PREMIÈRE PARTIE
Hervé Bouchard:
la totémisation de l’écriture
CHAPITRE 1
Au premier temps de la symbolisation
On dit avec raison que la langue de Bouchard constitue le personnage principal de ses œuvres. Stéphane Inkel en cerne les caractéristiques les plus remarquables dans son ouvrage Le paradoxe de l’écrivain (2008): une syntaxe marquée par l’oralité, l’utilisation du nombre comme vecteur d’identité, la récurrence «outrancière» du verbe «être», etc. Le souffle qui en découle peut rappeler une parole d’enfant, une parole désorganisée, assumée pourtant par toutes les voix narratives bouchardiennes (enfant, père, mère). Comme le note Daniel Canty, les critiques voient dans ce style l’ombre de Réjean Ducharme: «L’écriture de Bouchard, comme chaque fois qu’un Québécois fait dans la comédie rude et le jeu de mots, force encore une fois la comparaison à l’oncle Ducharme, monstre sacré et sans visage.» En raison du caractère parfois comique de son écriture, d’une part, et de la prédominance des narrateurs et des personnages enfants, d’autre part, Bouchard se voit fréquemment comparé à cet illustre prédécesseur. Je crois que la proximité de ces deux auteurs excède ces similarités esthétiques et formelles; leur langue contient un savoir sur le désir en tant que survie de l’infantile. La filiation mérite donc d’être mentionnée. Cela n’empêche pas Bouchard de proposer une œuvre et un style inédits, «on ne le mesurera pas à [l’]aune [de l’œuvre de Ducharme] comme tant d’autres (Sylvain Trudel, Gaétan Soucy, Marie Auger, etc.) puisqu’il s’affranchit lui-même, et nous avec lui, de cette filiation canonique par la singularité de sa voix à mille lieues de toute imitation».
La régression comme savoir-faire
Les critiques saluent le traitement que fait Bouchard de l’enfance. Dans un article publié dans Le Devoir en 2014, Christian Desmeules se pose la question de savoir si l’on peut «échapper à l’éternel retour du narrateur enfant dans notre littérature» – pourquoi le faudrait-il, se demande-t-on? Le chroniqueur compare Bouchard à ses contemporains et à ses prédécesseurs afin de souligner que ses personnages ne se «complaisent» pas (comme certains émules de Ducharme) dans le monde de l’enfance: «Mais tous les narrateurs enfants, par bonheur, ne sont pas de cette même eau tiède. A contrario, le Mailloux (Le Quartanier) d’Hervé Bouchard est dans une catégorie à part.» Le narrateur enfant de la littérature québécoise, poursuit-il, serait le produit d’un échec collectif: «La poursuite effrénée de l’individualisme des années 1980, décennie amorcée de manière sombre – aux yeux de plusieurs – par la défaite du Oui au référendum sur la souveraineté de mai 1980, est venue souffler sur les braises de ce qui ressemble chez nous à un courant littéraire inconscient.» C’est encore aujourd’hui avec cette idée tenace, ce lieu commun, que l’on présente une narration comme celle que Bouchard emploie dans Mailloux (2002): une forme avec laquelle (ou dans laquelle) s’exprimerait une immaturité nationale. J’entends ici éviter cette impasse dont l’expression traverse plusieurs discours: études, analyses, fictions et chroniques littéraires.
Les travaux de Stéphane Inkel et ceux de François Ouellet portant spécifiquement sur Parents et amis sont invités à y assister d’Hervé Bouchard – tous inspirés de la théorie psychanalytique – entrent en conflit précisément au moment où il s’agit de déterminer qui du texte, du personnage ou de la société «refuse» la paternité symbolique. J’exposerai ici certains détails de ce «conflit» dans le but d’établir l’originalité de ma proposition théorique.
On aura souvent remarqué que la mort du père, qui ouvre Parents et amis sont invités à y assister, est centrale et détermine toute l’action du roman. Ouellet déclare: «Ce que le texte dit, c’est fondamentalement une chose: il n’y a plus de père, et parce qu’il n’y a plus de père, les fils n’ont pas d’avenir.» Cette conclusion s’appuie sur un ensemble d’éléments du texte sur lesquels j’aurai l’occasion de revenir, mais dont je peux extraire pour le moment cette réplique emblématique de l’orphelin de père numéro deux: «Mon père est mort. On ne saura jamais parler aux hommes. On ne passera jamais l’âge des boutons. On ne mangera jamais à l’heure. J’ai faim, je vais vomir, je vais mouiller mon pantalon» (P, 19). Y a-t-il carence paternelle dans Parents et amis, ou bien refus de la paternité symbolique? C’est la question qui sépare les deux chercheurs. Ouellet contredit Inkel, selon qui Parents et amis, par le truchement de la scène du suicide de l’orphelin numéro six (qui retrouve son père dans la mort), exprimerait une «volonté réitérée de rompre le fil de la continuité»; «un refus de la transmission». Selon Ouellet, «il s’agit d’un faux paradoxe, car la question, par rapport au texte, est mal formulée. C’est qu’il n’y a pas, dans Parents et amis, de “volonté de rompre” la filiation, mais une incapacité des fils à la faire signifier. Il n’y a pas de “refus de la transmission”, mais une impuissance à la faire advenir». Je me range pour ma part du côté d’Inkel et considère que c’est la question d’Ouellet qui est mal posée. Le différend réside précisément en ceci qu’Inkel désigne un refus du texte, alors qu’Ouellet désigne une impuissance des personnages (les fils), qui, pour lui, devient ce que le texte dit. Cette manière de percevoir dans le sort des