Tierno Monénembo
ou l’art du récit adressé
Anthony Mangeon
À Bernard Mouralis
Riche de douze récits, l’œuvre romanesque de Tierno Monénembo présente, par-delà ses divers sujets, une forte cohérence qui tient d’abord à certaines récurrences thématiques et narratives. De nombreux critiques ont par exemple souligné l’importance de l’histoire, des Écailles du ciel au Terroriste noir, en passant par le diptyque Peuls et Le Roi de Kahel; d’autres ont davantage mis en relief le goût des mythes et des légendes, le rôle des objets ou la place des villes et des bars; d’autres enfin ont exploré la part autofictionnelle, voire autobiographique, de ses récits. Mais à l’exception de quelques remarques ponctuelles, on a jusque-là assez peu étudié ce choix narratif singulier qui, dans six romans de l’auteur (Un rêve utile, Pelourinho, Peuls, Le Terroriste noir, Les Coqs cubains chantent à minuit, Bled), donne à entendre l’acte narratif comme une parole adressée à un interlocuteur présent ou absent. Cette technique narrative, qu’on qualifiera de «récit adressé», entretient évidemment un lien étroit avec le «récit oralisé» ou le «roman parlant» que Jérôme Meizoz définit comme la simulation d’un «bouche-à-oreille familier et spontané», avec la «fictive mise en présence de deux interlocuteurs». Mais en dépit de certains traits communs, «typiques de l’oral», comme le recours à certaines tournures du «français ordinaire et/ou non conventionnel», il convient de maintenir aussi une importante distinction entre «récit adressé» et «récit oralisé», dans la mesure où tous deux manifestent assez différemment la «familiarité» de leur «bouche-à-oreille». Si le roman parlant donne en effet à «entendre l’acte narratif comme une parole et non comme un écrit», privilégiant ainsi un niveau souvent familier voire argotique de la langue, le «récit adressé» se soucie davantage d’incarner (sinon d’instaurer) une connivence d’ordre convivial, voire familial, entre le narrateur et son destinataire, et sur ce mode, qui peut s’apparenter aussi à la relation épistolaire, l’acte narratif rejoint plus volontiers la facture d’un écrit qu’il ne se cantonne dans la simple illusion de l’oralité. En somme, le «récit adressé» est tout autant le moyen de manifester divers liens entre narrateurs et narrataires que l’occasion d’établir des parentés significatives entre certains romans de Monénembo. Bernard Mouralis a ainsi pu souligner que l’auteur guinéen avait, «à partir de Peuls», inventé «une nouvelle catégorie» narratologique «que n’avait pas prévue Genette: le narrateur parent-à-plaisanteries!», tandis que Steeve Renombo a quant à lui constaté que «chez Monénembo, c’est toujours aux “cousins” que revient l’initiative énonciative». Le présent essai s’inscrit donc dans la continuité de ces remarques fondatrices, tout en visant à restituer dans leur complexité les modalités et les effets variables du «récit adressé» dans l’œuvre du romancier.
On rappellera tout d’abord que l’écrivain guinéen a, par le choix de son pseudonyme, inscrit d’emblée ses entreprises narratives dans un régime de filiation patrilinéaire. Ce dernier se manifeste également dès les premières dédicaces: le roman inaugural, Les Crapauds-Brousse (1979), est ainsi offert «à la mémoire de Caro, l’enfant tourmenté que fut mon père. À Néné Mbo, ma grand-mère chérie. À la Guinée, la petite terre qui m’a donné le jour… et la nuit», tandis que le second, Les Écailles du ciel (1986), réitère le geste filial tout en marquant le passage inéluctable du temps («À la mémoire de Néné Mbo. Pour Baldé El Hadj»). Le troisième roman, Un rêve utile (1991), est tout ensemble dédié à la mémoire d’un écrivain belge, Conrad Detrez (1937-1985), et à celle d’un Antillais, «Christian Yves Pasbeau, douloureux frangin de Marie Galante», puis à une liste de vingt-quatre comparses qui forment «toute l’africanaille lyonnaise», et derechef, enfin, à «Caro». Avec Un Attiéké pour Elgass (1993), on découvre d’autres dédicataires, «compagnons de village et de route» dont l’écrivain guinéen Williams Sassine (1944-1997). Pelourinho (1995) est ensuite dédié – en portugais – au photographe et ethnologue français Pierre Verger (1902-1996) ainsi qu’à la population de Bahia («Para gente de Bahia»); Cinéma (1997) s’adresse quant à lui «à la mémoire de mon frère Ibrahima, d’Alhassane Diomandé Diallo et Thierno Oumar Homino, trois petits mamounais, pur sucre, pur taro, victimes parmi d’autres des inepties de l’Afrique du siècle»; mais le récit suivant, L’Aîné des orphelins (2000), roman d’un enfant-soldat pris dans la tourmente du génocide rwandais, s’abstient quant à lui de toute dédicace, comme pour mieux marquer la rupture anthropologique de tout lien – filial, familial, tribal ou amical – qui intervient au cœur de cette catastrophe… Avec Peuls (2004), on retrouve cependant plusieurs dédicataires: «Pour Mangoné Niang. À la mémoire de Siradou Diallo, de Hampâté Bâ, de William Sassine, de Oncle Macka, de Abou “Pop’lation” Camara. Pour ces idiots de sérères»; Le Roi de Kahel (2008) est ensuite dédié à «Jean-Louis Langeron» (qui figurait déjà dans «l’africanaille» dédicataire d’Un rêve utile) ainsi qu’à la mémoire d’Alpha Ibrahima Sow et Saïdou Kane; Le Terroriste noir (2012) s’offre enfin «à la mémoire de Hadja Bintou, ma mère» et de quatre autres femmes puis de sept hommes, dont l’écrivain congolais Bolya Boyinga, avant d’être écrit «Pour les tirailleurs sénégalais, morts ou vifs». Les Coqs cubains chantent à minuit (2015) s’ouvre sur une oraison à trois intellectuels sénégalais, l’anthropologue Mangoné Niang, le cinéaste Samba-Félix N’Diaye (1945-2009), et le dramaturge Omar Ndao (1958-2014), et pour finir au «regretté frère cadet» de l’auteur, Béla Diallo. Quant au dernier roman en date, Bled (2016), il est offert in memoriam à quatre écrivains marocains et algériens, Ahmed Bouanani (1938-2011), Tahar Djaout (1954-1993), Rachid Mimouni (1945-1995) et Malek Alloula (1937-2015), suivi d’une dédicace pour divers amis français, et enfin «pour les Algériens et les Marocains; pour les Marocaines et les Algériennes, surtout».
Ainsi que l’ont récemment noté deux critiques, si Monénembo semble se donner une identité «non réductible à des filiations rigides», «la réunion de dédicaces privées et publiques» confère aussi à ses romans «une dimension à la fois individuelle et collective»; enfin, dans son ensemble, l’œuvre peut sans doute se lire comme un dialogue ininterrompu entre les vivants et les morts, ou bien entre l’Afrique, l’Europe et l’Amérique. Les liens se cumulent ici plutôt qu’ils ne se rompent, et nombreux sont en réalité les passeurs – d’un monde ou d’un continent à l’autre – parmi les dédicataires: Conrad Detrez ou Pierre Verger pour les rapports religieux, esthétiques, culturels entre Afrique de l’Ouest et Nouveau Monde; Williams Sassine, Hampâté Bâ ou Mangoné Niang pour l’exploration des héritages et des identités multiples en Afrique, Jean-Louis Langeron pour les liens métis entre Afrique, Antilles et France.
En alliant constamment les enquêtes – ethnographiques, historiographiques ou même policières – aux résurgences de la mémoire et à la force de l’imaginaire, l’écriture monénembienne participerait ainsi d’une forme de transmission dans laquelle chaque roman s’insérerait comme un maillon.
C’est dans ce cadre général qu’il convient de replacer la prédilection narrative pour le «récit adressé». Ce dernier prend certes des formes différentes: si Peuls met en scène un narrateur hétérodiégétique, à savoir un sérère anonyme s’adressant à un narrataire («petit Peul») au même statut que lui, les cinq autres romans sont en revanche le fruit de narrateurs homodiégétiques s’adressant pour deux d’entre eux aux héros mêmes de l’intrigue (Escritore dans Pelourinho, Tierno Alfredo Diallovogui dans Les Coqs cubains chantent à minuit), et pour les trois autres à des «témoins muets» de l’histoire (Loug, un hétéronyme de la ville de Lyon, dans Un rêve utile; le neveu guinéen et homonyme d’Addi Bâ, tirailleur africain et résistant français exécuté par les Allemands en 1943, dans Le Terroriste noir; Alfred Bamikilé, un Camerounais professeur d’éducation physique et ami du père de la narratrice, Zoubida, dans Bled).
Le récit adressé remplit ainsi plusieurs fonctions: d’abord une double fonction phatique et conative, de mise en scène de la communication littéraire et de ses effets sur le lecteur; ensuite une fonction narrative et épistolaire, qui reconstruit le puzzle de l’histoire pour un protago...