La fabrique des États de facto
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La fabrique des États de facto

Ni guerre ni paix

  1. 296 pages
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La fabrique des États de facto

Ni guerre ni paix

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Comment expliquer la survie des États de facto, ces régions séparatistes qui échappent au contrôle des capitales et qui proclament leur indépendance sans pour autant obtenir la reconnaissance internationale? Bien qu'ils possèdent les attributs étatiques, ils sont considérés comme des « trous noirs » et restent de ce fait invisibles et isolés aux yeux du monde entier.Alors que la plupart des écrits se concentrent sur l'impasse diplomatique et les jeux de pouvoir géopolitique, l'auteure, sans nier l'importance de ces facteurs, met en lumière les processus internes de ces anomalies du système international. Elle montre comment ces entités politiques fabriquent une capacité économique et institutionnelle ainsi qu'une identité collective, qui, au fil du temps, réussissent à institutionnaliser les États de facto et à les ancrer dans l'imaginaire collectif.Appuyée par une impressionnante documentation et une connaissance intime du terrain – notamment en Abkhazie et en Transnistrie –, l'auteure rompt avec l'image de simples marionnettes d'un État-patron. Ainsi, malgré le gel des conflits dans une situation qui se maintient entre guerre et paix, la construction des États de facto se poursuit et confère à ces derniers un certain degré de légitimité.Cet ouvrage remarquable présente une lecture fort originale du monde postsoviétique.

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Chapitre 1

De l’engrenage des conflits «ethniques» au gel

Soukhoum⋅i, juin 2013. Dans une entrevue émouvante, une mère ayant perdu son fils durant la guerre de 1992-1993, qui est membre du Mouvement pour la paix et la justice sociale des mères de l’Abkhazie, souligne avec amertume: «Nous avions déjà un statut autonome, s’il avait été satisfaisant pour nous, nous ne l’aurions pas quitté. Soit dit en passant, nous ne voulions pas de guerre […] nous proposions aux Géorgiens une structure fédérale. Ils l’ont refusée. Ils l’ont acceptée après la guerre, mais il était trop tard. Tant de gens sont morts, c’est devenu impossible.» L’Abkhazie n’aurait donc pas aspiré à l’indépendance dès le début du conflit? Au cours de mon terrain de 2011 en Transnistrie, j’avais entendu des affirmations similaires. À répétition, mes répondants soulignaient qu’à l’origine, aucune demande de séparation n’avait été formulée: «La route de la Transnistrie vers l’autodétermination a été graduelle»; «En 1989, la Transnistrie ne demandait que la zone économique libre, en 1990 Tiraspol revendiquait l’autonomie»; «Si Chisinau avait été disposé à coopérer, le conflit aurait pu être évité. Il faut se rappeler que la Transnistrie n’a pas demandé l’autodétermination avant le conflit militaire». À en croire les personnes avec qui je me suis entretenue, à l’origine du conflit, la sécession n’était ni l’objectif ni même une stratégie de Tiraspol et de Soukhoum⋅i.
Un autre interlocuteur ajoute un constat qui m’interpelle: «Au début, les revendications transnistriennes étaient liées aux enjeux économiques, puis aux enjeux culturels.» À l’origine, donc, le conflit n’aurait pas été ethnique. En consultant les récits journalistiques et les articles scientifiques sur les conflits gelés, pourtant, l’on s’aperçoit que plusieurs situent leur origine dans des rivalités ethniques qui remontent souvent à des «haines anciennes». Toutefois, cette interprétation est mise à mal lorsqu’on observe les trajectoires de certains acteurs sécessionnistes. Prenons, par exemple, le cas du personnage clé des services de sécurité de la Transnistrie, Vladimir Antioufeïev, aussi connu sous le nom de Vadim Chevtsov. À la veille de l’effondrement de l’Union soviétique, Antioufeïev est chef adjoint du département de la justice pénale du ministère des Affaires intérieures de la République socialiste soviétique de Lettonie. À la suite de l’indépendance, le bureau du procureur à Riga engage une procédure pénale contre Antioufeïev pour son implication dans les groupes militaires anti-lettons, mais ce dernier s’enfuit en Russie. À la fin de 1991, Antioufeïev réapparaît à Tiraspol sous le pseudonyme de Vadim Chevtsov. De 1992 à 2012, il dirige le service de renseignement et le comité de la Sécurité d’État de la République moldave de Pridniestrovie (devenu ministère de la Sécurité d’État en 2017) et est proche du leader du mouvement séparatiste devenu président, Igor Smirnov, qui est lui-même d’origine russe et est arrivé en Transnistrie en 1987. Destitué en 2012, il élit domicile à Moscou, où il se consacre aux questions de sécurité en Ossétie du Sud et en Abkhazie, et prend part à l’annexion de la Crimée en 2014. En juillet de la même année, Vladimir Antioufeïev est nommé vice-premier ministre de la République populaire de Donetsk (RPD) dans l’est de l’Ukraine, responsable des dossiers de sécurité, de défense et des affaires internes. Le journal Moskovkiy Komsomolets le décrit comme un véritable «spécialiste de la création de nouveaux États indépendants» (Rotar, 2014). Le parcours d’Antioufeïev soulève la question du rôle de la politique et des facteurs externes dans l’éclatement des conflits sécessionnistes. Peut-on parler de conflits ethniques? Et, si vraiment l’ethnicité joue un rôle dans ces conflits, comment la caractériser?

