Introduction
En avril 1985, alors que je terminais un diplôme de langue indienne à l’Université de Mumbai, mon professeur de l’époque, encore tout jeune, m’invita à son mariage à Delhi. Lors de l’une des célébrations, qui réunissait les familles du marié, de la mariée et les amis des deux clans, un groupe d’hommes habillés en femme, parlant fort, tapant des mains d’une façon particulière et semblant invectiver les personnes présentes se sont manifestés. Tandis qu’ils se rapprochaient du couple pour lequel la cérémonie était organisée, leur ton se faisait plus violent et revendicateur. Le père du marié s’avança vers eux et leur remit une liasse de roupies. Les intrus – car c’est ainsi que je les voyais – se calmèrent, s’approchèrent du couple, et la personne qui me semblait être l’aînée du groupe, la liasse de billets dans sa main droite, fit avec cette même main des gestes au-dessus de la tête de la mariée et du marié, ce que j’interprétai comme un genre de bénédiction. Ils quittèrent par la suite les lieux aussi rapidement qu’ils étaient arrivés. Ce fut mon premier contact, il y a plus de trente ans, avec des hijras.
Les hijras de la région de Delhi font toujours une apparition durant les cérémonies de mariage ou dans les jours suivant une naissance. Elles auraient le pouvoir de bénir le couple nouvellement marié ou l’enfant qui vient de voir le jour. Cette bénédiction se monnaie; la famille doit rétribuer le groupe hijra de façon acceptable et, généralement, une négociation complexe s’engage pour déterminer le montant qui convient. Si les deux parties ne peuvent trouver un terrain d’entente et que les membres du groupe hijra ne sont pas satisfaits – ce qui est rarement le cas –, la bénédiction se transforme en mauvais sort: le premier enfant mâle issu de cette union, ou bien le nouveau-né faisant l’objet de la négociation, deviendra lui-même hijra. Nul ne souhaite à ses enfants un tel avenir.
Au fil des années, ma carrière universitaire m’a amené à effectuer plusieurs recherches de terrain en territoire sud-asiatique, essentiellement sur les communautés monastiques/ascétiques hindoues et sur les réseaux de pèlerinage dans divers endroits en Inde. Ici et là, je remarquais des membres de cette communauté hijra. Dans des lieux de pèlerinage, bien entendu, mais également dans les trains ou bien à des carrefours routiers, ces communautés sollicitaient de petites sommes d’argent en échange de bénédictions. Ma curiosité envers elles augmentait d’année en année. Qui donc étaient ces gens, sensiblement ostracisés et marginalisés, mais simultanément enveloppés d’une certaine aura qui, dans l’imaginaire indien, leur donnait une ascendance, un pouvoir certain sur ceux qui n’appartenaient pas à leur groupe? C’est ainsi qu’en 2013, je décidai d’entreprendre une recherche sur les hijras au Maharashtra.
Les hijras
Plusieurs des participantes à ce projet nous ont expliqué que le mot «hijra» provient du mot arabe «هجرة» (hiǧra; hégire), terme qui désigne l’exil de Mohammed de La Mecque vers Médine en 622, moment représentant l’an zéro du calendrier musulman. Alors que, pour Mohammed, l’hégire marque le début d’un déplacement géographique, pour les hijras, ce même terme ferait référence à un déplacement d’un tout autre genre: d’un statut d’homme à celui de femme. On l’associe également à d’anciens concepts sanskrits, présents dans les Veda, les Śāstra, les grandes épopées tels le Rāmāyaṇa et le Mahābhārata. Pensons, entre autres, aux concepts de klība, de śanda, de napuṃsaka ou tritīyāprakṛti), ou bien à certains personnages divins comme Ardhanārīśvara – Śiva sous sa forme androgyne, tel qu’il est représenté dans l’une des grottes de l’île Elephanta, près de Mumbai. Plusieurs hijras affirment que lorsque Rāma quitta le royaume d’Ayodhya pour ses quatorze années d’exil, il dit aux gens de la ville qui le suivaient sur la route: «Que tous les hommes et toutes les femmes retournent à Ayodhya.» Hommes et femmes obéirent, seules demeurèrent près de lui les hijras, celles qui n’étaient ni hommes ni femmes. Amara Das Wilhelm, dans son livre intitulé Tritiya-Prakriti: People of the Third Sex, rapporte – sans trop de distance critique – plusieurs de ces histoires mythologiques telles qu’elles se déploient dans les textes sanskrits. Mais ces histoires anciennes représentent des catégories de genre très différentes de ce qui pourrait convenablement correspondre aux hijras actuelles.
Lawrence Preston souligne qu’au début du xviiie siècle, plusieurs officiers de la Compagnie britannique des Indes orientales connaissaient l’existence d’une communauté appelée «hijra» ou «hijda» en Inde occidentale, communauté d’«eunuques» qui avait acquis des droits héréditaires sur les revenus de l’Empire marathe. Graduellement, les Britanniques ont conquis ce territoire marathe, les droits des hijras ont été abolis et celles-ci auraient été contraintes à la mendicité, à la prostitution et à d’autres «basses» fonctions pour assurer leur survie. Le Criminal Tribes Act de 1871 a par la suite criminalisé le statut d’«eunuque», associant ces gens à d’autres castes de Thugs ou de malfaiteurs. Étaient alors considérés comme «eunuques» tant les hommes qui se travestissaient en femme que ceux qui, à la suite d’un examen médical, «apparaissaient impotents» (Reddy, 2005, p. 26). Cette description convoque autant le physiologique – le fait de ne pouvoir se reproduire – que la performance de genre. L’Inde a aboli ce Criminal Tribes Act en 1952. Les hijras étaient alors déjà fort marginalisées et ostracisées. En avril 2014, la Cour suprême de l’Inde a reconnu légalement l’existence d’un «troisième genre» qui inclut à la fois les hijras et d’autres identités LGBTQ. Mais comme l’indique Cohen (1995, p. 277), «tous les troisièmes ne sont pas semblables» (all thirdness is not alike).
Reddy (2005) décrit la sexualité normative en Inde traditionnelle comme fondée sur la binarité pénétré/pénétrant. La femme serait ici pénétrée et l’homme, pénétrant. Alors qu’aucune mobilité n’est offerte à la femme dans ce modèle, l’homme peut assumer les deux rôles. Un homme pénétré irait cependant contre sa propre nature et serait qualifié de koṭi. Cette appellation regrouperait plusieurs identités de genre ou d’orientation sexuelle non normative traditionnelles qu’explique sommairement Reddy. «Hijra», tout comme les jogta/jogtī, constitue une catégorie traditionnelle regroupant des individus qui on...