1 La réception de Sacrosanctum Concilium
Gilles Routhier
Les publications sur la réception de Sacrosanctum Concilium ne se comptent plus, tant elles sont nombreuses. L’examen de cette littérature me conduit à faire deux observations: d’une part, on a jusqu’ici beaucoup plus écrit sur l’ensemble des efforts poursuivis par les organismes romains officiels pour promouvoir et mettre en œuvre cette réforme plutôt qu’examiné comment cette réforme a été accueillie et assimilée dans les diocèses, les paroisses, les monastères, etc. En somme, les études n’ont pas encore vraiment intégré l’ecclésiologie mise en avant par Vatican II, celle du peuple de Dieu, de l’Église locale et de la collégialité des évêques. On serait tenté de conclure que, malgré le renouveau ecclésiologique promu par le concile Vatican II, renouveau dont on peut déjà voir les prémisses dans la Constitution sur la liturgie, la recherche demeure toujours prisonnière d’une ecclésiologie «pyramidale». Pourtant, voilà plus de quarante ans, Congar nous avertissait qu’une théologie de la réception ne devenait possible qu’à l’intérieur d’un environnement théologique et d’un cadre ecclésiologique adéquat intégrant notamment une théologie de la tradition, une théologie de l’Église locale qui s’accompagne de la remise en valeur de la communion entre les Églises et de l’adoption d’une perspective pneumatologique conséquente.
Jusqu’ici, les études sur la réception de Sacrosanctum Concilium ont surtout mis en avant certains acteurs bénéficiant d’une autorité légitime (le pape, la Congrégation pour le culte divin et les sacrements, le Consilium ad exsequendam Constitutionem de Sacra Liturgia, les épiscopats nationaux, les experts œuvrant dans les organismes nationaux ou les centres de formation liturgique ou publiant dans des revues, les officiers diocésains). Le peuple de Dieu est peu visible dans ces études. Cela tient peut-être au fait que la réforme liturgique – qu’il ne faut pas confondre avec la réception de la Constitution sur la liturgie, comme on le fait la plupart du temps – est partie du centre et, par le jeu des diverses autorités, s’est diffusée par vagues successives jusque dans les assemblées qui célèbrent la liturgie.
Ma deuxième remarque, liée à la première, a trait au manque de clarification de la notion de réception elle-même à partir de laquelle on opère habituellement. À défaut de construire de manière rigoureuse le concept, les études finissent souvent par confondre réception et application (dans le cas de la réforme liturgique) ou réception et mise en œuvre. À défaut de clarifier les concepts et de les distinguer clairement, les études sur la réception de Sacrosanctum Concilium se ramènent à des études sur l’application de la Constitution à travers les réformes mises en avant et attestées dans les documents officiels (instructions romaines, livres liturgiques, normes nationales ou diocésaines) ou la mise en œuvre concrète de la Constitution dans les divers espaces ecclésiaux, souvent des espaces nationaux, rarement des espaces diocésains, paroissiaux, monastiques ou conventuels. La méprise est double en l’espèce: non seulement on confond réception, application et mise en œuvre, mais on ne distingue plus la réforme liturgique de la Constitution conciliaire.
Si je devais ajouter une troisième remarque aux deux précédentes, j’ajouterais que la plupart des études se sont intéressées à des textes programmatiques, rarement aux pratiques effectives. Cela tient à la fois au fait que la plupart des théologiens, rompus à l’analyse des textes, ne maîtrisent pas les méthodes d’enquête sociale leur permettant de lire les pratiques sur le terrain et au fait que l’on est plus attaché aux discours normatif et programmatique qu’aux pratiques effectives, considérant que les premiers sont dignes d’étude alors que les secondes n’ont pas la même valeur et, de ce fait, ne méritent pas la même considération. Il importera donc, dans la première partie de cet essai, de nettoyer le concept de réception de manière à lui rendre toute sa fécondité.
Une autre confusion me semble aujourd’hui miner les études sur la réception de Sacrosanctum Concilium. En effet, l’identification de la réforme liturgique avec la Constitution conciliaire sur la liturgie et le passage, souvent inconscient de l’une à l’autre, viennent compliquer les études sur la réception de Sacrosanctum Concilium. Nous devrons en outre établir non seulement la distinction entre les deux, mais aussi le rapport qui les lie.
Ce n’est qu’ensuite que nous pourrons donner, à titre illustratif, quelques indications sur la réception de Sacrosanctum Concilium dans l’Église du Québec.
Recevoir
On croit savoir ce qu’est recevoir, si bien que le terme «réception» semble aller de soi sans qu’il soit nécessaire de s’y attarder. Pourtant, les études sur la réception montrent à quel point on confond l’action de recevoir et celle d’appliquer et une troisième qui consiste à mettre en œuvre. Les études sur la réception ont cependant l’habitude de distinguer et de mettre dans une catégorie à part la «réception kérygmatique» d’un concile, c’est-à-dire l’ensemble des efforts des pasteurs pour promouvoir et mettre en œuvre un enseignement conciliaire. Certes, même s’ils en sont les auteurs, le pape et les évêques ont, eux aussi, à accueillir, à s’approprier et à faire leur un enseignement conciliaire. En effet, et cela s’est vu dans l’histoire des conciles, il arrive que, sitôt un concile terminé, un pape et des évêques prennent leur distance par rapport à ses enseignements. C’est le cas du cinquième concile de Latran, clôturé en 1517, soit quelques mois avant que Luther n’affiche ses quatre-vingt-quinze thèses, et qui, sur le plan disciplinaire, mettait en avant tout un train de réformes: réforme de la curie romaine, rappel des devoirs des cardinaux, limite des tarifs pratiqués par la Curie, etc. S’agissant du clergé, il fixait de nouveau un âge minimal pour les évêques (trente ans), interdisait la commende et le cumul de bénéfices, et restreignait certaines exemptions. Toutefois, Léon X, sous la pression de la Curie, n’a pas su ou voulu saisir l’occasion que lui donnait le concile d’entreprendre les réformes nécessaires appelées depuis le xive siècle, même si elles étaient vitales au vu des graves crises que l’Église traversait. Au lieu de cela, Léon X, prince fastueux pratiquant le népotisme, s’est lancé dans une politique de grands travaux (réfection de la basilique Saint-Pierre, notamment), ce qui l’a obligé à recourir d’une manière excessive aux indulgences pour les financer. Latran V a donc été un rendez-vous manqué parce que les pasteurs n’ont pas promu ni mis en œuvre ses enseignements, qu’ils n’avaient pas réellement accueillis.
Aussi, l’étude de l’accueil et de l’interprétation par le pape et les évêques de la Constitution Sacrosanctum Concilium n’est pas négligeable et on ne peut faire l’impasse sur l’étude de sa réception kérygmatique, c’est-à-dire de l’ensemble des efforts des pasteurs pour en promouvoir les enseignements et les mettre en œuvre. Toutefois, il faut convenir que la plupart des études se sont limitées à cet aspect, ramenant la réception de Sacrosanctum Concilium à une affaire d’évêques ou à une affaire romaine, intéressant organismes ou commissions de la Curie. Or, la réception d’un concile est l’affaire du plérôme de toute l’Église et on ne peut pas, d’une part, professer une ecclésiologie du peuple de Dieu et, au même moment, l’ignorer dans nos études sur la réception.
De plus, plusieurs études sur la réception ass...