IV
Venons-en maintenant à la «Conférence de Rio de Janeiro». Dans la note qui accompagne la publication de son texte intitulé «Versöhnung, ubuntu, pardon: quel genre?» dans Le Genre humain (et qui a été repris sous un titre différent à Rio: «Le pardon, la vérité, la réconciliation: quel genre?», j’y reviens), Jacques Derrida précise:
Ce texte présente la transcription (très légèrement remaniée) d’une séance de séminaire sur «Le pardon et le parjure» (ehess, 1998-1999). Je rentrais alors d’un voyage en Afrique du Sud. Ce séminaire était «composé», voire «dramatisé», mis en scène un peu comme le lieu théâtral d’un tribunal où comparaîtraient successivement, en tant que témoins, quatre hommes (et nulle femme), qui étaient aussi des protestants (Hegel, Mandela, Tutu, Clinton). On reconnaîtra ici les traces et justifications de cette mise en scène. Ce séminaire se prolongea, les années suivantes, autour de «La peine de mort». Dispositif analogue: quatre témoins, quatre condamnés à mort. Mais cette fois de religions et de sexes – de genres – différents: Socrate, Jésus, Hallâj et Jeanne d’Arc.
Toutefois, contrairement à ce que Derrida affirme dans cette note – «la transcription (très légèrement remaniée) d’une séance de séminaire» –, cette version reprend non pas une mais bien trois séances de son séminaire et donne lieu à des remaniements beaucoup plus importants qu’il ne le dit. Derrida va en effet opérer plusieurs déplacements textuels, découper son argument en six parties, introduire des sous-titres et ajouter plusieurs développements substantiels à la version initiale de ces trois séances, où il examine les apories du pardon à partir de traditions culturelles et religieuses différentes, et dans un contexte politique non européen (Afrique du Sud et États-Unis) très chargé.
S’il n’y a pas de changements majeurs entre la version parue en 2004 et celle qui est publiée en 2016 dans La Solidarité des vivants et le pardon, on peut en revanche s’interroger sur la modification du titre apportée par Derrida lorsqu’il prononce sa conférence au Brésil, car ce changement n’est pas anodin. Le texte s’intitule en effet, lors de sa parution en France, «Versöhnung, ubuntu, pardon: quel genre?», alors qu’à Rio, il s’intitule plutôt «Le pardon, la vérité, la réconciliation: quel genre?», ce qui attire déjà l’attention sur le rapport du pardon à ses différentes traductions. Pourquoi ce changement, et notamment la disparition des mots allemand «Versöhnung» (réconciliation) et africain «ubuntu» (notion venant de l’Afrique subsaharienne, proche des concepts d’«humanité» et de «fraternité», mais qui n’a pas d’équivalent en français, ces deux mots ne suffisant pas à traduire «ubuntu», qui a un sens plus vaste; Desmond Tutu en a formulé le principe en ces termes: «J’ai besoin de toi pour être ce que je suis, et tu as besoin de moi pour être ce que tu es»)? «Versöhnung» renvoyait au «mot de la réconciliation» de Hegel, «ubuntu», à l’usage, par ailleurs différent, qu’en font l’un et l’autre Tutu et Mandela dans le cadre de la Commission Vérité et Réconciliation. Notons au passage que Derrida est très critique dans son séminaire (plus que dans sa conférence de Rio) quant à la traduction que fait Desmond Tutu de ce mot par «“justice restauratrice”» dans son entretien, «Pas d’amnistie sans vérité», qui est commenté par Derrida:
La traduction de l’ubuntu, qui semble impliquer «“sympathie”», «compassion», «“reconnaissance de l’humanité en autrui”», etc., notion qui apparaît souvent dans tous les textes qui furent les prémisses de la trc [Truth and Reconciliation Commission], la traduction par Tutu de l’ubuntu en «“justice restauratrice”» avec le fondement chrétien nécessaire à cette détermination de la justice rédemptrice, cela peut paraître une violence sans doute bien intentionnée, la mieux intentionnée du monde, mais [c’est] une violence acculturante, pour ne pas dire coloniale, qui ne se limite pas à une question superficielle de langue ou de sémantique.
Derrida est donc très méfiant quant à cette conception chrétienne d’une justice «restauratrice» ou «rédemptrice», notamment en raison de la violence faite à la langue, qui passe de nouveau, comme on le voit ici, par la question cruciale et politique de la traduction, qui peut toujours se révéler le lieu de l’«éradication du langage et de la culture d’origine» du témoin.
En introduisant ces deux mots étrangers dans son titre, Derrida souhaitait-il «ouvrir» l’oreille française à la difficile question de la traduction du pardon, et par là de la résistance de l’idiome à la traduction? Dans la conférence de Rio, il choisit en tout cas de substituer, à ces mots étrangers, des termes français uniquement («pardon», «vérité», «réconciliation»), précédés de déterminants qui les «substantialisent» en tant que (quasi-)concepts, ce qui confère peut-être une plus grande «universalité» à son propos (mais l’universalité fait elle-même problème, il ne cessera de le montrer, dans toute cette réflexion sur le pardon). Plus encore, Derrida déplace l’ordre des mots – de «Versöhnung» (réconciliation), «ubuntu» («humanité africaine»), «pardon» à «Le Pardon», «La vérité», «La réconciliation» –, comme si une substitution se produisait entre les termes, induisant par cette permutation une séquence logique et sémantique différente: dans un cas, la «réconciliation» passe par l’«ubuntu» pour déboucher sur le «pardon»; dans l’autre, le «pardon» passe par la «vérité» pour se traduire en «réconciliation».