personnages le propos du texte n’est pas anecdotique dans la réflexion d’Ouellet. Il insiste: «[L]a filiation est travaillée par la volonté des fils de devenir des hommes […]. Sauf que cette représentation signifiante, le texte ne parvient pas à l’édifier […], sinon à en exprimer le ratage (mais non pas le refus). La volonté des fils, leur inscription dans la vie, se heurte à un arrêt du temps.» Si le texte dépeint des personnages enfants effectivement «impuissants» à devenir des hommes et des pères, je refuse la thèse selon laquelle le texte manifeste un quelconque «ratage». Au contraire, il semble que la mort du père représentée constitue un chaînon dans l’entreprise bouchardienne de totémisation de l’écriture, qui n’est pas une impuissance à signifier, mais un savoir-faire. Il est essentiel de renverser la formule et ainsi de reconnaître, dans un sens positif, le travail de l’écriture poétique, qui ne doit pas être désigné comme «en défaut» lorsqu’il ne correspond pas à un usage normatif de la langue – ce n’est pas sa vocation. Où se situe la carence paternelle «du texte» si le sort réservé à la paternité est l’un des ressorts d’un travail inédit sur la langue? Il me paraît insuffisant de reconnaître une «qualité littéraire exceptionnelle» à l’œuvre si l’analyse ignore le matériau, la texture énonciative. Ouellet en arrive à cette conclusion: «La grande question, celle que pose le roman moderne, c’est ce dont sont capables ou non les fils à partir de la mort du père. Or, il semble assez clair que l’échec des fils à devenir des pères est l’une des marques distinctives du roman québécois.» Et s’il s’agissait davantage de relever ce qu’est capable d’ériger l’écriture littéraire à partir de la mort du père? Comment les écritures de la mort du père permettent-elles de penser le rapport du sujet au langage dans une perspective inédite, qui n’est pas celle des cas cliniques que la littérature scientifique donne à lire? Le travail qui consiste à étudier les père-mutations que fabriquent les œuvres vise justement à répondre à cette question.
Pour Ouellet, l’impuissance des fils à devenir des hommes – qui s’exprime chez Bouchard par la parodie du texte biblique, par exemple – va de pair avec «une faillite des liens de filiation [et] la mise en échec radicale de la métaphore paternelle qui caractérise la société québécoise actuelle». L’échec de la métaphore paternelle, si l’on se réfère à la théorie lacanienne dont Ouellet se revendique par ailleurs, n’est rien de moins que le point de départ de la psychose. L’expression «métaphore paternelle» désigne un moment précis de l’entrée dans l’ordre symbolique qui détermine la structure psychique du sujet, mais dont Ouellet fait un usage extensif . Lacan postule l’existence de signifiants premiers (S1) qui précèdent le sujet et qu’il désigne par le syntagme «Ça parle de lui». Ce qui parle de lui, du sujet, c’est l’Autre parental avant sa naissance. Pour que le sujet entre dans le langage, il faut qu’il y ait un second signifiant (S2) qui vienne symboliser le manque dans l’Autre – ce que Lacan désigne comme les signifiants du Nom-du-Père, ou la métaphore paternelle. Il s’agit d’une «métaphore» en ceci que cette présence indispensable du «père» qui signifie à l’enfant que la mère est manquante de quelque chose qui n’est pas lui (c’est-à-dire qui n’est pas l’enfant) se manifeste dans le discours. Ce n’est pas seulement le père géniteur qui permet au sujet d’advenir, c’est ce qui le présentifie dans le discours; il s’agit donc d’une métaphore. Si l’enfant ne perçoit pas que l’Autre est manquant, il ne pourra pas advenir; il restera objet de l’Autre. La métaphore paternelle permet que le sujet s’extirpe de la jouissance de l’Autre et entre dans l’ordre symbolique. À la «jouissance», Lacan oppose le néologisme «J’ouïs sens» pour désigner ce passage qui marque la possibilité pour le sujet de recevoir le sens du lieu d’un «je» plutôt que d’y être coincé, assujetti à l’Autre. Cette trajectoire est résumée de manière limpide par Michèle Aquien:
Comme le futur névrosé, celui qui va avoir une structure psychotique dispose, lors du premier appel à l’Autre, d’un premier signifiant (S1) pour le représenter. Or lui, au moment de la deuxième demande, ne reçoit pas de réponse. Il y a non pas absence, mais carence, ce que Lacan appelle forclusion du signifiant du Nom-du-Père (S2), donc du signifiant du manque dans l’Autre. Dans ces conditions, l’articulation signifiante ne peut se faire, et le psychotique ne se présente qu’avec ce qui était parlé avant sa naissance et tout le discours qui l’a entouré (les S1). Ce manque d’un signifiant met en cause le rapport à l’ensemble de l’organisation signifiante pour le sujet. C’est avec cela que le psychotique essaie de se construire autour de cette béance du Nom-du-Père.
Ni Bouchard, ni son écriture, ni même ses personnages ne relèvent de la psychose. D’ailleurs, s’il est une structure psychique à même d’éclairer certaines modalités de l’écriture de Bouchard, ce n’est pas celle du psychotique, mais plutôt celle du névrosé obsessionnel (j’y reviendrai plus loin). Le névrosé obsessionnel est celui qui ne se satisfait pas de ce qui apparaît comme le leurre de la métaphore paternelle et qui, du lieu de son obsession, en interroge les signifiants. Il faut en finir avec l’idée d’une régression dans l’écriture qui mène trop souvent les critiq...