Des musulmanes ouest-africaines au Québec
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Des musulmanes ouest-africaines au Québec

Entre subversion et conformité

  1. 240 pages
  2. French
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Des musulmanes ouest-africaines au Québec

Entre subversion et conformité

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À propos de ce livre

Ce livre explore les diverses facettes de l'islam tel qu'il est vécu, raconté et transformé par des immigrantes ouest-africaines vivant au Québec. Leurs trajectoires migratoires recoupent parfois des trajectoires religieuses, dans un contexte où les savoirs religieux officiels font l'objet d'une appropriation mitigée, et l'islam se trouve dès lors réinventé et reconfiguré.Cet ouvrage présente ainsi des formes d'islamité ancrées dans de nouvelles façons d'être musulman, dans une mondialité de plus en plus déterritorialisée. Les immigrantes ouest-africaines réconcilient donc l'islam "authentique" avec des pratiques considérées comme illicites par l'orthodoxie, par exemple la divination et les rituels magiques. Elles proposent de ce fait de nouvelles constructions féminines du sacré, en marge d'un monde dominé par les hommes, ce qu'expose avec nuance et sensibilité l'autrice dans ce petit livre tout en confidences.

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Informations

INTRODUCTION
Ces musulmanes qu’on ne voit pas…
Ce livre est né d’un silence. Silence de femmes visibles, mais peu connues, peu entendues ou mentionnées. Les femmes musulmanes d’origine ouest-africaine au Québec ne représentent qu’une minorité des immigrants africains qui arrivent chaque année dans la province. Minorités visibles, certes, elles n’en demeurent pas moins invisibles en dépit des débats médiatiques et politisés en cours sur les questions de l’intégration et des accommodements raisonnables, y compris les récents projets de Charte de la laïcité au Québec1. On ne sait trop comment imaginer ces femmes, l’idée de leur vécu ne nous traverse même pas l’esprit. L’attention des chercheurs qui étudient les «communautés culturelles» se focalise sur d’autres groupes plus nombreux, plus mobilisés, tels que les Juifs, les Haïtiens, les Chinois, les Arabes, les Maghrébins et les Sud-Asiatiques. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, avec la place de plus en plus prépondérante de la recherche scientifique et des discours sur les musulmans dans les sociétés occidentales, le silence sur les musulmanes d’Afrique au sud du Sahara se fait pesant.
Les femmes dont traite cet ouvrage proviennent de l’Afrique de l’Ouest, plus précisément de quatre pays francophones et majoritairement musulmans: le Sénégal, le Mali, la Guinée et le Niger. Menée au début dans une communauté religieuse sénégalaise de Montréal, ma recherche ethnographique s’est par la suite étendue à d’autres milieux: j’ai connu ces femmes à partir de leurs réseaux familiaux et sociaux, par le bouche-à-oreille, selon la méthode communément appelée boule-de-neige. Bien que les Ouest-Africains musulmans soient issus d’une grande variété de pays, j’ai fait le choix de me limiter à ces quatre pays pour deux raisons: ces pays sont laïques bien qu’ayant une majorité musulmane (80% de musulmans en Guinée et 95% de musulmans au Sénégal, par exemple), et ces pays partagent l’héritage de la colonisation française.
Ces femmes émigrent au Québec pour rejoindre leurs époux, poursuivre leurs études, ou encore prendre un nouveau départ. Franchir la mer, c’est aussi se choisir de nouveaux repères, car, au-delà du déplacement physique, émigrer signifie souvent opérer d’autres «déplacements» épistémologiques. Elles parlent de déphasage: les marques de leur temporalité ouest-africaine islamique doivent être transposées dans un contexte où certaines expériences rituelles n’ont plus leur place. La migration, en effet, engendre de multiples adaptations. Il n’est donc guère surprenant de constater que la trajectoire migratoire est souvent liée à une trajectoire religieuse. Entrer dans un nouvel espace géographique exige l’abolition de certaines frontières, ainsi que des va-et-vient entre l’espace qu’on a quitté et l’espace d’accueil.
