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Lâhistoire : dĂ©finition et finalitĂ©
Lâhistoire est « connaissance et rĂ©cit des Ă©vĂ©nements du passĂ©, des faits relatifs Ă lâĂ©volution de lâhumanitĂ© (dâun groupe social, dâune activitĂ© humaine), qui sont dignes ou jugĂ©s dignes de mĂ©moire ; les Ă©vĂ©nements, les faits ainsi relatĂ©s ». Cette dĂ©ïŹnition du Petit Robert (2007) semble parfaite. Ă ce compte-lĂ cependant, le premier venu dotĂ© dâune bonne mĂ©moire pourrait se proclamer historien. Ouvrons le dictionnaire Robert des noms propres et nous y lirons que Louis XIII est mort en 1643. Pas besoin dâavoir passĂ© des annĂ©es sur les bancs de lâuniversitĂ© pour cela. Mais, si le premier venu est capable de retenir les dates par cĆur, il sera bien en peine, par contre, de ressusciter le passĂ©. Câest lĂ quâon piĂšge les apprentis et les dilettantes, qui sâarrogent le droit de faire de lâhistoire en croyant que câest facile. Ăpinglant les faits, ils mettent sur le mĂȘme plan tous les types de documents et tous les dĂ©tails quâils y trouvent, avec une minutie qui parfois tire au comique : ainsi nombre de contributions locales sur lâhistoire des villages, pour attachantes quâelles soient, sombrent dans une litanie gĂ©nĂ©alogique des fondateurs et signalent avec un scrupule quasi religieux le nom de ceux qui ont contribuĂ©, le 12 aoĂ»t 1922, Ă rĂ©parer la clĂŽture de la chapelle Saint-Antoine-de-Padoue Ă Sainte-Ermenontrude-des-Petits-PrĂ©s.
Les faits, et les dates chĂšres aux historiens, sont bien entendu une condition nĂ©cessaire. Mais, en derniĂšre analyse, ils ne sont que les Ă©lĂ©ments de base avec lesquels lâhistorien doit faire la lumiĂšre sur le passĂ©, comme la connaissance des organes est la base fondamentale de la mĂ©decine, mais non son but ultime. Lâhistoire, en tant que savoir, nâest que le fruit dâun travail de reconstitution menĂ© selon une mĂ©thode rigoureuse, pĂ©trie Ă la fois de science et dâintuition. Une mĂ©thode qui permet dâabord de trouver les tĂ©moignages pertinents Ă sa recherche, puis de les interprĂ©ter avec justesse, en les forçant Ă rĂ©vĂ©ler tout ce quâils ont Ă rĂ©vĂ©ler, mais pas une once de plus. Une mĂ©thode qui mĂšne ensuite Ă replacer tous les faits les uns par rapport aux autres, en dĂ©ïŹnissant leurs causes et leurs consĂ©quences potentielles. Chaque nouvelle Ă©tude dresse ainsi le tableau dâun pan du passĂ© qui sâimbrique dans le rĂ©seau de faits dĂ©jĂ connus et le prĂ©cise, ou qui parfois le contredit en amenant les spĂ©cialistes Ă revoir ce quâils croyaient acquis. GrĂące Ă toutes ces dĂ©couvertes, petites et grandes, les historiens recomposent patiemment un passĂ© quâils ne peuvent faire revivre que dans ses grandes lignes, et non dans son incommensurable complexitĂ©.
Lâhistoire, câest le compte rendu raisonnĂ© dâune enquĂȘte scientiïŹque dans le passĂ© humain Ă jamais refermĂ© sur lui-mĂȘme, sous le regard amusĂ© dâune fĂ©e retorse, nommĂ©e VĂ©ritĂ©.
In historia veritas ?
La vĂ©ritĂ© existe-t-elle ? Non : il sâagit dâune abstraction philosophique inaccessible telle une brillante Ă©toile. Sâil existe une vĂ©ritĂ©, ce serait le point de vue de Dieu, conscient du pourquoi et du comment de toute chose. Peu importe cependant quâun chimiste ou un anthropologue ait la foi, car la vĂ©ritĂ© divine lui demeure inaccessible. Lâhistorien, avec les moyens limitĂ©s dont il dispose â son intelligence rationnelle â, nâa donc dâautre avenue quâune vĂ©ritĂ© partielle, relativisĂ©e par autant de ïŹltres irrĂ©mĂ©diablement dĂ©formants : son Ă©ducation, ses convictions et ses peurs, en bref sa propre personnalitĂ© prisonniĂšre des idĂ©es de son Ă©poque. MĂȘme les dictionnaires, ces temples sacrĂ©s de la vĂ©ritĂ©, ne sont pas innocents. Lâexcellent Robert des noms propres consacre ainsi toute une colonne Ă Ravel, pour moins de la moitiĂ© Ă Brahms, longtemps Ă©tiquetĂ© « injouable » en France et dont les mĂ©rites artistiques ne semblent Ă©voquĂ©s quâĂ regret.
