PARTIE II
Philosopher à l’épreuve
de l’histoire
Chapitre 7
Karl Löwith et Leo Strauss:
un dialogue à propos d’un possible
dépassement de l’historicisme
Daniel Tanguay
La publication, au début des années 2000, de la correspondance de Leo Strauss avec ses plus proches amis a constitué sans conteste un événement pour ceux et celles qui s’intéressent à la fois à la genèse de la pensée straussienne et, plus généralement, à l’histoire des idées au XIXe siècle. Elle trace un horizon historique précis à partir duquel on peut mieux saisir la profondeur de quelques intuitions straussiennes de fond, mais aussi certaines de leurs limites. Bien qu’il ne soit pas question de réduire l’effort de pensée de Strauss à cet horizon, force est de constater qu’une meilleure appréciation de ce contexte philosophique d’origine peut nous aider à lire plus finement les œuvres mieux connues de sa période américaine. La démonstration de l’utilité d’une telle mise en contexte historique devient encore plus convaincante, si l’on peut montrer que le problème philosophique de départ de Strauss était aussi, d’une certaine manière, celui de ses plus proches amis philosophes: Gerhard Krüger, Karl Löwith et Jacob Klein. C’est ce que nous tenterons ici en examinant la correspondance, d’une grande richesse philosophique, entre Strauss et Löwith. Il s’agira pour nous d’établir, tout d’abord, dans cet échange philosophique, le thème central du débat; ensuite, d’élucider la dialectique des positions en présence; enfin, de prononcer, si possible, un jugement philosophique sur la chose même en discussion.
Un premier obstacle se dresse sur notre route: la détermination même du thème central du débat entre Strauss et Löwith semble en effet interdite par la variété des thèmes abordés par les deux amis. Dans les lettres des années 1930, la correspondance est rythmée principalement par les travaux de Löwith et les commentaires qu’ils suscitent de la part de Strauss. Nietzsche et son interprétation occupent donc une place de choix dans ces lettres. On pourrait lier à cet intérêt pour Nietzsche la reconstruction de la dissolution de l’idéalisme allemand de Hegel à Heidegger. Löwith examine cette genèse dans son grand ouvrage Von Hegel bis Nietzsche (1941). De façon plus secondaire, les lettres des années 1930 offrent aussi des aperçus sur les travaux de Strauss au cours de ces années: soit sur l’ouvrage Philosophie und Gesetz (1935), soit sur The Political Philosophy of Hobbes (1936).
Cette correspondance a pour point de départ l’exil des deux amis et contient des témoignages poignants de leurs efforts pour surmonter les difficultés causées par cet exil. La première série de lettres s’étend de 1932 à 1935. Durant cette période, Strauss est tout d’abord à Paris avec une bourse Rockefeller (1932-1933), puis à Cambridge (1933-1938), alors que Löwith ne quitte Marbourg pour Rome qu’au printemps 1934. Il restera à Rome jusqu’en octobre 1936, moment de son départ pour le Japon. Le contact entre les deux amis fut alors interrompu par cet exil de Löwith. Celui-ci reprit probablement un contact direct avec Strauss lorsqu’il fut forcé de quitter le Japon en 1941. Il trouva alors refuge aux États-Unis où il enseigna au Hartford Theological Seminary (Connecticut). Strauss était lui-même aux États-Unis depuis 1938 et enseignait à la New School for Social Research, à New York. Bien qu’il soit vraisemblable que les deux amis se soient fréquentés avant 1946, leur correspondance retrouvée ne recommence que le 10 janvier 1946. Cette lettre couvre la seconde période d’échange philosophique intense qui se terminera avec le départ de Löwith en Allemagne, en 1952. Comme pour ce qui est de la correspondance des années 1930, les lettres traitent du problème au cœur de leurs travaux respectifs, soit le problème de la genèse de la modernité dans ses rapports avec le christianisme, mais aussi plus largement de la Querelle des Anciens et des Modernes.
Il est intéressant de noter qu’à partir de 1950, et ce jusqu’en 1964, la figure de Heidegger domine l’échange épistolaire des deux amis. Rien de surprenant ici, si l’on tient compte du fait que Löwith, ancien disciple du maître, a fortement critiqué Heidegger dans une série de publications qui s’échelonnent de 1942 à 1969, réflexion critique qui a culminé en 1953 avec la parution de Heidegger. Denker in dürftiger Zeit. Plus étonnant, en revanche, est le regain d’intérêt que Strauss manifeste pour Heidegger durant ces années. Il lit et discute avec passion les ouvrages de Heidegger de cette époque et témoigne d’une admiration certaine pour la puissance spéculative du philosophe (217 [674], 219 [675], 223 [688]). Les dernières lettres de la période 1964-1971 sont essentiellement marquées par une discussion sur Weber et sur la question toujours débattue, et jamais réglée entre eux, des rapports entre nature et histoire.