Cette «leçon» (expression à entendre dans sa double acception génétique et politique) propose ainsi subtilement un agencement différent des concepts sous examen. En faisant ce changement de «cap» géopolitique (de l’Afrique du Sud au Brésil), Derrida opère aussi un déplacement majeur en faisant «disparaître» le mot «ubuntu» au profit du mot «vérité», absent du titre initial. Si toute interprétation de ce changement (non expliqué par Derrida lui-même) est destinée à rester hypothétique, on concédera que ces effets de substitution induisent au moins une certaine translation dans la translation, point de traduction qui a une certaine portée, me semble-t-il, dans ce contexte précis. Quoi qu’il en soit, la question du titre n’est certes pas insignifiante (on sait l’attention dont elle fait l’objet de la part de Derrida, tant dans ses propres textes que dans ceux des auteurs qu’il analyse) et vaut d’être posée surtout en raison de l’importance que Derrida accorde au sein même de cette conférence et du séminaire dans son ensemble à la question de la traduction «relevante» et de l’idiome du pardon, un point capital de sa déconstruction des postulats et des conditions du pardon.
Par ailleurs, on remarque que, dans ces deux titres, seul demeure stable le «dernier mot», en position finale dans l’énoncé: «quel genre?», ce qui le détache des trois autres et le met en quelque sorte dans une classe à part par rapport à eux. La construction du texte confirme ainsi cette question du «genre» où elle apparaîtra en effet comme une sorte d’apartheid de l’apartheid au sein de la Commission Vérité et Réconciliation, instituant une division interne et intime à laquelle Derrida fait droit dans son argumentation. C’est aussi sur le mot «genre», il faut le noter, que porte la «question» même, cette «question» qui est a minima le signe distinctif de la philosophie pour lui.
C’est donc sur ce mot, «genre», que j’insisterai pour ma part, ce mot qui demeure inchangé, à sa place, et sur lequel Derrida a choisi de faire porter sa question. Soulignons qu’il le garde en français alors qu’il aurait pu, étant donné le «contexte» sociopolitique anglophone de ce texte, facilement le «traduire» par «gender», mais, on le sait, Derrida utilise très rarement ce mot appelé à toute une réception dans le monde anglo-saxon et qui s’imposera seulement quelques décennies plus tard en France (et souvent en anglais). Disons, pour aller très vite, que Derrida préfère l’expression idiomatique française de «différence sexuelle» à celle de «gender». Le mot «genre» a par ailleurs l’avantage, en français, de recouvrir à la fois la question du «gender» (sexe, sexuation) et du genre générique et textuel, de même que la racine le suggère, la généalogie, la génération (ce que le mot allemand «Geschlecht», intraduisible en français, signifie, lui aussi, de façon idiomatique et complexe).
Le mot «genre» constitue donc un point névralgique du titre, mais aussi de la composition du texte puisqu’il correspond à la cinquième partie (sur sept) dans laquelle Derrida aborde la question spécifique du viol, et plus particulièrement de la violence sexuelle utilisée comme arme de guerre contre les femmes. Mais il ne s’agit pas seulement ici d’une prise de position morale de la part de Derrida, mais de quelque chose de plus important encore, puisque la question de la violence liée au viol est explicitement reliée par lui à la question du témoignage et de la vérité, comme on va le voir.
Si l’on a parfois reproché à Derrida l’ambivalence de ses prises de position féministes (surtout aux États-Unis où la déconstruction du «phallogocentrisme» a donné lieu à maintes polémiques), cette conférence constitue sans conteste – il faut le souligner d’entrée de jeu – l’un de ses textes les plus ouvertement politiques et affirmatifs en ce qui concerne la différence sexuelle, où la question du crime sexuel, du viol, n’est pas traitée par lui comme un simple «sous-genre» des violations des droits de l’homme, mais plutôt comme le point aveugle de la vérité et de la justice – la justice a-t-elle un genre? la vérité a-t-elle un genre? on entend ici résonner l’écho de questions très anciennes et pourtant toujours neuves soulevées à ce sujet vingt-cinq ans plus tôt dans Éperons –, point aveugle à partir duquel Derrida va repenser la question du pardon.
Derrida se montre particulièrement sensible au fait que l’égalité entre hommes et femmes ne tient pas dans le contexte de la guerre, les risques de représailles et de torture n’étant pas équivalents des deux côtés. Dans Country of my Skull (traduit en français par La Douleur des mots, qui banalise et assourdit le titre anglais), livre-témoignage que Derrida va longuement commenter, la poète et journaliste Antjie Krog souligne cette inégalité quant aux sévices qui étaient infligés aux militantes: «“Quand les accusations étaient réduites à de la prostitution ou à de la prostitution gratuite, cela rendait possibles toutes les violences sexuelles. Il se passait des choses qui ne se passaient pas pour un homme. On se servait de votre sexualité pour vous dépouiller de toute dignité, pour miner votre estime de soi.”» (dm, 255) Elle précise: «Certaines activistes disent qu’elles ne savaient pas ce qui était le pire: les violences ou la peur continuelle dans l’espace confiné et l’isolement d’une cellule.» (dm, 254) Elle cite aussi une hypothèse d’apparence anthropologique pour expliquer «cette ambiguïté au sujet des tortures sexuelles», qui ajoutait encore à la cruauté en instrumentalisant la différence sexuelle:
«On avance l’hypothèse que la torture sexuelle sur les hommes induit la passivité sexuelle, abolit la puissance politique et sexuelle, tandis que la torture sur les femmes active la sexualité. Il y a une grande colère contre les femmes – parce que les femmes n’ont pas l’autorité, mais elles ont souvent beaucoup de pouvoir.» (dm, 260)
Dans son commentaire de Country of my Skull, Derrida reprend l’argument d’Antjie Krog et l’amplifie, insistant sur le fait que si les militants de l’anc (African National Congress) pouvaient être respectés par leurs ennemis, ce n’était pas le cas des fem...