l’importance que les deux protagonistes de la polémique accordent à cette question, le passage la concernant dans le Manuel mérite d’être cité en entier. À l’entrée PRONONCIATION, après un passage concernant les liaisons, on lit ceci :
L’articulation vicieuse de la diphtongue oi, si fréquente chez nous, doit attirer l’attention sérieuse de l’instituteur ; ou plutôt, devons-nous dire, sa conscience est grevée à cet égard d’une immense responsabilité envers ses élèves et la société.
En discutant la prononciation de cette diphtongue, Gatel, dans la préface de son dictionnaire, p. XII (Édit. de 1813) dit : “Quant à la diphtongue oi… je n’ignore pas que l’usage lui donne chez nous… une susceptibilité de plusieurs nuances, pour ceux du moins qui… ont les organes extrêmement souples et délicats. C’est tantôt le son d’oe, ou plutôt d’oè ; … tantôt celui d’oa… tantôt celui d’oua… mais ces nuances m’ont paru en général si légères, si difficiles à saisir… que… j’ai… jugé plus convenable de désigner toujours… la prononciation d’oi par oa, en prenant la seule précaution d’affecter l’a de l’accent circonflexe, suivant que le son en devait être plus ou moins fortement appuyé.” Duvivier, dans son article sur les diphtongues, dit que le son le plus naturel de la diphtongue oi, “est celui que l’on suit en grec, où l’on fait entendre l’o et l’i, comme dans voi-ïelle, roi-ïaume (voa-ïelle, roa-ïaume) mais, dit-il, elle a encore d’autres sons qu’il est difficile de représenter par écrit.” Outre Gattel déjà cité, Noël et Chapsal dans leur dictionnaire, et Rolland dans son vocabulaire, désignent toujours la prononciation de la diphtongue oi par oa ou oua. Suivant eux, voir, boire, croire, moi, toi, droit, etc., se prononcent, voar, boar, croar, moa, toa, droa. Il faut donc se garder de donner le son de l’è ouvert à la diphtongue oi, et se garder de prononcer, vo-ère, bo-ère, cro-ère, mo-è, to-è, dro-è, etc. Le Dictionnaire de l’Académie, et la plupart des grammairiens modernes donnent, à quelques nuances près, la même règle pour la prononciation de la diphtongue oi[2].
Bien entendu, c’est probablement le passage sur l’immense responsabilité de l’instituteur qui a fait sursauter le pédagogue Jérôme Demers, il le cite d’ailleurs en italiques au début de sa critique, et y revient encore à deux reprises, au cours et à la fin de son exposé sur la prononciation de oi. Celui-ci est beaucoup trop long, huit pages dans l’édition de Dionne, pour qu’on le cite en entier. En voici tout de même le paragraphe qui suit immédiatement la citation de Maguire :
Voilà, il faut l’avouer, une décision un peu sévère et bien tranchante. Elle mérite une attention particulière. Voyons si elle est aussi bien fondée qu’elle devrait l’être. Pour mieux l’examiner, il ne sera pas inutile de se rappeler qu’il y a trois systèmes de prononciation bien marqués en France : celui de la capitale, qui est celui de l’Académie, et que MM. Lévizac, Duvivier, Catineau, Boiste, Landais, à quelques exceptions près, tout au plus, et plusieurs autres grammairiens célèbres, ont adopté dans leurs ouvrages ; celui du midi de la France, que l’on trouve particulièrement dans MM. Férand, Gattel, Noël et Chapsal, Rolland et que les Lyonnais prétendent être le meilleur; et enfin celui du nord. Comme ce dernier système n’a rien de particulier par rapport à la diphtongue oi, il n’en sera nullement question ici[3].
Demers entreprend ensuite une longue démonstration, en citant Duvivier, Lévizac, Catineau et Boiste, qui exposent, selon lui, « comment on prononce oi dans les classes lettrées de Paris ». À propos de Catineau, Demers écrit :
Dans ce dictionnaire, la diphtongue oi n’est représentée par oa que dans quelques monosyllabes, tels que pois (légume), bois, mois, (la douzième partie de l’année), etc. qui y sont figurés poa, boa, moa. Dans les autres mots, la diphtongue oi est figurée par oè ; ainsi selon ce lexicographe, on doit prononcer, moè, toè, soè (moi, toi, soi); cro-ère (croire), je croè ; boère (boire), tu boè ; emploè-ié (employer), j’emploè, etc. — L’auteur du Manuel conviendra aisément, sans doute, que c’est ainsi que les personnes instruites prononcent la diphtongue oi en Canada[4].
