CHAPITRE 1
L’intime en trompe-l’œil
Les photos d’Alix, Jean Eustache (1980)
Frédérique Berthet
Les photos d’Alix est un petit bijou mis en scène par Jean Eustache le 5 juillet 1980 et qui joue, selon la polysémie du titre lui-même, sur plusieurs registres de sens. À qui appartiennent les photographies en question, qui permettent-elles de reconnaître, que nous montrent-elles et qui les a donc prises? S’agit-il des clichés noir et blanc dont la photographe Alix Cléo Roubaud est l’auteure? La présentation visuelle et commentée de 20 d’entre eux, qui fait l’argument et la matérialité de ce court métrage de 19 minutes en 35 mm couleur, le laisse croire d’emblée. Mais il pourrait tout aussi bien s’agir – en double fond ou en trompe-l’œil – de la photo& du film lui-même. La jeune femme en est le personnage central, voire «l’héroïne», elle qui accueille le tournage à domicile. Chez elle. Dans son intimité.
Jean Eustache capte par plans fixes l’ovale du visage, les mains d’oiseau et la voix à la géographie buissonnière d’Alix. Une Alix à laquelle le relie intimement la présence à l’image de son propre fils, Boris Eustache – toujours filmé au côté (droit) de la photographe et chargé de la maïeutique de son art («Qui est ce personnage?», «C’est où?», «Qu’est-ce que c’est?», demande-t-il d’une photo& à l’autre) –, et l’acte même de création: la fabrique des images par la prise de vue, la lecture rétrospective (par le montage au cinéma, par le tirage en photographie) de ce qui a été un jour mis en boîte. Dans le salon d’Alix, la fixité de la caméra redouble même l’art de la photographe, elle qui a dû s’arrêter dans la course des jours pour saisir une idée, accompagner un désir, mettre en scène son quotidien, stabiliser son pas, ses bras, ses yeux avant d’appuyer sur le déclencheur: «J’étais en posture embarrassante avec un ami, j’allume une cigarette et il me dit “Tu allumes une cigarette en ce moment, dans ces circonstances, comme les putes d’Amsterdam?” Alors j’ai dit “Oui.” et “Non seulement je peux fumer une cigarette, mais je peux prendre une photographie.” Alors j’ai pris cette photographie.» La photo& commentée (photo& 6) s’appelle Vertigo – vertiges de l’amour – en référence au film d’Alfred Hitchcock (1958) vu l’après-midi même de la prise. On y distingue un intérieur habité (des sandales à talons pas si loin d’un lit, de quoi boire sur une table, une chaise en attente) mais nul personnage et, partant, pas de scène de sexe (d’«embarras») flagrante. Les commentaires d’Alix sont résolument malicieux et plus encore: Les photos d’Alix est un film-boîte à malices.
Vertigo a été prise dans la pièce qui sert de décor au film – 64, rue Vieille-du-Temple à Paris. Le mobilier a été quelque peu déplacé pour les besoins du tournage, du cadrage. Cette information documentaire se reconstitue hors de l’écran; elle n’est pas livrée dans Les photos d’Alix. Le film joue en effet subtilement d’une intimité en trompe-l’œil: il se donne à voir de prime abord comme le portrait d’une photographe que le fils du cinéaste peut tutoyer, d’une jeune femme mettant en scène sa vie intime dans des clichés d’apparence anodine (dont le lit constitue le point de vue ou le point de mire de prédilection), tout en introduisant au cœur de la narration un élément de perturbation – un jeu de confusion de la perception fondé sur la disjonction du vu et de l’entendu, un principe de montage de photographie utilisé par Hollis Frampton dans (nostalgia), son film expérimental de 1971. Ce jeu est introduit d’abord discrètement puis étalé sans fard quand les mots d’Alix ne correspondent franchement plus à la photo, pourtant montrée plein cadre, qu’elle pointe du doigt. À suivre cette piste, faite de séduction visuelle et de tromperie sur les moyens employés pour obtenir l’illusion, arrive une heure («minuit», l’heure, selon Gilles Deleuze, où la question «Qu’est-ce que le cinéma?» devient «Qu’est-ce la philosophie?») où Les photos d’Alix pourrait être vu comme analogon d’un échange entendu dans le film. Lorsque Boris demande, photo& 11, si c’est elle, «là», Alix répond promptement: «Ah! Il ne faut pas poser des questions comme ça!» Alors peut-être devrais-je moi aussi – et vous avec moi – poser autrement la question de l’intimité transmise par le film: plutôt que d’y voir une proposition mobilisant spatialement le dedans et le dehors, le je et le tu, saisir l’invite à un va-et-vient temporel, et y voir un peu d’huile pour mieux faire coulisser la diachronie passé-présent-futur.