PoussĂ©e Ă lâextrĂȘme, la relativisation de la vĂ©ritĂ© mĂšne Ă la nĂ©gation de toute connaissance objective. Les thĂ©oriciens se disputent encore pour savoir si les lois mathĂ©matiques traduisent une rĂ©alitĂ© cachĂ©e quâils dĂ©couvrent ou si elles sont pures constructions logiques de lâintellect. Cette perception au dĂ©but insĂ©curisante concourt cependant Ă rendre toute science attractive, puisque chaque spĂ©cialiste Ă la recherche de la vĂ©ritĂ© toute nue ne peut jamais la prĂ©senter au monde que sous une robe diffĂ©rente. FĂ©e espiĂšgle, la vĂ©ritĂ© nue, que tout le monde connaĂźt mais que personne nâa jamais vue, possĂšde une gigantesque garde-robe. Lâhistorien prend le parti de croire quâon peut reconstruire le passĂ© avec un minimum de sĂ©curitĂ©, mĂȘme si la vĂ©ritĂ© historique est rĂ©solument plurielle, plusieurs explications pouvant adĂ©quatement rendre compte dâun mĂȘme Ă©vĂ©nement. Il a pour devoir, Ă©thique en quelque sorte, de tenter dâapprocher la vĂ©ritĂ© au mieux de ses possibilitĂ©s : le temps, implacable juge, lâĂ©valuera Ă lâhonnĂȘtetĂ© quâil aura dĂ©ployĂ©e pour y tendre.
Lâhistoire et lâimperfection des sciences
Les historiens ont cru que la GrĂšce avait Ă©tĂ© envahie par des Indo-EuropĂ©ens qui y auraient apportĂ© leur langue, le grec, aux alentours de 1200 avant J.-C., jusquâĂ ce que le dĂ©chiffrement de tablettes gravĂ©es prouve que le grec y Ă©tait parlĂ© 400 ans auparavant. AussitĂŽt la thĂ©orie se rĂ©Ă©labore et, sans lâombre dâune autre preuve, voilĂ les envahisseurs indo-europĂ©ens remontĂ©s Ă 1600. DĂ©cidĂ©ment lâhistoire, science humaine, sâavĂšre incapable dâaccĂ©der aux vĂ©ritĂ©s universelles issues de la raison parfaite, celles des sciences exactes. Câest drĂŽle pourtant⊠Selon le manuel de physique fourni par mon collĂšge secondaire et donc un peu vieillot, le secret de la matiĂšre aurait alors Ă©tĂ© connu : les atomes, longtemps considĂ©rĂ©s comme les briques de base de lâunivers, sâavĂ©raient dĂ©sormais composĂ©s de protons et de neutrons, qui eux Ă©taient les vĂ©ritables Ă©lĂ©ments irrĂ©ductibles de la matiĂšre. Cette certitude mâenchantait. Depuis, les protons se sont rĂ©vĂ©lĂ©s eux-mĂȘmes des assemblages complexes de quarks, en lesquels certains ont vu, comme de juste, la base de la matiĂšre. Histoire et physique, science humaine et science exacte. Cherchez lâerreur mĂ©thodologique commune.
Toutes les sciences sâinscrivent dans cette fantastique chevauchĂ©e du savoir, Ă laquelle lâhomme sâadonna dĂšs quâil en eut les moyens intellectuels : comprendre le monde, se comprendre lui-mĂȘme â les deux faces insĂ©parables dâune mĂȘme mĂ©daille. Au reste, lâhistoire est solidaire de bien dâautres disciplines Ă premiĂšre vue peu apparentĂ©es, mais qui toutes procĂšdent du mĂȘme Ă©lan. Fouillant toujours plus loin dans le passĂ©, elle parvient au moment critique oĂč, privĂ©e des traces Ă©crites, elle doit composer avec les seuls objets matĂ©riels. Le relais est pris par lâanthropologie physique qui remonte jusquâaux premiĂšres formes humaines. Le rameau des hominidĂ©s est lui-mĂȘme arrimĂ© au long processus dâĂ©volution des espĂšces depuis lâapparition de la vie, dont sâoccupe la palĂ©ontologie. Et dans quelles conditions la vie apparut-elle ? Le ïŹambeau est alors repris par les gĂ©ologues, qui expliquent la genĂšse des paysages de la Terre. Quant Ă la planĂšte elle-mĂȘme, inïŹme partie de lâunivers, elle tombe sous la loupe des astrophysiciens, qui tentent de remonter au big bang. Et au-delĂ ? Rien : lâexplication rationnelle sâĂ©vanouit dans le noir de lâinconnu. Les sciences exactes y rejoignent la mĂ©taphysique â cette branche de la philosophie qui sâintĂ©resse au problĂšme de lâĂȘtre â et les diverses religions actuelles ou rĂ©volues, qui toutes proposent une explication de type mythologique au problĂšme des origines. Mais, en ïŹn de compte, quelle diffĂ©rence y a-t-il entre le big bang et un mythe expliquant la genĂšse de lâunivers depuis un Ćuf primordial ?
