CHAPITRE῀1
Les jeux vidéo en ligne῀: un laboratoire virtuel de recherche en sciences sociales῀?
Nicolas Ducheneaut
«῀Les MMOG sont pour les sciences sociales l’équivalent d’une boîte de Petri ou même d’un accélérateur de particules.῀»
Edward CASTRONOVA (2006)
Les MMOG῀: de l’ingénierie sociale à grande échelle
Les jeux en ligne massivement multijoueurs (de l’anglais Massively Multiplayer Online Games, abrégé ci-après en MMOG) occupent une place unique dans l’espace vidéo ludique. Au premier abord, les activités offertes dans les MMOG les plus populaires du moment (World of Warcraft, EverQuest῀2, The Lord of the Rings Online, etc.) sont très classiques et ne diffèrent guère de leurs prédécesseurs (et contemporains) plus individuels῀: tuer des monstres de plus en plus puissants, développer un personnage en fonction d’archétypes bien établis dans le monde des jeux de rôle (Fine,῀1983), acquérir de rares trésors, armures et équipements augmentant les capacités du joueur – tout cela est également possible dans des jeux solitaires tels que Dragon Age, pour ne citer qu’un seul exemple récent. Ce qui met les MMOG dans une catégorie bien à part, c’est un environnement bâti entièrement autour d’une notion très simple῀: encourager les joueurs à interagir et à collaborer autant que possible.
Pour ce faire, les concepteurs de MMOG emploient le plus souvent une formule bien établie, avec quelques variations mineures en fonction du monde virtuel qu’ils cherchent à construire. Au risque de caricaturer quelque peu leur mode de fonctionnement, cette formule peut être réduite à quelques principes de base. Le joueur commence par créer un personnage de «῀niveau῀1῀» qui se trouve projeté dans un vaste monde électronique partagé avec les autres joueurs. Ce personnage va ensuite gagner des niveaux (et des aptitudes de plus en plus puissantes) à travers des quêtes ou des missions. Mais bien que ces quêtes soient raisonnablement simples et qu’elles puissent être accomplies individuellement dans les premiers niveaux, elles deviennent progressivement de plus en plus difficiles, jusqu’au point où un groupe d’aventuriers devient nécessaire pour les réussir et avancer dans le jeu. Les premières fois, il est possible d’assembler un groupe «῀ad hoc῀» avec quiconque est présent dans la zone de la quête. Mais au fur et à mesure que l’on progresse à travers les niveaux, ces activités de groupe deviennent si longues et complexes qu’il n’est plus possible d’assembler rapidement un groupe d’inconnus῀: les donjons du niveau maximum de World of Warcraft, par exemple, ne peuvent être visités sans risques de mort instantanée que par des groupes d’une taille minimum de dix, vingt, vingt-cinq, voire quarante personnages. De plus, ces donjons demandent la participation des joueurs durant plusieurs heures consécutives (un donjon de vingt joueurs, par exemple, peut facilement prendre trois heures – et peut-être bien plus si le groupe échoue à mi-parcours et doit recommencer).
Ces «῀raids῀» (selon l’appellation consacrée qui dénote en général un groupe de plus de dix personnes) sont donc très difficiles à organiser῀: quiconque essaie de recruter trente-neuf inconnus dans la rue pour jouer avec lui pendant plus de trois heures réalisera rapidement la difficulté de la tâche… sauf si des liens sociaux existent déjà avec ces personnes, ce qui va garantir une certaine qualité des interactions sociales et la possibilité d’un succès partagé par le groupe. Ce besoin constant pour des groupes de plus en plus larges conduit à l’émergence de structures sociales stables dans les MMOG῀: les «῀guildes῀», qui sont un réservoir de partenaires de jeu à long terme pour des activités de groupe à grande échelle (Williams et al.,῀2006).
Il est important de noter ici que bien que ces guildes soient créées au sein d’un univers ludique, les tâches qu’elles ont à accomplir au cours des raids de haut niveau sont extrêmement complexes, au point où la frontière entre le jeu et le travail devient parfois difficile à distinguer (Yee,῀2006). En effet, il est impossible de s’aventurer dans ces donjons sans préparation῀: par exemple, la guilde devra s’assurer que tous les participants ont l’équipement nécessaire (armure, potions, etc.), que ces mêmes participants disposent de talents complémentaires (magiciens, guerriers, prêtres, etc.), et qu’ils aient discuté au préalable des formations de groupe et des tactiques nécessaires à leur succès contre les «῀boss῀» du donjon. Il faudra ensuite organiser le raid selon un horaire convenable pour de multiples participants qui sont souvent séparés par plusieurs fuseaux horaires, prenant en compte les inévitables abandons de dernière minute. Ensuite, le problème de la distribution des gains devra être discuté῀: une victoire contre un «῀boss῀» n’accordera que deux ou trois récompenses (une épée puissante, un haubert magique, etc.) qui devront être allouées selon des critères équitables – laissant potentiellement trente-sept membres de la guilde sans résultat tangible après plusieurs heures passées dans le donjon. Et par-dessus tout, les inévitables tensions sociales entre joueurs de caractères incompatibles devront être gérées sans dégénérer dans le «῀drame῀» qui conduit souvent à l’implosion de ces groupes.