Ce bref survol suffit à montrer le caractère composite et en apparence décousu du dialogue entre Löwith et Strauss. On ne saurait évidemment le reprocher aux auteurs: ils obéissaient à l’esprit du genre épistolaire qui s’apparente davantage à une libre conversation qu’à l’exposé systématique des idées. Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, qu’une libre conversation philosophique, surtout entre gens du calibre d’un Strauss ou d’un Löwith, soit dépourvue de cohérence. Les philosophes ne parlent en effet bien souvent que d’un ou deux problèmes fondamentaux, auxquels ils se réfèrent constamment en traitant parfois de questions d’apparence plus éloignées. On ne peut que regretter alors que certaines lettres de cet échange aient été perdues, ce qui rend encore plus difficile la reconstitution de ce dialogue philosophique au sommet.
Surmonter la crise de l’historicisme
Le problème central qui traverse la correspondance de Strauss et Löwith est celui de l’historicisme et de son dépassement possible. Pour être plus précis, il faudrait peut-être parler de la crise provoquée par l’historicisme parvenu à maturité, de l’historicisme devenu conscient de lui-même. Cette crise se présente sous sa première forme dans la pensée de Dilthey et de Nietzsche, pour être ensuite radicalisée par Heidegger. Résumons-en la nature: la connaissance historique, en nous faisant prendre conscience de la relativité historique de toute vérité et de toute conviction, révèle le caractère relatif et temporaire de nos convictions présentes. Parce que nous sommes emportés par le flux du devenir, sans pouvoir y être mettre un terme ou encore sans pouvoir trouver un point d’appui extérieur à ce flux, il nous est impossible de dépasser l’«anarchie des convictions» qui résulte de l’historicisme, si ce n’est par une décision en dernier lieu sans fondement rationnel (196 sq. [630 sq.]).
La crise ouverte par l’historicisme est le point de départ de la réflexion de Strauss, et deviendra pour Löwith – peut-être d’ailleurs sous l’influence du questionnement insistant de son ami – un sujet grandissant de préoccupation philosophique. Dès les années 1930, Strauss a cherché une voie radicale de sortie hors de cette crise, et Löwith lui a emboîté le pas, d’abord timidement, puis de manière plus résolue, à partir des années 1950. Selon nous, les deux penseurs, chacun à leur manière, ont voulu dépasser l’historicisme en proposant un retour à une manière plus ancienne de philosopher. Il faut toutefois tout de suite souligner que ce retour ne fut pas compris de la même manière par les deux auteurs. Alors que Strauss veut réhabiliter le questionnement socrato-platonicien qui prend d’abord appui sur une analyse de la condition politique de l’être humain, Löwith veut retrouver une sagesse d’inspiration stoïcienne pour laquelle la contemplation du Logos présent dans le cosmos peut nous guérir d’un attachement maladif au monde humain.
Notre hypothèse d’une tentative commune d’un dépassement de l’historicisme se heurte pourtant à un obstacle majeur. Dans une lettre de 1946, Strauss reproche en effet à Löwith de ne pas avoir compris de manière simple le sens premier de la philosophie – «La philosophie est la tentative de remplacer les opinions sur le Tout par une connaissance véritable du Tout» [666] – et de lui préférer la manière moderne et historiciste: la tâche de la philosophie serait d’interpréter l’être humain à la lumière de ses déterminations historiques. Strauss utilise l’allégorie de la caverne pour décrire la conception de la philosophie propre à Löwith: «C’est-à-dire, pour parler en termes platoniciens, que vous réduisez la philosophie à la description de la décoration intérieure de la caverne de l’époque, de la caverne (= existence historique), qui ne peut plus désormais être vue comme une caverne. Vous restez embourbé dans l’idéalisme = historicisme.» [666] Autrement dit, Löwith resterait entièrement prisonnier du préjugé historiciste selon lequel la philosophie doit abandonner la vaine quête de la vérité éternelle, pour plus modestement examiner les «conceptions du monde» propres à chaque époque.
Cette conception de la philosophie repose sur l’idée que la nature humaine, loin de demeurer fondamentalement la même à travers le temps, subit de telles transformations sous la pression de l’histoire qu’on serait bien en peine de lui attribuer des traits bien définis et surtout des traits définitifs ou éternels. C’est précisément cette mobilité et cette plasticité de la nature humaine que Löwith fait siennes dans la lettre du 18 août 1946, qui a suscité la vive réaction de Strauss rapportée plus haut. Il y soutient ...