PREMIÈRE PARTIE
LA FORMATION
UNIVERSITAIRE
CHAPITRE 1
Aborder le réel en tant que
(futur) scientifique
Qu’est-ce que l’université et ses professeurs attendent des étudiants, indépendamment du contenu particulier d’un cours, en matière de raisonnement propre à l’approche scientifique? Cette question sur les fondements de la science, que l’on nomme épistémologie, consiste à établir les points communs de pratiques aussi différentes que celles d’un médecin, d’un anthropologue ou d’un géographe. Nous allons voir qu’il existe en effet une manière «scientifique» d’appréhender le réel, de se poser des questions et de comprendre notre monde. Angers (2006) a décrit certaines de ces dispositions mentales, et nous nous en inspirons pour présenter les «aptitudes épistémologiques» nécessaires à une démarche valide dans le monde universitaire.
L’acquisition de ces aptitudes sera utile à tous les niveaux d’étude, quels qu’ils soient, et même au-delà, au cours de la vie professionnelle. Nous aborderons un peu plus loin les caractéristiques et les particularités des domaines artistique et littéraire.
Les sept aptitudes épistémologiques
La rigueur
Ce premier point insiste sur le fait que les résultats d’une recherche ne sont valables qu’à force de vérifications et de contre-vérifications. Cela est vrai à toutes les étapes d’une démarche scientifique, depuis le choix d’un sujet de recherche jusqu’à la présentation finale des travaux: l’étudiant doit sans cesse argumenter ce qu’il avance. Il évite ainsi les spéculations, c’est-à-dire les idées ne reposant sur rien d’autre que sur des impressions, des préjugés ou des émotions. Être rigoureux signifie également qu’il faut bien relire et soigner ses travaux.
L’humilité
L’idée de l’humilité est en lien direct avec celle de la rigueur. Le scientifique – étudiant ou érudit – doit rester humble face à ses travaux et à ses productions. En science, il est rare d’affirmer une vérité. On soumet plutôt une idée, on propose une conclusion, «jusqu’à preuve du contraire».
La recherche d’objectivité
Devant un problème, on s’efforce de rester dans une certaine zone de «neutralité», autrement dit d’oublier ses a priori. Pour reprendre les termes du sociologue Wallerstein, il s’agit de «se dégager de ses préventions [… de] se défaire des pressions intériorisées de son propre milieu, car celles-ci en influençant notre perception et conception du monde “déforment” notre vision, la rendent moins précise ou moins vraie» (1971: 42). Ce positionnement s’avère souvent indispensable dans les travaux universitaires, où il faut éviter les prises de position, les idées reçues et autres raisonnements partiaux ou engagés.
Au sens strict, le concept d’objectivité est le contraire de celui de subjectivité. La subjectivité, rappelons-le, est ce qui fait de nous des sujets, des individus avec nos particularités et nos différentes manières d’appréhender le monde. De nombreux chercheurs estiment que l’objectivité absolue représente une sorte de «Saint Graal», difficile — certains diront impossible — à atteindre pour les individus subjectifs que nous sommes. En sciences humaines, cela serait d’autant plus vrai que l’être humain et sa complexité sont au cœur des études.
Cela dit, certains remettent également en cause l’objectivité des chercheurs en sciences naturelles. C’est par exemple le cas du sociologue Bruno Latour (Latour et Woolgart: 1979; Latour: 2006) connu pour ses recherches controversées sur la vie de laboratoire. L’auteur soutient que les faits scientifiques sont des «constructions sociales», et qu’on peut considérer un bon nombre de chercheurs comme des «écrivains» subjectifs qui publient pour «convaincre» leur public (donc à des fins s’éloignant de la neutralité). L’objectivité, donc, ne peut être considérée comme un «allant de soi».
La réflexivité
La question de la réflexivité est naturellement liée à l’objectivité. Il s’agit pour le scientifique d’effectuer un retour sur soi, de mettre en question sa condition de chercheur. Cette réflexion lui permet de tenir compte de ses caractéristiques subjectives au lieu d’essayer de les mettre de côté. Autrement dit, il fait le raisonnement suivant: «Puisque je sais que, de toute façon, ma subjectivité fait partie de moi, je me dois d’en être conscient et de travailler avec ce critère en tête.»
Au début d’un travail scientifique, quel qu’il soit, il faut se demander: Pourquoi a priori suis-je porté à penser de cette façon-là? Qu’est-ce qui, dans mon histoire personnelle, dans ma formation, mon milieu, mon environnement, me fait voir la réalité de cette façon, me pousse dans cette direction plutôt que dans une autre?