Du fait de leur nature intensément collaborative, encouragée par une conception logicielle qui force les joueurs à interagir dans le cadre d’activités de groupe complexes, les MMOG peuvent donc être vus comme une expérience d’ingénierie sociale à grande échelle. Ils sont bien équivalents à une gigantesque boîte de Petri (Castronova,῀2006), contenant des milliers de groupes combattant pour leur survie et qui doivent faire face à des problèmes politiques, sociaux et organisationnels qui ne sont pas si différents de ceux existant dans d’autres environnements non ludiques et/ou non électroniques, cela découlant de l’architecture du logiciel qui favorise ou même oblige («῀Le logiciel fait loi῀», selon Lessig,῀1999) les interactions sociales et la formation de groupes. De ce fait, les MMOG offrent donc une opportunité fascinante pour les chercheurs en sciences sociales, particulièrement ceux s’intéressant à la dynamique des groupes. Comprendre ces mêmes dynamiques de groupe est aussi un impératif commercial pour les créateurs de jeux vidéo en ligne. Puisque la qualité de l’expérience sociale est au cœur du succès de ces jeux, il est important de comprendre comment encourager les interactions sociales les plus agréables pour maximiser la qualité du temps passé dans les univers ludiques électroniques.
Étudier les MMOG avec un observatoire virtuel
Un environnement idéal pour les études quantitatives
L’opportunité offerte par les MMOG aux chercheurs en sciences sociales se trouve multipliée par deux autres aspects importants῀: leur échelle et la facilité d’y collecter des données numériques. De ce fait, les MMOG se prêtent naturellement aux analyses quantitatives. Mon propos ici n’est pas d’argumenter en faveur d’une supériorité des méthodes quantitatives sur les qualitatives῀: les deux vont bien sûr de pair et il est essentiel de conduire des études de terrain pour comprendre la culture spécifique à ces univers ludiques, qui diffère bien souvent de celle rencontrée dans d’autres environnements (Taylor,῀2006b). Je veux simplement souligner ici que les MMOG facilitent grandement la collection automatique de données quantitatives à grande échelle, ce qui élimine bon nombre de difficultés logistiques qui peuvent rendre ce type de recherche difficile à mettre en pratique.
Rappelons tout d’abord que nous parlons ici de jeux en ligne massivement multijoueurs. Le nombre d’abonnés est souvent utilisé pour illustrer l’ampleur de leur popularité, mais il est peut-être plus judicieux d’utiliser la notion «῀d’usagers simultanés῀» (peak concurrency), c’est-à-dire le nombre maximum de joueurs présents en même temps dans un MMOG. Pour les univers les plus populaires comme World of Warcraft aux États-Unis et Fantasy Westward Journey en Asie, il est courant de voir plus d’un million de joueurs présents simultanément (Figure῀1)῀: un million de joueurs interagissant en temps réel, collaborant autour de quêtes, préparant un raid, combattant un «῀boss῀» avec leur guilde… C’est cette présence permanente de millions de joueurs et de groupes qui transforment les MMOG en une plateforme idéale pour l’étude de la structure et de la dynamique des groupes῀: ces concepts ne peuvent pas être observés facilement sur le terrain et nécessitent des échantillons massifs et longitudinaux pour pouvoir modéliser les phénomènes correspondants.
En effet, la conduite d’études à cette échelle permet de découvrir certaines propriétés émergentes des groupes sociaux qui ne transparaissent qu’en agrégat. Un exemple historique sert à illustrer ce point῀: la célèbre étude de Travers et Milgram (1969) sur le «῀petit monde῀» (small world) des réseaux sociaux, qui démontra que n’importe quelle personne aux États-Unis pouvait être connectée avec n’importe quelle autre en utilisant six intermédiaires ou moins. Ce genre de recherche ne peut se faire qu’avec de grands échantillons, et Travers et Milgram eurent recours à la poste pour leur étude simplement parce que c’était la seule possibilité logistique à l’époque. Le médium utilisé pour ce type de recherche impose donc des contraintes importantes῀: par exemple, l’usage de la poste rend impossible toute analyse des données en temps réel, ou bien limite la taille de l’échantillon par son coût (affranchir un million de lettres est probablement hors de portée pour beaucoup de chercheurs). La quantité et la qualité des données dépendent aussi entièrement de la volonté des participants, qui peuvent refuser de répondre et ne peuvent pas être observés dans un cadre «῀naturel῀».
À l’inverse, la collecte de données numériques dans les MMOG est relativement simple. De nombreux jeux offrent maintenant accès à leur interface utilisateur et/ou à d...