Ces femmes que j’ai choisi d’étudier se situent à l’intersection de trois systèmes exclusifs: en tant que femmes, elles héritent d’une historicité d’exclusion des savoirs légitimes; en tant que Ouest-Africaines, elles vivent la postcolonialité avec ses implications de rejet et de domination d’un savoir sur un autre; finalement, en tant que musulmanes, elles sont sujettes à ce tiraillement contemporain entre savoirs islamiques textuels et savoirs islamiques populaires oraux. Malgré cette triple exclusion, les femmes de ce livre sont apparues comme créatrices de savoir(s) par leurs récits, leurs actes de définition, et leurs adaptations des pratiques religieuses. En prenant la parole, elles produisent des savoirs sur ce qu’est ­l’islam, dans une ère de transnationalisme et de mixité culturelle. Être et se dire femme, musulmane et ouest-­africaine dans une ville nord-américaine, c’est contribuer à la construction de traditions discursives non pas en marge de l’islamité, mais bien au centre de ce que l’islam contemporain se révèle être aujourd’hui.
Ainsi, pour des femmes ouest-africaines aux prises avec une identité musulmane héritée de parents et d’ancêtres, être musulmane à Montréal nécessite une redéfinition de soi. Cette redéfinition, exprimée dans leurs récits, a des résultats parfois inattendus. De l’islam œcuménique, qui incorpore les spiritualités chrétiennes et universalistes, à l’islam ethnique, qui s’efforce d’africaniser les pratiques afin de pallier une nostalgie identitaire, les modalités d’être musulmane sont aussi variées qu’inattendues. L’espace migratoire est en fait un espace de négociation et de rationalisation perpétuelles.
Tout s’amorce dans les pratiques quotidiennes dans lesquelles le corps est mobilisé, trouve sa place dans le temps, l’espace et l’imaginaire montréalais. Une à une, les pratiques sont revisitées, leur applicabilité est sans cesse évaluée. Dans cet effort d’ajustement, le corps devient agent de reproduction sociale, marqueur de frontières identitaires et religieuses, et enfin lieu de résistance et de préservation de l’individualité. Dans le quotidien, le corps est agent d’un savoir religieux, qu’il met en scène, à défaut de le mettre en mots.
Au-delà des observations que je peux faire sur le quotidien de ces femmes, c’est surtout dans leurs récits que j’ai vu émerger toute la dimension discursive de l’islam et de ce qu’il représente pour elles. Les mots révèlent des constructions conceptuelles d’un islam en opposition à un autre islam: l’islam hérité, qui demeure figé dans la culture et la tradition, que l’on oppose à l’islam authentique et «pur», légitimé par les textes et les codes écrits, prônant une libération individuelle et communautaire. Les contradictions entre les vrais et les faux islams qui ressortent des récits sont peut-être le fruit d’efforts inconscients de ces femmes pour donner sens à leur évolution? Mon enquête m’a menée à un constat: l’islam expérientiel, les pratiques divinatoires ou magiques, souvent relégués au syncrétisme, constituent en réalité un lieu privilégié de savoir sur la vie, les rapports sociaux et le rapport au corps.
Subversion ou conformité? Les expressions de savoir religieux chez les femmes ouest-africaines de mon étude peuvent ­osciller entre les deux, comme le montre l’exemple de la communauté mouride de Montréal, où l’aspect féminin du savoir est bien visible. Chez les femmes mourides engagées dans la dahira Mame Diarra Bousso, on découvre une dimension parallèle dans laquelle les femmes évoluent au sein de leur association féminine. Les modes d’organisation et les éléments symboliques auxquels ces femmes accordent de l’importance révèlent un espace féminin différent de l’expérience, des repères et du savoir religieux des hommes. Par repères, on entend également savoirs, car les pratiques et les traditions des femmes mourides s’ancrent dans des connaissances qu’elles mettent en scène. L’étude de cas des Mourides montre qu’au sein d’une organisation religieuse hiérarchique et jalouse de son savoir religieux et officiel, des savoirs parallèles peuvent émerger de leur invisibilité pour s’affirmer.