Pour expliquer le fait que les grammairiens et lexicographes Férand, Gatel, Noël et Chapsal, et Rolland, pour leur part attribuent la prononciation oa au digramme oi, Demers se penche sur leur biographie respective et en conclut qu’étant natifs du Midi de la France ou y ayant principalement vécu et publié, ces auteurs ont donné non pas la prononciation de Paris, mais celle du Midi. Et il conclut :
Ainsi l’objection que l’on vient de réfuter se réduit en dernière analyse à celle-ci : On donne à la diphtongue oi le son d’oa dans le midi de la France. Donc on doit lui donner le même son en Canada. Donc les instituteurs canadiens s’exposent à grever leur conscience d’une immense responsabilité s’ils négligent de former leurs élèves à cette prononciation ; credat judoeus Apella[5].
Joseph Demers avait tort, la prononciation oa n’était pas du tout propre au Midi de la France et trouvait son origine dans la prononciation populaire de la région parisienne. Sa promotion au rang de variante de prestige et de forme normative datait de la Révolution, et certains lexicographes et grammairiens, soit par réaction conservatrice, soit par l’effet d’une certaine inertie, reproduisaient encore en 1840, la prononciation normative de l’Ancien Régime. Demers ne pouvait pas savoir cela, et il lui fallait trouver une explication des contradictions entre les divers ouvrages de référence dont il disposait, d’où cette ingénieuse solution qu’il s’emploie à démontrer longuement.
Maguire, pour sa part, répliquera en invoquant plusieurs ouvrages utilisés par les institutions d’enseignement supérieur ou par les écoles parisiennes, mais surtout, il insistera sur son séjour de six mois à Paris, lequel lui a permis d’assister à des conférences ou des prêches et d’observer l’usage :
L’auteur du Manuel a eu, pendant un séjour de six mois à Paris, l’avantage d’entendre les Berryer, les Mauguin, les Lafitte tonner du haut de la tribune à la Chambre des Députés ; il a pu admirer le talent des plus célèbres prédicateurs de la grande Métropole, et souvent il s’y est trouvé en présence d’hommes de lettres. Ses oreilles sans cesse frappées de sons pour lui étrangers, devaient naturellement réveiller son attention, exciter sa curiosité ; aussi n’a-t-il pas manqué d’interroger, à maintes occasions, l’usage quant à la prononciation difficile de la diphtongue oi, qui fait le sujet de la présente discussion, et il ne peut revenir de son étonnement quand il lit aujourd’hui dans le “troisième Article” déjà cité, que notre prononciation de oi est conforme à celle de Paris ! Il serait presque tenté de soupçonner une mystification, si la réflexion et les convenances ne l’arrêtaient[6].
Jérôme Demers, nullement démonté par les nouvelles références citées par Maguire dans sa réplique, persiste dans son choix des ouvrages de Catineau, Landais et Boiste, jugeant qu’ils sont conformes à l’usage soigné de Paris, et écarte la portée du témoignage direct de Maguire de la manière suivante :
On ne doit pas inférer de là que tous ceux qui demeurent à Paris prononcent la diphtongue oi précisément comme Messieurs Catineau, Landais et Boiste la figurent ; car personne n’ignore qu’il arrive tous les jours dans cette capitale un grand nombre d’écrivains, de savants, de littérateurs, de grammairiens, d’artistes, etc., qui ont reçu leur éducation dans différentes parties de la France, et qui comme Vaugelas, Du Marsais, etc., ne peuvent jamais se défaire du reste de leur accent provincial. Cette observation explique pourquoi on remarque une si grande différence de prononciation dans la chambre des députés à Paris, et pourquoi cette différence est beaucoup moins considérable à la chambre des pairs[7] .
Demers ne défend absolument pas le droit des Canadiens à une prononciation distincte, il ne peut tout simplement pa...