CHAPITRE 1
La Femme-terroir
Je ne sais rien de plus ravissant, je ne sais rien de plus éblouissant pour les yeux et pour le cœur qu’un lever de l’aurore, en plein hiver, sur ce pays de montagnes et de rêves. C’est un spectacle qui provoque une sensation «d’être éternellement», la sensation d’une joie parfaite, comparable au saisissement qu’on éprouve à la vue subite d’un beau corps de femme dans toute la pureté de ses lignes.
Claude-Henri Grignon, Précisions sur Un homme et son péché (1936)
Les romans de la terre canadiens-français, publiés à la fin du xixe siècle et durant la première partie du XXe, mais relatant principalement des histoires allant de la fin du XVIIIe jusqu’au début du XXe siècle, sont considérés dans une grande majorité comme des œuvres nationalistes en raison de leur promotion de la langue, de l’agriculture et de la vie paysanne du Canada français. Plusieurs études qui se sont penchées sur la tradition littéraire des romans de la terre, comme celles de Janine Boynard-Frot, de Patricia Smart, de Lori Saint-Martin ou de Mary Jean Green, notent qu’un lien important est établi entre le terroir et le corps féminin au moyen de l’association entre la fertilité de la terre et celle des personnages féminins.
Une seule autrice, cependant, explore cette figure dans un corpus cinématographique québécois: il s’agit de Christiane Tremblay-Daviault, dans Un cinéma orphelin. Structures mentales et sociales du cinéma québécois (1942-1953) (1981) ainsi que dans «Avant la Révolution tranquille: une Terre-mère en perdition ». Dans ces deux textes, Tremblay-Daviault se penche sur deux systèmes sociaux coexistant dans la province de Québec durant la période de l’immédiat après-guerre: d’un côté, la société traditionnelle, cléricale et agricole; et de l’autre, la société urbaine, métropolitaine et industrielle qui allait, quelques années plus tard, établir les bases des revendications de la Révolution tranquille (rejet de la religion catholique, valorisation d’une économie menée par et pour les francophones de la métropole, etc.). L’une des hypothèses de Tremblay-Daviault est que la Terre-mère est l’une des figures charnières par lesquelles il est possible de penser, dans le cinéma canadien-français des années 1940 et 1950, la mise en images de cette «croisée des chemins» sociohistorique.
De son côté, l’historien et sociologue Gérard Bouchard avance que la Terre-mère est, encore aujourd’hui, un mythe national bien vivant au sein de l’imaginaire collectif québécois. Elle serait à la fois un mythe littéraire, mais aussi un mythe national ancré dans son contexte historique:
La Terre-mère est un mythe qui a une histoire littéraire, mais il a aussi une histoire sociale et une histoire nationale. […] il y a un siècle, au Québec, la Terre-mère c’était davantage l’agriculture, c’était elle qui donnait la sève et la nourriture, etc. C’était le propre d’une société agraire. Aujourd’hui, nous ne sommes plus une société agraire. Notre lien avec la Terre-mère a changé, il n’est plus le même.
Le concept de Terre-mère rend compte à la fois de l’imaginaire collectif de la féminité à cette époque, mais également du rapport social à la tradition agraire. Que se passe-t-il alors lorsqu’on adapte un roman de la terre au cinéma? Plus précisément, que se passe-t-il lorsqu’on présente cette figure de la Terre-mère dans un contexte socioéconomique et culturel qui n’est plus la société agraire d’antan qu’évoque Bouchard?
La littérature canadienne-française
Dès 1961, l’écrivain Jean Le Moyne observe dans la littérature canadienne-française une forme de discrimination importante à l’égard des personnages féminins, qui n’auraient qu’une fonction, celle d’être mère:
À quoi attribuer ce désastre monotone? Je disais il y a quelques instants que je ne vois qu’un archétype à nos femmes imaginaires. Quel est-il? Cet archétype – il a soudain crevé les yeux à Œdipe – c’est la mère. Seule en effet la mère peut rendre compte de l’interdit qui frappe nos héroïnes; la mère, respectable, vénérable, sacrée, intouchable, imprenable, la mère est bien le principe d’interdiction que nous cherchions vainement ailleurs. Sous des travestis variés, avec des subtilités et des grossièretés variables, à travers le jeu indéfini des associations inconscientes, la mère investit la femme de nos fictions. Elle l’investit et la détruit. Ou plutôt, elle l’empêche d’être. Il n’y a plus de femmes, il n’y a que des mères dont on n’a jamais à dire qu’un mot: tabou.
Lorsque Le Moyne emploie l’expression «principe d’interdiction», il fait écho aux commandements conservateurs, nationalistes et catholiques du roman de la terre. L’écrivain voit dans la mère un personnage qui va de pair avec la vertu, élément central de l’idéologie conservatrice déployée dans plusieurs œuvres de cette tradition littéraire. Les personnages de Maria Chapdelaine et de Donalda Laloge cadrent avec ces personnages féminins engouffrés dans ce principe, dans cette vertu maternelle. Isabelle Fournier étudie ce même principe restrictif en se penchant sur ce qu’elle appelle la «dénégation de la sexualité».
Nous pensons que ce manque est relié à la croyance générale qu’il n’y a pas de sexualité, en dehors de la maternité, dans les romans de la terre qui émergent à une époque où l’Église condamne toute pratique sexuelle dont le but n’est pas la procréation. […] Elle tâche de préserver les valeurs liées à la foi catholique, la langue française, la fidélité à la nation et l’attachement à la terre.