Cet ouvrage, en décrivant le rapport au savoir islamique des femmes ouest-africaines à Montréal, fait ressortir l’existence d’un «système de savoir» dissimulé derrière des couches de silence. Ce système met en jeu des tensions entre savoirs officiels légitimés et savoirs apocryphes, entre savoir public et savoir privé et enfin entre savoirs sacrés et savoirs profanes. Le savoir islamique textuel semble difficilement accessible à ces femmes et réservé à une élite savante liée à des institutions légitimes. On constate que la textualité est toujours plus valide, plus authentique, que l’oralité: cette légitimation de la textualité est un des legs du colonialisme, qui se fonde sur l’absence de texte du colonisé pour justifier son besoin de textualité, c’est-à-dire de civilisation. Ce biais est encore présent chez les chercheurs, surtout les historiens, pour lesquels les sources textuelles sont trop souvent les seules admissibles. Le Texte constitue la preuve sans laquelle il n’existe rien. L’acte de civiliser implique par conséquent un acte d’écriture. Souvent, on écrit par-dessus, pour effacer le savoir oral qui, après tout, n’est pas fiable. Ce sont les textes ethnologiques coloniaux qui ont produit le savoir sur l’Afrique, sur ce que l’Afrique est. Dans son livre The Invention of Africa (1988), Valentin Mudimbe déclare que
[c]e discours qui témoigne de la connaissance de l’Afrique a été pendant longtemps soit géographique, soit anthropologique, à tout le moins un discours de compétence sur des sociétés inconnues et ne possédant pas leurs propres textes (Mudimbe 1988: 175-176).
Le texte écrit, dont l’absence signifie désormais absence de cons­cience propre, devient l’outil même de domination d’une culture sur une autre. Le savoir concernant l’autre culture – l’Afrique – devient propriété exclusive du texte et de son auteur. Un métarécit est alors institué, qui n’octroie l’authenticité et la légitimité du savoir qu’au texte seul. L’auteur, sujet du savoir, se dit connaisseur de l’indigène. Dans ce métarécit, le vrai, ou l’authenticité épistémologique, n’appartient qu’à la culture qui le produit et conséquemment, qui le possède.
En premier lieu, mon intérêt pour le savoir religieux s’inscrit dans la trame d’efforts récents des études féministes visant à documenter la place que les femmes occupent dans sa production, sa construction, son discours. On peut citer par exemple Kraemer en 1988; Warne en 1998; Schüssler Fiorenza en 1992; ou encore O’Connor en 1989. Ces auteurs se sont particulièrement concentrés sur le rôle des femmes dans la constitution et le développement du savoir dans le christianisme et dans le judaïsme. Plus récemment, quelques études ont porté sur les femmes et le savoir islamique en Turquie (Secor 2002) et les discours sur la piété et la modernité islamique en Égypte et au Liban (Mahmood 2005, Deeb 2006).
En second lieu, mon attention se tourne vers un domaine jusqu’ici peu exploré en islamologie: la spiritualité des musulmanes non originaires de l’Orient ou du monde arabe dans un contexte migratoire. Les études en sociologie de l’immigration ont principalement porté sur les femmes maghrébines et arabes au Canada et en France. Quant à la bibliographie sur les musulmanes en contexte migratoire occidental, elle révèle une concentration thématique sur les populations issues d’une immigration récente et sur les musulmanes «visibles» à cause de leur code vestimentaire, notamment avec le port du hijab2 et du niqab3. Étant donné que peu de femmes d’origine ouest-africaine portent le voile islamique, elles apparaissent plutôt dans des études sur l’intégration et l’identité ethnique. Par ailleurs, force est de constater que les sociologues et les anthropologues qui travaillent sur les populations d’origine ouest-africaine s’intéressent peu au religieux, se concentrant plutôt sur des thèmes comme la participation au marché du travail, les motifs de l’immigration, l’accès à l’éducation, les réseaux sociaux, les rapports intrafamiliaux, la santé, ainsi que les types de familles, par exemple. Ainsi, c’est surtout en ces termes qu’on a étudié les femmes d’origine ouest-africaine, laissant nombre de questions en suspens, notamment celles de leur rapport au religieux, des répercussions de la migration sur la religiosité, du lien entre le transnationalisme et le religieux et du rôle des femmes dans la transmission du religieux. Cet ouvrage constitue un effort de combler un vide notoire dans les études sur l’immigration et les études ethniques au Québec: on n’a jamais étudié les femmes d’origine ouest-africaine en tant qu’actrices sociales dans la société québécoise.
Enfin, ce livre contribue à mieux comprendre les dynamiques socioreligieuses d’un groupe peu connu par la société québécoise et à mettre en lumière son apport dans le contexte actuel de diversité religieuse croissante au Québec et au Canada.