Des conflits sécessionnistes «ethniques»

L’ethnicité est le point de départ de nombreuses études sur les conflits gelés, une perspective qui se reflète également dans les solutions de partage de pouvoir mises sur la table de négociation. Le récit des conflits séparatistes analysé sous l’angle de l’ethnicité a toutefois un pouvoir explicatif limité. Si les haines anciennes étaient réellement la cause des conflits intercommunautaires, comment expliquer les périodes de paix interethnique? Les thèses primordialistes ont largement été écartées des analyses des conflits parce qu’elles sont déterministes et peinent à apporter une explication de la violence entre les groupes, qui est épisodique.
L’un des principaux arguments contre cette approche analytique est qu’elle essentialise l’identité culturelle des groupes. Pour éviter toute réification, Rogers Brubaker (2006) avance que l’ethnie, tout comme la nation, constitue une catégorie identitaire socialement construite par des élites qui s’engagent dans un projet de formation d’un groupe en activant différents attributs identitaires. Ceux-ci font partie d’un répertoire d’attributs tels que l’histoire, ses mythes et symboles, la langue ou la religion, bâti au cours d’un long processus historique. Ce répertoire joue un rôle dans la formation des visions du monde et des perceptions de l’Autre, rassembleuses et mobilisables. Pour Brubaker, nous devrions examiner la politique de formation de catégories par le haut, en mettant l’accent sur la manière dont les catégories sont proposées, propagées, imposées et institutionnalisées par ceux qu’on appelle les «entrepreneurs ethniques». L’«ethnicité» est un projet social et politique qui se définit et se transforme au sein de structures et d’institutions au gré de circonstances particulières et lorsque des occasions d’action se présentent. Ainsi, les approches qui essentialisent l’ethnicité et la fixent dans le temps et dans l’espace ne peuvent pas expliquer les conflits «ethniques», potentiellement sécessionnistes.
David S. Siroky (2011) répartit les explications de la sécession dans trois ensembles: les explications centrées sur le groupe ethnique, sa place et son statut au sein d’un État; celles qui considèrent le comportement de l’État envers les minorités comme le moteur des velléités sécessionnistes; et celles qui introduisent le rôle des acteurs externes dans les relations de pouvoir entre l’État et la minorité. Le cadre d’analyse des revendications sécessionnistes est d’ordre relationnel: il pose une inter­action entre l’État et ses minorités ainsi que, le cas échéant, les acteurs externes. Les relations entre ces trois acteurs dépendent à leur tour de facteurs structurels et institutionnels (poids démographique, écarts socioéconomiques, statut politique) et de facteurs stratégiques (intérêts, alliances). Les facteurs culturels des revendications sécessionnistes jouent un rôle important lorsqu’il existe une mémoire de conflits passés ou un ressentiment en raison de torts et d’injustices passés, qui peuvent servir au cadrage des tensions en matière de menace collective (Shesterinina, 2016).
Au rang des facteurs structurels, on peut mentionner la faiblesse de l’État, qui accroît la probabilité de l’éclatement d’un conflit, car l’État n’a pas la capacité de dissuader les insurgés. De même, la concentration d’un groupe sur un territoire favorise l’action collective et la mobilisation ethnique. Pour une partie des auteurs, comme Valerie Bunce (1999), Bruno Coppieters (2001) ou Svante E. Cornell (2002), lorsque cette concentration coïncide avec des structures institutionnelles autonomes, la probabilité de sécession augmente, parce que l’autonomie définit les frontières, permet la construction et le maintien de l’identité collective — étant donné ses responsabilités en matière de politiques linguistiques et éducationnelles — et pourvoit le groupe majoritaire de la région autonome et ses élites de ressources matérielles et symboliques nécessaires à la mobilisation. Pour d’autres, tels Nancy Bermeo (2002) ou Alfred Stepan (1999), au contraire, l’autonomie réduit cette probabilité, car elle fournit un mécanisme de résolution de conflit capable de redistribuer le pouvoir entre le gouvernement central et les groupes. David S. Siroky et John Cuffe (2015) font remarquer que l’empirie ne permet pas de trancher; des exemples à l’appui de chacun des camps existent. Ainsi, bien que la Transnistrie et l’Abkhazie soient toutes deux le théâtre de conflits sécessionnistes, la première est dépourvue de structures autonomes, alors que la seconde en possède.
