CHAPITRE 1
Le récit littéraire: fonctions et temporalités
d’un discours narratif
«On vous parle». Voilà des mots de Jean Cayrol qui, comme l’a déjà remarqué Dominique Rabaté dans son essai Vers une littérature de l’épuisement, pourraient résumer bon nombre d’œuvres récentes. Les textes étudiés par Rabaté, ceux de Camus, de Beckett, de Proust, de des Forêts, entre autres, ont beaucoup en commun avec ceux dont il est question dans cet ouvrage, notamment de mettre en œuvre une poétique se détachant de celle propre au genre romanesque: «ces textes, que j’appellerai […] des “récits”, présentent un singulier phénomène de monstration de leur voix narrative; ils posent la question du statut à accorder au sujet qui prend en charge la fiction écrite». Récit, voix narrative, sujet, fiction: autant des termes qu’il faudra définir et garder en mémoire, et ce, pour trois raisons.
Un genre littéraire à définir
D’abord, ces termes appartiennent aux lieux communs de la critique du roman et des théoriciens de la littérature de la seconde moitié du XXe siècle, de Maurice Blanchot à Bruno Blanckeman, de Gérard Genette à Dominique Viart. Ensuite, leur utilisation constante et continue par la critique, si elle n’est pas garante de la pertinence et de la justesse des concepts et des notions qu’ils désignent pour comprendre et décrire la littérature narrative des soixante dernières années, indique de manière assez fiable leur importance dans les poétiques narratives contemporaines. Finalement, ces termes marquent l’héritage et la filiation qui unissent le corpus contemporain à celui qui l’a précédé, héritage dont les récits actuels prennent acte et se jouent.
Dès le premier paragraphe de son essai, Dominique Rabaté entérine les transformations de l’art romanesque au XXe siècle en proposant un nouvel usage du terme «récit». Partant de l’acception que la narratologie d’influence genettienne a donnée à ce terme, soit un récit considéré comme «énoncé narratif, […] discours oral ou écrit qui assume la relation d’un événement ou d’une série d’événements», il en élargit la signification: de catégorie d’énoncés narratifs, il en vient à désigner un genre littéraire. Sous cette dénomination générique sont rassemblés des textes qui ont en commun le souci de mettre la voix à l’avant-plan:
À la différence du roman ou de la poésie […], le récit (une certaine forme d’écriture qui ne répond plus à la définition traditionnelle du style) demande que l’on interroge précisément l’énonciation du texte. La voix narrative déborde du cadre de la fiction, elle l’envahit. Se prenant pour objet, elle scrute ses traces, elle conteste ses effets, se retourne sur et contre elle-même. Elle est objet et sujet, produit et production, présence et absence.
La poétique du genre littéraire «récit» se caractériserait principalement par une énonciation forte et appuyée, située à la fois au cœur de la narration et dans ses marges. Le récit littéraire serait donc le produit et le producteur d’une voix autoréflexive et spéculaire, qui raconte qu’elle se raconte en étant attentive au récit lui-même, à sa cohérence, voire à sa possibilité. Il est aisé de passer de la voix au sujet dont elle émane, sujet que Rabaté dit être «en quête du lieu qui pourrait fonder son discours». À l’instar de l’individu qui la projette, la voix du récit littéraire contemporain cherche d’abord à raconter, c’est-à-dire, selon la théorie du récit développée par Ricœur, à mettre en forme l’expérience du monde et du temps de ce sujet et à forger son «identité narrative» à même le récit de cette recherche.
Introduire le récit parmi les genres littéraires revient inévitablement à le détacher du roman, genre où le narratif a préséance. Est-ce à dire, vu la portée de la voix dans les textes contemporains, que le récit se place davantage du côté du théâtre – autre genre où prime le mode narratif –, ou à tout le moins d’une théâtralisation de la narrativité, du «raconter»? C’est là une hypothèse qu’il faut suivre et dont il s’agira de mesurer les conséquences sur l’expérience du temps et de la contemporanéité que le récit d’aujourd’hui met en place.