Alors que le 11 septembre 2001 continuait de hanter les esprits, que les débats autour des accommodements raisonnables prenaient toute leur ampleur dans les médias et la société québécoise, ces femmes ouest-africaines poursuivaient leur vie en silence. J’ai donc décidé d’ouvrir une porte, de déblayer ces couches de non-dits, et de m’embarquer dans ce projet d’archéologie. L’enquête ethnographique à la source de ce livre s’est déroulée entre 2008 et 2010 dans la région du Grand Montréal, me menant dans les domiciles de ces femmes, dans plusieurs lieux de culte et d’association. Je me suis immergée dans leurs lieux-mondes, ai participé à certaines activités sociales et me suis entretenue avec elles, dans leur intimité et leur imaginaire. Cette enquête ethnographique, menée avec des entretiens, m’a également permis de recueillir 24 récits de vie relatant l’enfance, le parcours migratoire et le quotidien de ces nouvelles Québécoises.
Le savoir islamique a fait l’objet de discussions, notre bibliographie le montre. Cependant, les études sur le savoir islamique en Afrique de l’Ouest sont peu nombreuses et, selon la taxonomie de Louis Brenner (1985), il pourrait être classifié en deux types: le savoir épisté ésotérique, d’une part, qui aurait été la forme traditionnelle de savoir islamique avant et pendant la période coloniale; et le savoir épistémè rationaliste, d’autre part, qui se serait graduellement imposé pendant et après la période coloniale avec les changements sociopolitiques dans la région. Chez Benjamin Soares (2005), savoir, pouvoir et autorité sociale sont indissociables. On parle également beaucoup de l’arabisation, un phénomène contemporain en Afrique au sud du Sahara, selon lequel de jeunes Africains acquièrent une maîtrise de la langue arabe qui rend légitime l’autorité religieuse. Toutes les études convergent toutefois vers un argument commun: celui d’une transformation du savoir islamique, de son mode d’acquisition, de son mode de transmission, et finalement, d’un mouvement du local au global dans l’épistémè islamique elle-même, – l’épistémè ici faisant référence au troisième niveau du savoir chez Michel Foucault, comme l’évoque Soares (2005). Ce savoir est en fait implicite à la vision du monde de celui qui le possède. Il est profondément ancré dans l’historicité et la conscience du monde, de soi et du savoir lui-même. L’argument se construit autour de deux oppositions majeures: la période précoloniale et la période postcoloniale d’une part, et le savoir d’épistémè ésotérique et le savoir d’épistémè rationaliste d’autre part. Le discours sur le savoir islamique africain est ­d’ailleurs parsemé de propositions binaires. On parle de modernité/tradition, de rationalisme/ésotérisme, islam/«noir», local/islam transnational de la « umma4 », modéré/radical, africanité/­arabité, soufisme/­sunnisme, bons musulmans/mauvais musulmans.
Dans les études sur le savoir islamique en Afrique de l’Ouest, les femmes sont rarement mentionnées, l’intérêt des chercheurs étant surtout tourné vers leurs pratiques et leur militantisme islamique. Plus récemment, certaines études s’efforcent de traiter de la situation des femmes dans leurs discussions sur le savoir islamique, mais elles le font chichement. Soares, par exemple, parle d’un savoir féminin existant en marge du savoir islamique et qui consisterait principalement en pratiques divinatoires pré- et non islamiques5.
Les chercheurs perçoivent encore les femmes comme marginales aux processus de production, de transmission et de contrôle du savoir. Toutefois, le début du siècle a été témoin de l’émergence d’études majeures sur les femmes musulmanes et leur participation au discours religieux, notamment dans celui sur l’islam: celles de Saba Mahmood (2005) sur les femmes et le renouveau islamique en Égypte, de Lara Deeb (2006) sur l’implication des jeunes femmes chiites dans la production d’un discours islamiste au Liban, et d’Azam Torab (2006) sur la performance des rituels religieux et son impact sur les catégories du genre en Iran. Ces travaux font suite aux différents projets archéologiques sur les femmes musulmanes dans l’histoire du monde musulman (Ahmed 1992; Mernissi 1993).