Outre les structures étatiques comme facteurs de sécession potentielle, le ressentiment dû à un statut économique et social précaire et à la «privation relative» qui en découle peut être une source de conflit. Comme le soulignent Nicholas Sambanis et Branko Milanovic (2011), la concentration (réelle ou perçue) des capitaux et du pouvoir entre les mains d’un groupe, la distribution inégale des richesses ainsi que les inégalités socioéconomiques entravent la mobilité sociale des membres de certains groupes considérés systématiquement comme des citoyens de seconde classe. C’est en tout cas la perception des Abkhazes, qui s’estiment lésés par Tbilissi, alors que, à l’inverse, les élites transnistriennes, plutôt avantagées durant la période soviétique, agissent en amont, de peur de perdre leurs avantages. La rivalité politique et la compétition pour des ressources limitées peuvent alimenter et orienter ce ressentiment. Il se trouve renforcé, selon Michael Hechter (1975), dans le contexte du «colonialisme interne», c’est-à-dire lorsque la division sociale du travail est fondée sur des critères ethniques, que l’ethnicité et la classe se superposent et que la discrimination économique coïncide avec l’ethnicité. Les clivages et la fragmentation intra-ethniques sont alors moindres et la mobilisation du groupe, au nom dudit groupe, s’en trouve facilitée.
Aux facteurs structurels de la relation État-minorité pour expliquer le sécessionnisme s’ajoutent les stratégies des acteurs qui peuvent instrumentaliser les inégalités économiques et sociales, mais aussi la langue, la territorialité, la religion, la culture, pour mobiliser les masses dans une lutte politique, suivant un clivage ethnique plus ou moins construit. La question du changement de la langue officielle du russe au moldave/roumain est ainsi soulevée dans le cas de la Transnistrie, dont les habitants russophones risqueraient alors de perdre leur situation sociale et économique privilégiée. Les stratégies des acteurs changent. Les leaders sécessionnistes n’ont pas de revendications fixes. Déjà en 1985, Donald L. Horowitz montre comment ces élites ethniques adaptent leurs revendications dans le temps en fonction de la réponse de l’État. Erin K. Jenne (2007) note que ces ajustements sont aussi fonction de l’accès des élites aux ressources internes et externes.
Pour expliquer la réceptivité ou la résistance sociétale aux appels des leaders sécessionnistes, tout en retenant les facteurs structurels et stratégiques, certains auteurs réintroduisent l’élément culturel et émotionnel dans l’équation, s’inscrivant ainsi dans l’approche psychosociale. Pour Donald L. Horowitz (1985), la sécession est le résultat d’un mélange de calculs économiques et de peur. Roger D. Petersen (2002) étudie la relation entre différents types d’émotions (ressentiment, peur, haine, rage) et différents types de conflits interethniques, allant des plus modérés au sujet des droits collectifs aux plus violents, tels les génocides. Stuart J. Kaufman (2001, 2015), quant à lui, soutient qu’un «conflit ethnique» peut avoir lieu seulement s’il existe des complexes mythes-symboles hostiles à l’Autre — des récits historiques responsables des prédispositions symboliques (préjugés) partagées d’un ensemble d’individus. Lorsque les circonstances propices se présentent (crise, restructuration des institutions, environnement externe changeant ou autre), les élites convoquent certains faits historiques, leurs interprétations («mythes historiques») et les symboles qui y sont associés (héros et bourreaux), qui font appel à la mémoire collective et qui éveillent des résonances dans la société. Ces symboles trouvent un écho grâce à — ou à cause de — la socialisation et l’appropriation préalable, souvent inconsciente, des manifestations du «nationalisme banal» dans l’espace public (Billig, 2019 [1995]). Ce faisant, que ce soit pour servir leurs propres intérêts ou encore pour corriger des inégalités de groupe, les élites activent l’image hostile de l’ennemi commun, cadré et perçu comme tel.