Mais introduire le récit parmi les genres littéraires, c’est aussi et surtout l’affranchir de son rôle de simple outil du romanesque pour en faire une forme esthétique à part entière. Alors que le roman propose une «fiction [qui] se déploie dans un espace imaginaire autre que régissent les règles d’un faire-semblant», qu’il travaille à la formulation d’une intrigue, à la réduction d’une infinité de virtualités à un seul possible qu’il construit et expose, le récit serait davantage du côté des potentialités dont le sujet fait l’expérience et à la poursuite de ce que Bruno Blanckeman nomme «les invariants de l’espèce» – tant ceux de l’espèce humaine que de l’«espèce» littéraire. Pour ce faire, le récit place la voix qui le met en forme du côté du témoignage et de l’enquête, il l’ancre dans un point de vue subjectif qui se sait et s’expose comme tel.
Cependant, le récit n’en reste pas moins une fiction, ce que Dominique Rabaté rappelle à la toute fin de la définition qu’il donne de ce genre littéraire. Sa qualité de représentation, de réplique d’un univers semblable au nôtre n’est pas ici en cause, mais plutôt le fait qu’il est une mise en scène, proposée par l’énonciateur, d’un sentiment du temps qui s’écrit presque en même temps que son expérience. En ce sens, le récit répondrait davantage, sans pour autant s’y contraindre, à certains critères du pacte autobiographique théorisé par Lejeune, notamment au «devoir de sincérité» imposé par le cadre narratif du récit dans lequel un «je» – ou à tout le moins un sujet d’énonciation qui revendique sa subjectivité et son rôle de narrateur – (se) raconte. Cette sincérité est due, entre autres, à la double position occupée par le sujet dans le récit, à la fois celle du raconteur et du raconté. L’énonciateur endosse en somme le rôle du témoin qui raconte ce qu’il a vécu, que ce vécu soit expérientiel (le sujet participait à l’événement), visuel (le sujet a observé l’événement) ou «narratif» (le sujet a entendu parler de l’événement, on le lui a raconté ou il en a lu le récit). Cette double position du narrateur (sujet et objet de l’énonciation) produit un brouillage entre les deux types d’énonciations distingués par Émile Benveniste dans Problèmes de linguistique générale, soit le discours et l’histoire. Cet entremêlement de plans d’énonciation, selon Benveniste, antithétiques a des conséquences indéniables sur la temporalité développée dans le récit contemporain en même temps qu’il est définitoire de sa poétique.
En recourant au discours pour raconter une histoire, l’énonciateur instaure dans et par sa parole un présent à partir duquel les temporalités passées et futures s’ordonnent. Ce refuge dans la parole le soustrait au temps de l’histoire pour l’installer dans une forme d’atemporalité du discours. Or l’utilisation du discours pour composer un récit l’inscrit paradoxalement dans une histoire et une durée qui lui ferait autrement défaut. En ce sens plus près du conte comme défini par Benjamin que du roman, le récit actuel déplace le point focal de la narration de la mise en intrigue, voire de l’intrigue elle-même vers l’acte d’énonciation et ce qui le détermine. Ce faisant, le présent de l’énonciation est davantage employé à transmettre la mise en forme d’une expérience du temps que l’expérience elle-même, avec tout ce que cela implique d’attention portée à la compréhension du monde et de ses modes d’appréhension.
Le récit d’un récit
L’énonciateur du récit contemporain, l’Homo narrans, comme l’a heureusement nommé Alain Rabatel, occupe souvent la position du témoin, qui plus est celle du témoin du récit lui-même, considéré à la fois comme ordonnancement d’événements en une histoire et acte d’énonciation qui garantit la transmission de cette histoire. Le récit proposé au lecteur appartient dès lors à l’une des trois situations narratives qui définissent le sujet comme témoin et structurent son expérience du temps.