De la même façon, certains ouvrages produits par des musulmanes, notamment aux États-Unis, ont tenté de relire des textes sacrés islamiques et de produire un savoir «from a woman’s perspective» pour reprendre l’expression d’Amina Wadud (1999). Ces auteures musulmanes se divisent en deux catégories selon leurs approches: celles qui remettent en question non pas les textes eux-mêmes, mais les interprétations masculines traditionnelles qu’elles jugent biaisées et non conformes au message divin originel; et celles qui réaffirment les interprétations traditionnelles masculines tout en tentant de justifier les passages jugés misogynes par des contextualisations historiques ou sociales, comme le fait par exemple Zainab al-Ghazali6.
Ici, la dynamique et la politique de production du savoir s’ancrent dans cette articulation épistémologique de ce qui constitue celui-ci .En effet, les femmes ouest-africaines sont le produit de l’héritage hybride du colonialisme et de son discours sur le savoir. Cet ethnocentrisme a de nombreuses conséquences, dont le fait que ces femmes jugent le Texte authentique. La valorisation de la textualité est également présente dans les nouvelles mouvances de l’islam avec le retour aux textes des mouvements salafistes. L’oralité interpelle tout un savoir des civilisations arabes et africaines ancré dans la transmission, dans l’orthopraxie de la quotidienneté; pourtant, on balaye du revers de la main son héritage. Paradoxalement, le Coran lui-même constitue une preuve de l’efficacité et de l’authenticité de l’oralité. Le Texte a également longtemps représenté l’élite masculine, détentrice de savoirs légitimes et autorisés. Le savoir des femmes dans toutes les sociétés a été surtout oral, et de cette façon transmis de mère à enfant, de femme à femme.
Mon approche se veut contestataire des catégorisations pré­établies du savoir qui, jusque-là, ont été définies et classées selon un discours précis: patriarcal et occidental/européen, de surcroît appréhendé dans une logique d’opposition binaire. Ainsi, tout au long de ce travail, le savoir a été libre d’émerger d’où il se trouvait, et de se définir de lui-même en ses propres termes et manifestations. Selon mon propre cadre conceptuel, le savoir constitue un champ épistémologique situé entre les champs établis historiquement comme légitimes. Le savoir est aussi ce qui se sait, se narre, se met en scène, se comprend et s’énonce, dans les entre-deux et les silences des grands énoncés. Lorsque l’on parle d’islam ou de toute tradition religieuse, on fait référence, quoique souvent de manière inconsciente, à un métarécit.
Dans les sociétés traditionnelles d’Afrique de l’Ouest, les récits oraux demeurent la forme privilégiée du savoir. Au Niger, au Mali, au Sénégal et en Guinée, les griots, historiens et chantres, définissent par le récit les modes d’intégration aux institutions sociales, les valeurs morales et les mœurs, où ancêtres et héros légendaires mettent en scène les principes de la société. La même chose se déroule dans les sociétés musulmanes, où les récits des hauts faits et des paroles du Prophète de l’islam représentent des modèles positifs ou négatifs de comportements et de pensées pour s’intégrer aux institutions établies. Les récits établissent les critères d’évaluation des performances; par eux, les individus arrivent à se situer, selon des règles définies. Les récits définissent une triple compétence pour comprendre où se jouent les rapports de la communauté avec son environnement: savoir-dire, savoir-entendre – savoir-faire. Je parle donc ici d’un savoir qui englobe les critères d’admissibilité et de reconnaissance sociale. À l’intérieur de ce métarécit à la fois ouest-africain et musulman, les récits individuels foisonnent, constituant des savoirs, même s’ils ne sont pas toujours reconnus comme tels.