La connaissance de soi éclaire ainsi le monde qui nous entoure et le rend un peu plus compréhensible.
Le sens de l’abstraction
Avoir une pensée abstraite permet de s’éloigner des aspects concrets de son environnement, des pratiques ponctuelles ou des caractéristiques physiques pour créer des catégories intellectuelles plus générales. Cette capacité de prendre du recul permet de répertorier, de comparer et de classer des éléments et de mieux les appréhender. C’est de cette manière que sont créés les concepts, qui englobent plusieurs objets concrets.
L’ouverture d’esprit et la curiosité
Sans curiosité, sans désir de comprendre ce qui constitue le monde, aucune découverte scientifique n’est possible. Certaines des grandes découvertes ont d’ailleurs eu lieu par hasard; un esprit curieux est toujours à la base de la réussite en sciences. Pour ce faire, on doit pouvoir sortir de sa fameuse «zone de confort», mettre en doute ses préjugés, ses convictions les plus profondes. Faire de la science, faire des études universitaires, c’est pouvoir se questionner sans cesse et surtout pouvoir affronter (quasiment) n’importe quel problème et en accepter les solutions, même si ce ne sont pas celles que l’on avait envisagées.
L’ imagination et la créativité
Beaucoup des plus grands penseurs ont aussi été de grands poètes et de grands artistes: citons Einstein, physicien et violoniste hors pair, Caroline Herschel, première astronome allemande et chanteuse soprano reconnue, ou encore Isaac Asimov, professeur de biochimie et écrivain, pour ne nommer que ceux-là. Le souhait de devenir un mathématicien, par exemple, ne doit pas empêcher d’imaginer un monde différent de ce qui est connu. Sans oublier les principes de rigueur et d’humilité, il faut rester ouvert: si une idée paraît saugrenue, c’est peut-être qu’elle est innovatrice, et qu’elle mériterait de s’y attarder.
Les particularités de la recherche en Arts et Lettres
Il est bien sûr important de rappeler que l’université ne s’arrête pas aux disciplines scientifiques. Au sein des premières «écoles du haut Moyen Âge», les arts et la littérature, notamment la musique, occupaient déjà des places de choix. Ces disciplines faisaient partie intégrante des matières «constituant la culture savante, la forme la plus haute de savoir intellectuel à laquelle pouvait prétendre un homme libre» (Charle, 2007). En définitive, quasiment toutes les aptitudes scientifiques mentionnées plus haut s’appliquent dans ces domaines: la rigueur, la réflexivité, le sens de l’abstraction, entre autres qualités. En revanche, une différence évidente concerne l’idéal d’objectivité. En fait, la subjectivité est de mise dans les disciplines où la création est à l’honneur: on invente selon ses idées, ses préférences, son imaginaire. Toutefois, dans un programme universitaire en histoire de l’art ou en littérature par exemple, il faut analyser les œuvres avec la même rigueur que celle qu’on apporterait à la compréhension de données chimiques ou mathématiques. Pour appuyer le propos, on augmente sa crédibilité en faisant référence à des chercheurs universitaires du domaine, à des textes reconnus. Si le travail demandé porte, par exemple, sur «le thème de l’eau chez les écrivains français du XVIIIe siècle», il faut, pour être pertinent, se tourner vers les spécialistes de la question.
Enfin, il faut pouvoir faire la distinction entre les œuvres qui sont analysées ou critiquées – qu’elles soient un roman, une peinture, une sculpture, une émission télévisuelle, des échanges épistolaires de différentes époques, etc. – et les ouvrages qui servent à l’analyse et à la critique de ces dernières. Ceux-là doivent être scientifiques.
On ne peut définir les livres de l’auteur français Guy de Maupassant comme des ouvrages scientifiques. Maupassant n’était pas un chercheur d’université, aucun de ses livres ne contient de bibliographie et ils n’ont pas été publiés à la suite d’une approbation par un comité de lecture. Ce sont des romans, classiques, célèbres, mais des romans. Par contre, si on fait une recherche avec les mots-clés «Guy de Maupassant» sur une plateforme documentaire internationale telle qu’Erudit.org, on y trouvera plus de 1500 sources scientifiques de critiques et d’analyses de ses œuvres. Par exemple, une étudiante de l’Université Laval a fait paraître en 2010 une thèse de doctorat sur l’esthétique de la violence dans les œuvres de Maupassant (Simard, 2010).