Première situation: le récit peut être celui d’événements que le sujet a observés ou auxquels il a participé. Cette posture narrative n’est pas spécifique au récit contemporain: tous les romans narrés à la première personne du singulier, entre autres, adoptent cette position. Toutefois, comme le montre l’incipit des trois sections composant La hache et le violon d’Alain Fleischer, où la valeur testimoniale du récit est affirmée dès la première phrase, s’afficher comme témoin d’un événement supplante l’événement lui-même. Que l’énonciation prenne le parti d’une narration subjective, comme chez Fleischer, ou qu’elle penche davantage du côté d’une omniscience d’inspiration réaliste, comme chez Jean Echenoz, la mise en récit est nécessaire en raison de la position du témoin occupée par le sujet énonciateur. La focalisation est ainsi déplacée de l’histoire racontée vers celui qui la raconte.
La hache et le violon est divisé en trois sections qui reprennent, à quelques détails près, notamment en ce qui concerne le moment de l’énonciation, le récit du début de la fin du monde, une fin qui n’en finit pas de finir. De 1933 à 1944 puis à 2042, les circonstances de cette fin du monde sont similaires, concordances qu’est à même de constater le narrateur, témoin en apparence immortel de ces trois «débuts de la fin». Les deux phrases qui ouvrent chacune des sections du roman indiquent de façon explicite que la voix narrative raconte une histoire qu’elle connaît puisqu’elle en a été le témoin: «Par hasard, la fin du monde a commencé sous ma fenêtre. Il fallait que cela commençât quelque part: il se trouve simplement que je suis bien placé pour parler de ce début.» (HV, 13, 263, 339) Penché à sa fenêtre, l’énonciateur a une vue surplombante sur les choses et un seul geste, une seule parole le ferait passer d’observateur à participant. Plutôt que de relater les événements révélant cette fin du monde, l’énonciateur confirme qu’il possède l’autorité nécessaire pour prendre la parole: il est un spectateur qui se trouve malgré lui au centre de l’histoire tout en la dominant. N’est pourtant témoin que celui qui se met dans cette position, qui prend la parole pour se dire témoin. L’historien François Bédarida l’explique éloquemment: «un témoin, acteur ou spectateur, rapporte ce qu’il a vu ou entendu d’un événement ou d’une action. […] Le témoignage n’est donc pas la perception même: c’est un récit, une narration impliquant un processus de transfert du témoin à celui qui reçoit le témoignage.» Le témoin produit donc de la mémoire en organisant l’événement vu en un récit à adresser et transmettre. En constatant être «bien placé pour parler de ce début», l’énonciateur de La hache et le violon promeut la dimension discursive, voire interlocutive au fondement du témoignage et, par extension, du récit.
Le sien se termine d’ailleurs par la reproduction d’un discours du sage Chamansky, interlocuteur privilégié de l’énonciateur, qui donne aux destinataires potentiels de son message et de son présent le loisir de les interpréter:
tel est l’enseignement auquel aura conduit cette expérience unique, dont pourtant nous n’attendrons pas le résultat, nous qui sommes dans le laboratoire face à l’évidence de ce que nous avons expérimenté […]. Car voici ce que j’ai à vous dire, que vous n’allez entendre que pour aussitôt l’oublier et le transmettre à votre insu […]. Ce qui constitue encore pour quelques heures la réalité que nous connaissons, que nous vivons en ce moment même et d’où je vous parle, […] ne subsistera plus qu’en dépôt, ou plus exactement en réserve, dans l’imagination de quelques artistes et écrivains […]. [L]’Histoire trouve sa matière et ses commentaires dans ce qui nous apparaît comme des fictions. (HV, 256-257)
Vérité et fiction, témoignage et récit sont une seule et même chose qui prend sa source dans l’expérience pour terminer sa course dans l’oreil...