Les femmes musulmanes d’origine ouest-africaine se situent au centre d’un carrefour épistémologique: la France et son legs colonial et postcolonial; l’islam; les traditions locales maliennes, sénégalaises, guinéennes ou nigériennes. Ce carrefour, théâtre de l’intersection entre ces trois formes d’épistémès, renvoie à la complexité de la condition postcoloniale du sujet ouest-africain. C’est ainsi qu’Alfred Lopès (2001), dans son analyse du sujet post­colonial, parle de sa complicité – bien souvent inconsciente et involontaire – avec le fait colonial. Selon l’auteur, le sujet fait face à une lutte intérieure avec la «reconnaissance du Blanc». Dans les récits de la postindépendance, Lopès identifie trois éléments. En premier lieu, le protagoniste négocie sa propre place dans la société, une société qui a bien souvent nui à son progrès personnel. En second lieu, le protagoniste a du mal à faire face au legs colonial. En troisième lieu, le protagoniste se rend compte de son désir pour l’Autre, un désir qui va à l’encontre des normes de sa société. De même, Ngugi wa Thiongo (1968), dans son fameux essai On the Abolition of the English Department, souligne l’impact de la langue dans la formation du sujet social et politique. En effet, la langue française, en tant que vecteur et outil d’expression identitaire, demeure au centre de l’articulation du soi et de la subjectivité des femmes ouest-­africaines. Hautement scolarisées dans des institutions francophones, les femmes sont également fortement imprégnées d’une épistémè ancrée dans la langue de Molière. Comme le constate l’historien Sheldon Gellar dans son étude sur la société sénégalaise: «Outre leur forte mobilité, les jeunes ruraux sénégalais sont moins attachés aux valeurs traditionnelles que leurs aînés, et plus individualistes» (Gellar 1995: 105). Gellar décrit la jeunesse rurale comme ayant perdu les valeurs traditionnelles et ayant adopté les valeurs importées de France, y compris l’individualisme.
Dans quelle mesure peut-on dissocier le savoir acquis en français au sein d’institutions calquées sur le modèle de la métropole de la vision du monde du sujet? Les femmes ouest-africaines trouvent leur place dans plusieurs métarécits juxtaposés. Il y a certainement le métarécit occidental moderne de l’émancipation du sujet que Jean-François Lyotard (1979) dénonce. Cette émancipation est possible pour les Ouest-Africains à cause de l’instruction et de l’ascension économique qu’elle permet. On retrouve également le métarécit de la légitimité du Texte, de l’écrit sur l’oralité. Ce métarécit entre en conflit avec les traditions ouest-africaines griotiques, selon lesquelles l’oralité est garante d’authenticité. Il en ressort par ailleurs le métarécit islamique d’un destin inexorable lié au jugement divin et ancré dans un absolutisme théologique. C’est dans cette problématique qu’il faut situer les constructions et les productions des savoirs des femmes musulmanes d’origine ouest-africaine.
Les musulmanes d’origine africaine en Occident demeurent hors des projecteurs et des guerres médiatiques. La littérature sur les femmes musulmanes et la migration recouvre plusieurs régions géographiques et plusieurs groupes cultuels, ethniques et nationaux. De façon générale, l’on retrouve de part et d’autre une essentialisation et une homogénéisation de l’islam, de telle sorte que la notion de l’islam fonctionne comme une catégorie similaire et comparable à la notion de race. Les attaques terroristes du 11 septembre 2001 ont contribué à l’élaboration de nouveaux discours sur les femmes musulmanes en contexte migratoire. On peut distinguer plus particulièrement trois caractéristiques déterminantes dans la littérature en question. La première est la démarcation discursive entre les périodes d’avant et d’après le 11 septembre 2001. La seconde est la place importante qu’occupent les études sur le port du voile dans les bibliographies existantes. La troisième se rapporte aux déterminismes spatiothématiques de la littérature existante. On y constate une certaine évolution dans les travaux sur les femmes musulmanes. L’islam en Occident, abordé par l’étude de l’ethnicité, prend une carrure d’idéologie politique au fur et à mesure que la question des enjeux sécuritaires émerge. En 2001, dans les heures qui ont suivi les attentats, les femmes musulmanes sont devenues la représentation humaine la plus visible de ceux-ci, alors que la Première Dame des États-Unis, Laura Bush, lançait un appel à la libération des Afghanes. Ainsi, la littérature sur les femmes musulmanes et la migration dans les pays occidentaux porte souvent sur la question du voile, et celle du corps féminin en général.
Dans les chapitres qui suivent, les femmes musulmanes sont présentées par leurs récits ainsi qu’à travers mes notes d’observation, dans la complexité de leur vie de tous les jours. Leur quotidien est empreint de tensions, nous le verrons, entre les modalités de la conformité à la religion, et les dynamiques de subversion que vivre l’islam au Québec en tant qu’immigrantes ouest-­africaines impliquent. Les trajectoires migratoires et religieuses des femmes, leurs pratiques au quotidien dans l’espace québécois, leurs constructions de savoir, ainsi que les contestations qu’elles mettent en scène, font l’objet de notre description ainsi que de notre argument: ces femmes sont actrices, agentes, et productrices silencieuses au sein d’espaces socioreligieux musulmans et laïques.