Plutôt que de proposer une vision essentialiste des «conflits ethniques», ces perspectives considèrent l’ethnicité comme une ressource et une stratégie se trouvant entre les mains des acteurs. En d’autres termes, et en suivant ces approches, au lieu de voir la «guerre ethnique» comme donnée, je m’attache aux dynamiques d’un processus d’ethnicisation du politique. Si les chercheurs n’accordent pas une égale importance aux facteurs structurels, stratégiques et culturels pour expliquer les causes des conflits ethniques, un consensus se dégage toutefois: il s’agit d’une politisation des enjeux identitaires (Metsaberidze, 2020). «Un enjeu est politisé lorsqu’il génère un clivage visible dans la communauté politique, amenant les acteurs et les citoyens à clarifier leurs positions, voire à se polariser autour d’elles» (Mérand, 2018, p. 30). On parlera alors de conflits ethnicisés plutôt que de conflits ethniques.
Quoiqu’elles interviennent, les conditions structurelles et culturelles, en soi, ne provoquent pas la mobilisation ethnique et la guerre. Un déclencheur est nécessaire. Sur ce point, les études portant sur les mouvements sociaux mettent en avant la notion d’opportunité politique (Kitschelt, 1986; McAdam, McCarthy et Zald, 1996). Sydney Tarrow (1994, p. 85) définit les opportunités politiques comme des «dimensions de l’environnement politique qui incitent les individus à entreprendre une action collective parce qu’elles modifient leurs attentes en matière de succès ou d’échec». Un changement structurel peut représenter une telle opportunité politique. Mais étant donné que les structures sont plutôt stables et solides, pour rendre compte d’un ensemble d’opportunités moins rigides, David S. Meyer (1993) distingue les structures de l’espace politique ou «fenêtres politiques». Une opportunité politique peut ainsi se présenter sous forme de changements structurels, mais aussi sous forme «perceptuelle»: «[U]n changement signalé de l’environnement politique peut être interprété comme une ouverture […] une “fenêtre politique” que les activistes cherchent à exploiter, même lorsque les structures ne sont pas (encore) altérées» (Meyer et Minkoff, 2004, p. 1482).
La notion d’opportunité politique revêt une connotation positive qui, toutefois, ne rend pas compte des situations de changement qui peuvent être discriminatoires et devenir des déclencheurs des revendications et des conflits. Ces déclencheurs peuvent prendre la forme d’actions unilatérales de l’État, telles que procéder à des changements législatifs qui touchent la région ou le groupe, interdire les partis politiques ethniques ou encore emprisonner les élites ethniques. David S. Siroky et John Cuffe (2015) soutiennent, entre autres choses, que les groupes ayant perdu leur autonomie, tels les Albanais du Kosovo en Serbie ou les Ossètes de l’Ossétie du Sud en Géorgie, sont plus susceptibles de se mobiliser et d’engager un conflit, puisqu’ils ont les raisons et la capacité de le faire. Les auteurs ajoutent que, dans ce cas de figure, les États perdent en même temps leur crédibilité quant à leur capacité de dissiper le ressentiment. Les structures autonomes à elles seules ne donnent pas nécessairement lieu aux mobilisations sécessionnistes et aux conflits. C’est la modification (le retrait) du statut autonome par l’État qui a le potentiel de les déclencher. À la suite de la révocation de l’autonomie ossète par Tbilissi en 1990, la menace d’un tel changement devient plausible pour les Abkhazes. Il est certain que, dans tous les cas, les sécessionnistes réagissent aux actions (perçues) de l’État, passées et actuelles (Siroky, 2011).
Qu’en est-il des acteurs externes dans ce cadre relationnel État-minorité? Selon Erin K. Jenne (2007; Jenne, Saideman et Lowe, 2007), les séparatistes durcissent leurs positions lorsqu’ils ont un appui externe. Les acteurs externes, quant à eux, s’impliquent aux côtés des séparatistes soit parce qu’ils ont des liens de parenté ethnique avec le groupe, soit pour des raisons d’intérêts géopolitiques. Dans le contexte de la région de l’Europe centrale et orientale, Rogers Brubaker (1996) argue que la question des minorités doit être examinée en fonction de l’ensemble des interactions entre trois acteurs: la minorité, l’État-centre et l’État-parent (David Smith [2002] ajoute un quatrième acteur: les organisations internationales). Ces relations, toutefois, ne répondent pas nécessairement ni uniquement aux appels de filiation ethnique. David S. Siroky (2011) fait remarquer que l’Arménie appuie les Arméniens du Haut-Karabakh en Azerbaïdjan, mais pas les Arméniens de la région de Djavakheti en Géorgie. L’analyse ne peut négliger les intérêts de l’Arménie en Géorgie, qui constitue sa route de transit pour rejoindre la mer et la Russie, le principal partenaire commercial d’Erevan.