Ă quoi sert lâhistoire ?
Grande question, rĂ©ponse dĂ©licate. Une science doit-elle avoir un but, sinon de dĂ©couvrir ? Pour le grand public, le savant est nĂ©cessairement Ă la recherche dâinventions utiles et tangibles. En fait, il nâen est rien, mĂȘme dans les sciences dures : le physicien, lâinformaticien, le biologiste essaient de comprendre la rĂ©alitĂ©, dâexpliquer comment elle sâarticule, en gros de percevoir « comment ça marche ». Câest le propre de la recherche dite fondamentale. Bien entendu, dâautres chercheurs dĂ©veloppent les potentialitĂ©s pratiques de ces dĂ©couvertes fondamentales, câest lĂ le propre de la recherche appliquĂ©e : la dĂ©couverte dâune nouvelle molĂ©cule donne lieu, par exemple, Ă la crĂ©ation de mĂ©dicaments. Dans les sciences humaines, les choses ne sont pas diffĂ©rentes, mais leur ïŹnalitĂ© pratique est moins Ă©vidente au premier regard. Si lâhistorien professionnel cherche dâabord pour dĂ©couvrir, pour faire avancer les connaissances dans son domaine, lâutilitĂ© de lâhistoire est plus dĂ©licate Ă mettre en relief. Cette ïŹnalitĂ© a dâailleurs Ă©voluĂ© au cours des siĂšcles, parce que lâhistoire fut elle-mĂȘme un concept en constante Ă©volution.
Les « leçons » Ă tirer de lâhistoire
Si depuis le XIXe siĂšcle lâhistoire est fascinĂ©e par les atours de la vĂ©ritĂ©, elle fut longtemps une branche des belles-lettres qui mettait lâaccent sur la qualitĂ© du style, en mĂȘme temps quâun puissant outil moralisateur qui entendait fournir exemples et contre-exemples aux bonnes gens dont la ïŹbre Ă©thique Ă©tait Ă stimuler plus que leur sens critique. Cette sensibilisation a imperceptiblement Ă©voluĂ© dans le sens dâune ïŹnalitĂ© pratique : puisque lâhistoire se rĂ©pĂšte, dit-on, si lâon dĂ©montre lâatrocitĂ© de certaines conduites, comme lâextermination des improductifs et des Juifs par le rĂ©gime nazi, ne pourrait-on pas espĂ©rer que de tels comportements soient dĂ©sormais Ă©vitĂ©s ?
Tous les historiens rĂȘvent dâutiliser les erreurs dâun sombre passĂ© comme le grand miroir qui rĂ©ïŹĂ©chirait le chemin vers un meilleur futur. Ces prĂ©tentions louables, idĂ©ales sur le papier, relĂšvent dâun problĂšme complexe, auquel on nâaccordera ici que quelques pistes de rĂ©ïŹexion. Primo, lâhistoire ne se rĂ©pĂšte jamais. Elle est faite dâĂ©vĂ©nements qui sont accomplis par les hommes, une espĂšce Ă lâenvironnement et aux besoins relativement stables, qui obĂ©it toujours aux mĂȘmes impĂ©ratifs et qui donc rĂ©agit toujours de façon un peu stĂ©rĂ©otypĂ©e. Toutefois, si bien des faits sont analogues, tous sont uniques en fonction de leur contexte toujours diffĂ©rent. Secundo, la vĂ©ritĂ© nâĂ©tant pas une notion mĂ©taphysique, chaque individu dĂ©veloppe sa propre conscience de ce qui est bon ou mauvais. Les partisans dâun pouvoir fort prendront exemple sur Cat...