1. Le 7 novembre 2013, le gouvernement de la première ministre du Québec Pauline Marois avait déposé le projet de loi no 60: Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement. L’échec du projet de loi, en 2014, s’est finalement soldé par un changement de gouvernement. En octobre 2018, le nouveau gouvernement de la Coalition Avenir Québec, dirigé par François Legault, annoncera le futur dépôt d’un projet de loi similaire, régissant le port de signes religieux dans la fonction publique pour les personnes en position d’autorité (enseignants, policiers, juges, etc.).
2. Le terme arabe hijab, qui signifie littéralement écran ou rideau, fait référence à la pratique vestimentaire de certaines musulmanes qui consiste à se couvrir tout le corps sauf le visage et les mains. Souvent, le hijab prend la forme d’un foulard attaché sous le menton qui dissimule les cheveux, le cou, et les oreilles.
3. Le niqab est un voile porté par certaines musulmanes, couvrant tout le visage à l’exception des yeux.
4. Communauté musulmane mondiale ou grande nation
5. Pour plus d’information sur les pratiques et les croyances pré-islamiques dans les sociétés musulmanes ouest-africaines, voir Adeline Masquelier (1994).
6. Pour plus d’information sur la vie et la mission d’al-Ghazali, voir Hoffman, Valerie. «An Islamic Activist: Zaynab alGhazali», dans Elizabeth W. Fernea (dir.), Women and the Family in the Middle East, Austin, University of Texas Press, 1985; et pour son propre récit de son séjour en prison sous le régime de Nasser, voir Zainab al-Ghazali, Return of the Pharaoh, The Islamic Foundation, 2006.
1
L’Afrique de l’Ouest et l’islam: points de départ
Salutations à toi, femme d’excellence et de traits fins!
Dans chaque siècle, apparaît
Une personne qui excelle. La preuve de son mérite est devenue bien connue, d’est en ouest, de près et de loin.
La sagesse et les bonnes actions la caractérisent; sa connaissance est comme la grande mer1.
Cet extrait d’un poème du xixe siècle s’adresse à Nana Asma’u, une femme ouest-africaine de Sokoto (nord du Nigéria actuel) et vante l’étendue de ses connaissances. L’auteur du poème, Shaykh Sa’ad, un érudit musulman de son époque, rend non seulement hommage à la femme, mais également, et surtout, à son savoir religieux, qu’il qualifie d’illimité, comme la mer. Jusqu’à nos jours, l’héritage de Nana Asma’u se perpétue parmi des femmes enseignantes qui utilisent les mêmes méthodes pédagogiques pour transmettre le savoir islamique aux filles de la région.
Parler de femmes et de savoir religieux, c’est aussi parler de leur invisibilité sur la scène de l’autorité religieuse, comme je l’ai déjà mentionné. Il suffit, tout au moins dans les trois grands monothéismes de la tradition judéo-chrétienne, de lire les noms des prophètes et des personnes d’autorité pour se rendre compte que les femmes n’y figurent presque pas. Cependant, les références textuelles n’obscurcissent pas les faits: que ce soit en Afrique de l’Ouest ou ailleurs dans le monde musulman, les femmes ne sont pas moins actives que les hommes.
En Afrique de l’Ouest, elles s’organisent au sein d’associations religieuses qui répondent à des besoins concrets, tant sur les plans économique, social et politique que religieux. On peut constater, par exemple, qu’au Sénégal, les musulmanes se réunissent pour rassembler leurs ressources financières et matérielles, comme dans le cas de la dahira Mame Diarra Bousso, où l’instruction religieuse est combinée à diverses actions d’entraide sociale et économique. Au Niger, les femmes diffusent des émissions de radio religieuses à des fins d’éducation et dirigent des écoles pour filles.
La visibilité croissante de ces femmes dans l’espace public religieux en Afrique de l’Ouest s’explique par les changements dont l’islam a fait l’objet les cinquante dernières années.
Développements de l’islam en Afrique de l’Ouest
Les premières manifestations connues de l’islam au sud du Sahara apparaissent au xe siècle le long des routes comme...

Table des matières

  1. INTRODUCTION
  2. Ces musulmanes qu’on ne voit pas…