CHAPITRE 1
Émergence
Une histoire en points aveugles
En bonne méthode, le spécialiste doit doter l’objet de son étude d’un point de départ et d’un point d’arrivée, d’un terminus a quo et d’un terminus ad quem. Une étude sur l’imaginaire social ne peut se payer ce luxe parce qu’elle traite d’objets qui, aisément saisissables en synchronie, ne prennent ou ne perdent leur épaisseur historique que progressivement, d’une prise de parole à l’autre. Les bornes que je me suis fixées ici (1830-1880, avec des incursions jusqu’au début du XXe siècle) ne délimitent que le moment principal d’émergence, en France, du phénomène de la bohème, alors que celui-ci n’a été localisé dans le temps et dans l’espace que par cause d’une sorte de myopie collective des chercheurs. D’ailleurs, les historiens de la bohème en France, s’ils s’entendent pour aller chercher dans les années du mouvement romantique un point de départ commode ‒ le mouvement romantique est le premier du genre, doté d’une identité et d’une dénomination collectives, et il a fait suite à une période sans nom allant de 1780 à 1830 que les chercheurs ignoraient fréquemment jusqu’à l’apparition, dans les années 1990, du concept de Tournant des Lumières – ne concordent pas sur le moment où clore leur histoire: quand l’un choisit la Première Guerre mondiale, l’autre lui préfère la Seconde, un troisième les années 1930. Et pour cause. Il y a, dans l’histoire de la bohème, plusieurs histoires qui se croisent: celle des quartiers où les artistes, les écrivains et les étudiants se sont installés en nombre et ont passé leurs journées (successivement le Quartier latin, Montmartre, Montparnasse, Saint-Germain-des-Prés); celle des groupes constitués et labellisés (les Jeunes-France en 1830, les Buveurs d’eau en 1842, les zutistes en 1871, les dadaïstes en 1920); celle des lieux de sociabilité fréquentés par les bohèmes les plus connus (les cabarets romantiques, le café Momus, la Brasserie des Martyrs, les cabarets du Chat noir et du Lapin agile, le Moulin de la Galette); celle des œuvres qui ont fixé le phénomène (Scènes de la vie de bohème de Murger, La bohème galante de Nerval, L’œuvre de Zola, Bouquet de bohème de Roland Dorgelès); celle enfin des grandes scansions de l’histoire politique (1830, 1848, 1851, 1871, 1914) qui ont, à tort ou à raison, généralement servi de marqueurs pour l’histoire de l’art et de la littérature du long XIXe siècle. Or les historiens de la bohème française ont rarement distingué ces objets les uns des autres. Ce continent oublié de la grande histoire de l’art et de la littérature, qui ne l’est plus autant qu’avant grâce à l’intérêt accordé à certains auteurs comme Gérard de Nerval, Paul Verlaine ou encore Alfred Jarry, a été exploré d’un seul tenant, en suivant le fil suivant: les Jeunes-France; Nerval et la bohème galante; Murger et les Buveurs d’eau; Vallès et la Commune de Paris; les fumistes, les hydropathes, Montmartre, le Chat noir; Verlaine, Jarry, la décadence; Puccini pour refermer le siècle. Au XXe siècle, il y a encore Bruant, Carco, Picasso, le Lapin agile; Apollinaire, Duchamp, Breton, le surréalisme, Montparnasse; enfin, ceux qui poussent cette histoire au-delà de 1945 intègrent Saint-Germain-des-Prés et l’existentialisme pour aller jusqu’à mai 68 et à Fluxus. Autant pour les années 1830-1900 la bohème se cache-t-elle dans les recoins de l’histoire de l’art et de la littérature, autant elle coïncide ensuite avec les moments les plus célèbres de l’histoire de l’art moderne.
Pour revenir à la période qui m’intéresse, différents facteurs en expliquent les difficultés historiographiques. D’abord, il faut compter avec la rareté des sources historiques jugées les plus fiables (procès-verbaux, journaux intimes, notes personnelles, correspondances), due à la faible notoriété de la plupart des intervenants ‒ on a plus rarement conservé leurs archives parce qu’elles ont moins intéressé les bibliothèques et les salles de ventes d’autographes ‒ et à la faible nécessité pour eux de commenter dans des écrits intimes leurs expériences quotidiennes dans un lieu de délassement comme le cabaret, le restaurant ou le café. Les seuls documents disponibles sont des discours à teneur littéraire écrits rétrospectivement. Ensuite, s’est produit un phénomène de naturalisation sur un nombre important de textes et sur une longue période. Derrière quelques textes célèbres (Murger, Champfleury, Balzac, Flaubert) se trouve ce que le dépouillement de corpus massifs de la petite presse révèle aujourd’hui, à savoir la variété et la pluralité, dans les milliers de textes en tout ou en partie écrits à ce propos, des discours sur la bohème, sur les bohèmes et sur la vie de bohème. Il s’est produit un glissement depuis la petite presse du XIXe siècle, où fiction et référence, anecdotes vécues et légendes se mêlaient allègrement, vers les premiers livres d’histoire littéraire puis vers des ouvrages grand public, jusque dans les ouvrages d’histoire littéraire universitaires. De proche en proche, au fil des chevauchements, des étirements, des concaténations historiques, une histoire et un imaginaire se sont écrits pour finir par ne plus faire qu’un.