Exercice 1. Les aptitudes épistémologiques
Pour chaque mise en situation universitaire, choisissez une aptitude particulière à mettre en pratique pour réussir l’exercice proposé.
Argumentez votre réponse.
- Dans un cours en psychologie, votre enseignant vous propose de regar- der et de résumer un documentaire portant sur la vie d’un pédophile récidiviste.
Aptitude choisie:
Argument:
- Dans le cadre de vos études en soins infirmiers, vous êtes amené à faire la toilette d’un sans-abri récalcitrant au cours d’un stage ambulatoire.
Aptitude choisie:
Argument:
- En sociologie, on vous demande de mener un entretien avec une étudiante ou un étudiant de votre classe, de manière à mieux comprendre son parcours scolaire.
Aptitude choisie:
Argument:
Corrigés à l’Annexe I.
Exercice 2. Les sources scientifiques
Trouvez trois sources scientifiques permettant d’analyser la couleur dans l’œuvre du peintre Kandinsky.
Corrigés à l’Annexe I.
CHAPITRE 2
Distinguer les différents types de sciences
Étudier à l’université, cela veut dire choisir un programme et se spécialiser dans un domaine plutôt que dans un autre. Certains ont fait ce choix il y a longtemps; d’autres hésitent encore, les différences entre les formations offertes n’étant pas toujours évidentes. Mais, au fait, comment une université est-elle organisée? De quelles sciences parlons-nous exactement? D’autant plus qu’il existe des préjugés tenaces sur plusieurs d’entre elles. Revenons sur les termes employés, à tort, de sciences «dures» et «molles» et sur les préjugés selon lesquels certaines d’entre elles, comme la sociologie, seraient moins scientifiques que d’autres.
La science, un objet fédéré
Durant la période médiévale, ce qu’on appelle la science est «une», philosophique, souvent théocentriste, c’est-à-dire centrée sur la religion. Le savant, parfois nommé alchimiste, évolue en chercheur «polyvalent et pluridisciplinaire» (Bryon-Portet, 2010). Les frontières entre les disciplines scientifiques n’existent pas ou sont très floues: Pythagore parsème ses mathématiques de réflexions mystiques, et la politique grecque fait constamment référence aux oracles. Au XIIIe siècle, en Europe, naissent les premières universités. Elles proposent en général trois programmes: la médecine, les humanités (surtout le droit) et la théologie (Laporte, 2003). Cette dernière, fondamentale, est la descendante des «Arts libéraux» chrétiens, et contient des matières aussi variées que la grammaire, la rhétorique, la logique, l’arithmétique, la musique, l’astronomie et la géométrie (Charle, 2007). À la Renaissance, la distinction entre science et religion se fait plus franche. Le scientifique reste un «touche à tout», physicien, dessinateur, mathématicien: Léonard de Vinci reste le meilleur exemple de la multidisciplinarité de l’époque. Il faut attendre le renouvellement des sciences et la révolution scientifique, entre 1500 et 1800, pour qu’apparaissent les «vraies» sciences pensées notamment par Descartes, Copernic ou encore Galilée (Gingras, 2018). À la même époque, on commence à distinguer les sciences «exactes» des sciences «humaines».
L’alchimie — dont on oublie trop souvent qu’elle ne se réduit pas à une préchimie manipulant les métaux et les minerais, mais représente une véritable philosophie, postulant l’unité de la matière et la perfectibilité de celle-ci par une série de processus mystico-techniques — occupe […] une place privilégiée dans cette tentative de réunification des savoirs. Ars Magna et art total, elle lutte contre la tendance naissante à la fragmentation et à la spécialisation. Contre le dualisme platonicien, elle marie les opposés (coincidencia oppositorum) et travaille à l’accomplissement des «noces chymiques du ciel et de la terre», selon l’expression consacrée par le corpus, c’est-à-dire les noces de l’esprit et du corps, des sciences et des arts. Des œuvres telles qu’Atalante fugitive, née sous la plume de l’alchimiste allemand Michel Maïer, sont de véritables hommages à la pensée totale: musique, peinture, poésie, philosophie et sciences naturelles s’y combinent sous une forme ésotérique, chaque chapitre étant composé d’une fugue, de quelques vers, d’une représentation métaphorique, puis d’un commentaire censé expliquer, ou plutôt interpréter, les signes sibyllins qui précèdent. Unique dans l’histoire des sciences exactes et des sciences humaines, l’alchimie propose une transcendance immanen...