Selon l’autrice, la forte inscription de la mère entraînerait une perte d’individualité et empêcherait l’existence d’une pluralité de personnages féminins en les confinant à un type. Alors que Le Moyne parlait d’un principe d’interdiction sur les personnages féminins, Fournier, quant à elle, voit dans la femme
l’objet de prescriptions qui visent à consolider le discours hégémonique, c’est-à-dire le discours dominant. […] c’est à elle [le personnage féminin] que les discours normatifs et restrictifs s’adressent afin qu’elle respecte la mission qui lui incombe: donner des enfants à la nation et prêcher l’attachement au sol.
Les personnages féminins dans les romans de la terre ne seraient donc pas représentés comme libres de faire des choix, et seraient plutôt construits sur un modèle de vertu conservateur, nationaliste et catholique. Un modèle positif, mais qui suppose un symbole passif au bout du compte.
Maria Chapdelaine
Le roman de Louis Hémon a pour personnage principal une jeune femme de dix-huit ans, Maria Chapdelaine, qui vit sur la terre familiale entourée de sa mère, son père, ses frères et sa sœur dans la région du Lac-Saint-Jean, au début du xxe siècle. Le récit débute à un moment charnière de la vie de Maria: elle doit choisir un mari parmi trois prétendants et de ce fait quitter le nid familial. Ces trois prétendants sont fort différents: le premier, Eutrope Gagnon le défricheur, est le choix de la famille. Il est vaillant, conservateur, et souhaite entretenir la tradition agraire au sein de sa famille. Le deuxième prétendant est Lorenzo Surprenant, un Canadien français bourgeois qui vit dans la «cité urbaine» de Boston. Enfin, il y a François Paradis, un nomade, un coureur des bois qui a soif de liberté et qui représente le Canadien français moderne et ouvert sur le monde.
Ces trois hommes représentent les tiraillements socioéconomiques et culturels de l’époque chez les colons canadiens-français: rester (Eutrope), partir (Lorenzo) ou changer (François). Maria opte pour le changement: elle donne sa main à François Paradis et promet de l’épouser à son retour des chantiers une fois l’hiver terminé. Malheureusement, elle ne pourra tenir sa promesse, puisque François mourra de froid dans la forêt en tentant de venir la rejoindre pour les célébrations de Noël. La mère de Maria décédera également pendant cet hiver des suites d’une vilaine blessure au dos qu’elle s’est faite en travaillant. Maria sera tentée de partir avec Lorenzo pour les États-Unis, mais sa bonne conscience, se manifestant par des voix de l’au-delà, lui prescrira de rester dans sa région natale et de continuer le travail de défrichage au bras d’Eutrope Gagnon.
Les débats intérieurs de Maria sont une contextualisation des préoccupations socioéconomiques et culturelles de l’époque. Jean-Sébastien Houle le souligne dans «Usages et limites de la tradition: Maria Chapdelaine et La mort d’un bûcheron» (2014): le personnage de Maria Chapdelaine devient le vecteur des questionnements sur le mode de vie agraire et les différentes perspectives d’avenir de la société canadienne-française du xxe siècle.
Le rapport important entre le destin du personnage de Maria Chapdelaine et celui du Canada français de l’époque est donc avéré. Cependant, Maria reste au bout du compte un objet passif de la nation sur lequel les personnages masculins plaquent leurs discours, leurs croyances et leurs ambitions nationalistes, conservatrices et religieuses.
Le récit ethnographique
Le roman Maria Chapdelaine est considéré par plusieurs comme un récit ethnographique nationaliste sur le mode de vie des Canadiens français. Dans son désir d’archiver les pratiques de ces colons, Hémon, un écrivain natif de France, divise sa description des tâches quotidiennes entre celles des hommes et des femmes:
Chez les Chapdelaine les femmes n’avaient pas à participer aux travaux des champs. […] Pendant le temps des foins Maria et sa mère n’eurent donc à faire que leur ouvrage habituel: la tenue de la maison, la confection des repas, la lessive et le raccommodage du linge, la traite des trois vaches et le soin des volailles, et une fois par semaine la cuisson du pain qui se prolongeait souvent tard dans la nuit.
Nous remarquons ici non seulement une division des tâches quotidiennes selon l’identité de sexe des personnages, mais également un confinement des femmes à la maison, à la sphère privée et domestique. Mireille Servais-Maquoi, dans son ouvrage Le roman de la terre au Québec (1974), souligne que les personnages féminins de Maria Chapdelaine représentent la sédentarité tandis que les personnages masculins sont davantage associés à la conquête du territoire et au mode de vie nomade:
Dans cette optique, la terre est le mobile et le point de départ d’une antinomie observée entre les psychologies féminines et masculines. La première race, celle du paysan sédentaire, c’est la mère Chapdelaine qui en exalte l’humble idéal. […]. L’autre race, celle du coureur de bois, s’incarne dans les personnages de Samuel Chapdelaine et François Paradis dont le courage énergique symbolise la progressive victoire des forces humaines sur la forêt.
Cependant, Gilles Carle, dans l’adaptation cinématographique du roman de Louis Hémon, met en scène Maria et sa mère qui participent aux travaux des champs et qui déploient elles aussi «leur force humaine sur la forêt». À l’extérieur de la maison, elles posent des clôtures à grands coups de masse, tournent la terre, brouettent des bûches. Par ces ajouts au scénario, Carle présente une participation active des femmes aux travaux agraires extérieurs et, par le fait même, offre une représentation plus égalitaire du milieu de vie des colons canadiens-français. Ce changement n’est qu’un des nombreux exemples du décalage qu’établit le cinéaste entre le roman et son adaptation. Ce décalage est d’ailleurs assumé dès le prologue du film, alors que le réalisateur prend une liberté importante par rapport au récit de Hém...