Qu’en est-il des explications des sécessions des républiques ayant formé l’URSS? Elles semblent cadrer avec le modèle relationnel «État-minorité-acteurs externes», qui pose une interaction entre structure, stratégie et culture. L’ethnofédéralisme soviétique apparaît comme la cause structurelle centrale de l’activisme séparatiste en URSS. Selon Valerie Bunce (1999), la promesse de l’autodétermination ethnique combinée au centralisme socialiste était autodestructrice. Yuri Slezkine (1994) explique comment le système ethnofédéral soviétique a promu et institutionnalisé les catégories nationales et ethniques et les a hiérarchisées en les désignant soit comme titulaires de républiques fédérées, soit comme titulaires de républiques, d’oblasts ou d’okrougs autonomes, soit comme minorités subordonnées, avec ou sans reconnaissance officielle. Cette structure de type poupées russes établissait d’emblée des relations de pouvoir entre le centre et les républiques ainsi qu’entre les républiques fédérées, les régions autonomes et les nationalités non titulaires. La structure ethnofédérale a conduit à la territorialisation de nombreuses nationalités et à la politisation de l’ethnicité. La définition des marqueurs ethniques qu’ont imposée et institutionnalisée les autorités soviétiques durant des décennies, particulièrement dans le cadre de la politique d’indigénisation (koronizatsia) des années 1920, a permis de délimiter les contours des projets nationaux des années 1980 et 1990.
Les élites communistes dans chacune des républiques socialistes soviétiques de l’URSS et dans les régions autonomes jouent un rôle central dans la cristallisation des nationalismes et dans la transformation des institutions politiques durant la perestroïka. Selon Ronald Grigor Suny (1993) et Mark R. Beissinger (2002), la perestroïka représente l’opportunité politique qui transforme les règles du jeu et modifie les relations de pouvoir entre Moscou et les républiques ainsi qu’entre les républiques et leurs minorités, territorialisées ou pas. Les structures soviétiques ont fourni, par inadvertance, des ressources aux mouvements nationalistes émergents, favorisant la transformation des «nationalités» en entités politiques mobilisables. Pour reprendre les propos de Philip G. Roeder (1991), les cadres politiques régionaux détenaient, depuis les années 1960, le monopole des ressources de mobilisation (contrôle des institutions régionales, des moyens de communication ou de l’accès aux espaces publics) et étaient donc en mesure de déterminer quand un groupe serait mis en action. Cette stratégie soviétique permettait d’atteindre une certaine paix interethnique non parce qu’on éliminait les sources de ressentiment, mais plutôt parce qu’on supprimait les possibilités de mobilisation indépendantes du pouvoir central. La personnalisation du pouvoir dans les régions de la périphérie soviétique a donné à ces élites converties au nationalisme un rôle central dans le processus de transition, grâce à leurs liens solides à l’échelle locale et à leur accès privilégié aux ressources matérielles et politiques. Autrement dit, l’héritage soviétique a fortement influé sur les trajectoires respectives des mouvements nationalistes qui se sont transformés en parties belligérantes.
Cela dit, Benjamin Smith (2013)...

Table des matières

  1. Controverses et choix: note explicative
  2. Introduction
  3. Chapitre 1
  4. De l’engrenage des conflits «ethniques» au gel
  5. Chapitre 2
  6. La légitimation eudémonique sous dépendance
  7. Chapitre 3
  8. La légitimation institutionnelle dans les régimes hybrides
  9. Chapitre 4
  10. La légitimation identitaire dans des sociétés divisées
  11. Chapitre 5
  12. Légitimes, les États de facto?
  13. Conclusion
  14. La formation des États fantômes en «Westphaliland»
  15. Bibliographie
  16. Remerciements