Écrivains, artistes, étudiants
Autre chose qui tend à disparaître dans l’histoire de la bohème est la diversité des populations qui s’y mêlent. Trois groupes sociaux sont concernés: les hommes de lettres, les artistes (peintres, illustrateurs, dans une moindre mesure sculpteurs et musiciens) et les étudiants. Ces trois groupes sociaux font l’expérience, au cours du XIXe siècle à Paris, de la massification et de la stratification. Je présenterai ici rapidement les conditions sociales qui ont rendu possible, peut-être nécessaire, l’émergence de la catégorie de la bohème à leur intersection.
Répondant à l’augmentation du lectorat et corrélativement à l’augmentation de la production imprimée (le nombre de titres imprimés décuple au cours du siècle), la population des hommes de lettres connaît une explosion démographique. La production de ce corps de spécialistes ne concerne pas que la «littérature», comme on commence à l’appeler, elle comprend aussi les articles de presse, les contributions aux dictionnaires et aux encyclopédies, les publications pédagogiques, etc. La carrière d’homme de lettres étant plus que jamais ouverte, de nouvelles couches sociales y font leur entrée, issues principalement de la classe moyenne et de la petite bourgeoisie. Parmi les hommes et les femmes de lettres, certains vivent de leur plume, mais connaissent des difficultés considérables du fait de la concurrence féroce et de l’encombrement des carrières. L’édition littéraire permet à une minorité de vivre – et à quelques privilégiés de s’enrichir. Les ventes aux éditeurs par les auteurs des droits sur leurs créations leur rapportent fort peu: en moyenne, un roman rapportera de quoi vivre modestement pendant quelques mois, sauf s’il y a rééditions nombreuses. Pas question, il va sans dire, de compter sur les redevances sur les ventes, qui ne seront touchées que tard dans le siècle (Zola est le premier à exiger un pourcentage sur L’assommoir). Pour celles et ceux qui poursuivent la carrière des lettres, la voie la plus fréquentée est celle d’une «intelligentsia prolétaroïde» qui se développe dès les années 1770, cette population composite faite de littérateurs en devenir, de romancières courant l’éditeur, de journalistes sous-payés, de clercs et autres employés de librairies et de bibliothèques. À la différence des autres professions artistiques, les lettres n’exigent pas de qualification scolaire ni de formation particulière et elles bénéficient d’une grande aura depuis le triomphe du romantisme. Beaucoup d’hommes de lettres ont un métier alimentaire (combien d’employés de ministères et de bibliothèques) qui leur permet d’exercer leur activité littéraire. Les mieux lotis trouvent un secours temporaire, voire un appui durable, dans les pensions et autres gratifications qui leur sont accordées: une petite minorité d’écrivains (le jeune Hugo, Théophile Gautier, Leconte de Lisle) profitent des largesses du roi ou de l’empereur en place; d’autres reçoivent des pensions imputées aux budgets des ministères comme celui de l’Instruction publique. La bureaucratisation de l’institution mécénale se traduit toutefois par une baisse du nombre de pensions, souvent assimilées à un acte de charité publique. Hors quelques élus disposant d’une pension ou d’une «sinécure» dans quelque bibliothèque bien dotée, la plus grande partie d’entre eux se trouvent enchaînés à des besognes cléricales n’ayant qu’un rapport éloigné avec la pratique artistique. Au XIXe siècle, la dépendance des hommes de lettres vis-à-vis du mécénat et du clientélisme se déplace résolument vers les éditeurs et les propriétaires de presse. Cette dépendance se poursuivra pour les nombreux écrivains-journalistes jusqu’à ce que, dans le dernier quart du siècle, le métier de journaliste s’autonomise et s’institutionnalise, suscitant de nouvelles logiques à l’intérieur du groupe des hommes de lettres.
La situation des artistes plasticiens n’est pas plus enviable. Eux aussi connaissent une croissance rapide de leur population (on compte quelque 3000 artistes-peintres en 1860), mais ils sont soumis à une pression institutionnelle à laquelle échappe le métier d’homme de lettres. L’Académie des beaux-arts a pour tâche, pendant la plus grande partie du siècle, de régir tout le système de la légitimation artistique, depuis le contrôle du prix de Rome jusqu’à la sélection des œuvres admises au Salon, et elle exerce en outre sa tutelle sur l’École des beaux-arts. Les prérogatives de cette assemblée sont toutefois contrebalancées par l’intervention directe de l’État, via les commandes publiques d’œuvres, et par le développement d’un marché privé qui vient doubler celui entretenu par les commandes officielles. À la différence de la littérature et du théâtre dont l’activité suit une évolution continue, la peinture et la sculpture connaissent un rythme annuel avec le Salon, manifestation culturelle de masse amplement commentée dans la presse. Le système d’administration des beaux-arts se rigidifie dans «un mélange de protectionnisme institutionnel et de libéralisme juridico-social». La sélection individuelle des œuvres pour les Salons interdisant toute autre manifestation, jusqu’à l’ouverture dans le d...