Un air de famille – le partage des rôles
Dernier film de Jean Eustache, première présentation au grand public du travail d’une Alix Cléo Roubaud alors méconnue, Les photos d’Alix marque une étape singulière dans la trajectoire de chacun de ces deux auteurs. Portrait d’une photographe pratiquant l’autoportrait, court métrage bénéficiant d’une projection grand écran en continu pendant trois mois dans la programmation récente d’une grande institution patrimoniale, le film est tout autant à mes yeux – c’est-à-dire aussi vraisemblablement que le permet le documentaire, dont le ressort théorique et pratique fondamental est bien «le faux-semblant» – un autoportrait en miroir du cinéaste et de son modèle: un support réfléchissant le lien intime (amants, amis, créateurs) entre celui qui fabrique le film et celle qui en est, à plus d’un titre, le motif.
Face («champ»): Alix commente les photos que Boris fait défiler une à une sur la table de bois devant eux. Pile («contrechamp»): la photo& en question apparaît en grand, avec ses bords légèrement recourbés par le temps, et soulage l’attente suscitée par le commentaire. Parfois, au jeu du «pile ou face», le contrechamp devient en fait le champ. Et vice versa. De cette façon, là aussi, ça tourne: Vertigo encore. Car rien n’est vraiment arithmétique, mécanique, dans ce film placé pourtant sous l’influence oulipienne des contraintes créatrices. La photo& montrée presque plein cadre n’a donc pas la fonction ponctuelle de l’insert. Elle ne ponctue pas un discours, elle discourt. Elle occupe ainsi quasiment tout l’écran, mais laisse de l’air dans le cadre pour une autre histoire: on aperçoit sur la table le passe-partout des photos suivantes qui dépasse, aiguisant la curiosité du spectateur pour ce qui reste à découvrir, à discourir, tout en laissant l’imagination vagabonder sur les usages quotidiens de cette table, d’autant que ce meuble est autant un accessoire du film d’Eustache qu’un élément des décors photographiés par Alix et que l’on entrevoit à trois reprises (photos 6, 13, 17). Les doigts de Boris ou d’Alix naviguent habilement sur la photo& plein cadre, la rythment, et masquent aussi, par intermittence, ce qui est placé sous nos yeux: là, tel détail est isolé; ici, le rectangle est partagé d’une inflexion précise de la main; là encore, une paume effleure la surface d’une caresse experte: les mains soutiennent la parole, certes, mais puisque le dit fait parfois hiatus avec le montré, c’est bien du pur corps en mouvement, de la chorégraphie par fragments, que Jean Eustache finit par filmer. Morceaux de chairs, fermeté des postures: «fringale», dirait Miquel Barceló; «désir masculin», analyserait Serge Daney.
Cette alternance des deux axes de vue (pile et face) avec de légers faux-raccords distille une bizarrerie qui soulève des questions – sans qu’on n’y prenne franchement garde au départ – sur les conditions de production des images, sur le modus operandi du tournage. Tantôt (face), Alix et Boris étaient libres de leurs gestes et de leurs dialogues, caméra et perche-son face à eux, de l’autre côté de la table. Tantôt (pile), ils étaient au contraire encombrés par le matériel suspendu au-dessus de leurs épaules, entre leurs deux têtes – quel inconfort, quelle restriction des corps! Mais alors quoi? Alix et Boris ont-ils joué deux fois leur dialogue? Un pour chaque axe de caméra? Avaient-ils donc un texte écrit, comme les acteurs de La maman et la putain (1973), à répéter à l’envi? D’où le prénom de «Martin» donné à Boris dans les documents de production? Ou ont-ils «simplement» joué leurs propres doublures? Dans ce cas, ils auraient re-positionné leurs doigts sans parler quand la caméra était au-dessus d’eux et la perche n’aurait enregistré le son que dans l’axe des visages (face), l’autre (pile) étant systématiquement filmé en muet. Quelle que soit la combinaison technique choisie (et d’autres étaient encore possibles), ce double axe de prise de vue (pile/face) implique la participation active d’Alix et de Boris dans les moyens employés par Jean pour créer l’illusion – à commencer par l’illusion de la continuité narrative et de la synchronie image/son.
Jean Eustache applique de fait au cinéma, et à ce film en particulier, le principe de réalité qu’Alix prête à la photographie, employant le terme «réel» pour dire «réalité»: «C’est une photographie et pas le réel, et encore moins que le réel, et beaucoup plus loin que le réel», explique-t-elle devant la photo& 11, un lit vide bien bordé et nimbé de deux faisceaux lumineux émanant d’une hypothétique lampe de chevet. Dans ses «notes préparatoires», Alix Cléo Roubaud mentionne ainsi sans détour que le film a pour projet un «déplacement de fiction faits inexistants/vérité» et également un «mensonge […] porté par l’invisible». Dans l’après-coup du tournage, elle invitera aussi explicitement des étudiants à s’interroger sur le statut des «phrases qui sortent de [sa] bouche» selon qu’ils croient que Boris et elle sont des comédiens qui jouent un texte ou, au contraire, qu’ils pensent qu’elle s’«appelle Alix» et «ne joue pas».
Le cadre à deux têtes choisi pour Les photos ...