CHAPITRE 1
La fuite sans fin: lâĂ©tranger radical
Il vivait, au cours des derniers mois, dans un Ă©tat pour lequel il nâexiste pas de nom en russe ni en allemand, probablement dans aucune langue au monde, un Ă©tat entre la rĂ©signation et lâattente.
JOSEPH ROTH
Lâempereur François-Joseph meurt le 21 novembre 1916. On pouvait sentir se condenser, Ă cette date, lâhaleine de la dĂ©cadence qui se respirait depuis un certain temps en Europe centrale: câest comme si le dernier rĂąle du monarque de la dynastie habsbourgeoise dĂ©clarait Ă tout vent lâagonie de lâEmpire austro-hongrois. Deux annĂ©es plus tard, en 1918, la dĂ©sintĂ©gration finale de cette puissance confirme ce qui se prĂ©parait depuis des dĂ©cennies: soutenu de maniĂšre illusoire, enfermĂ© dans lâisolement et le pathĂ©tisme grĂące au portrait du vieux François-Joseph accrochĂ© aux murs des maisons, des Ă©coles, des casernes et mĂȘme des bordels, portrait « dont Ă©mane le prĂ©sage dâune digne dĂ©cadence1 », lâEmpire tombe finalement en ruine. Dans les dĂ©combres disparut un ordre qui allait bien au-delĂ de la discipline monarchique et militaire. Si la PremiĂšre Guerre a mis fin Ă un monde arbitraire et despotique, elle a aussi inaugurĂ© un ordre diffĂ©rent, Ă©galement cruel et sanguinaire, qui livre lâhumanitĂ©, Ă peine deux dĂ©cennies plus tard, au dĂ©shonneur du nazisme.
Des ruines de cette sociĂ©tĂ© surgit un homme moderne, nostalgique, dĂ©senchantĂ©, exilĂ© dâune « patrie » non pas rĂ©elle mais mythique, fantasmĂ©e pendant plus dâun siĂšcle par les Ă©crivains et les artistes. Le mythe de la grandeur monarchique, recueilli, louĂ© ou ironisĂ© par les Ă©crivains qui survĂ©curent Ă sa chute, ne fut pas une crĂ©ation purement littĂ©raire; la fable mystificatrice de cet univers, dĂ©sormais perdu Ă jamais, nâest quâun maillon du long procĂšs dĂ©formateur de la rĂ©alitĂ© habsbourgeoise. Pourtant, selon Claudio Magris, Ă partir de 1918, dĂ©sorientĂ©s dans le nouveau monde, ce furent bien les intellectuels et les Ă©crivains qui « se cramponnĂšrent Ă cette tradition [habsbourgeoise] idĂ©alisĂ©e et fascinante, acceptant ou, du moins, subissant la mystification aliĂ©nante de la rĂ©alitĂ© historique caractĂ©ristique de lâĂ©poque de François- Joseph2 ». Sâest imposĂ©, comme rĂ©sultat, ce quâon appelle la rĂ©alitĂ©. LâEmpire et lâordre qui lâaccompagnait se sont achevĂ©s avec un monde qui nâavait plus de place. Ă lâimage du champ de ruines que Walter Benjamin pressentait dans la destruction de lâEurope et dans lâannihilation de la culture judĂ©o-allemande, le prĂ©sent fut aussi, dans sa particularitĂ©, le paysage animique dans lequel Roth, Musil, Zweig, Kraus, Hofmannsthal et Schnitzler, parmi dâautres, ont affirmĂ© la mort dâune Ă©poque et le surgissement dâun espace oĂč les hommes ne pourraient plus jamais se retrouver dans un « ici », mais toujours « loin dâici ». Prenant des positions allant de la louange Ă lâironie, du pathĂ©tisme Ă la rĂ©signation, tous ont persĂ©vĂ©rĂ© à « donner vie » au mythe, fĂ»t-ce dans le regret ou la dĂ©sacralisation.
Le spectre de lâempire a hantĂ© cette gĂ©nĂ©ration dâĂ©crivains qui, dâune façon ou dâune autre, ont dĂ» surmonter la mort du « pĂšre » en carton-pĂąte pour sâintĂ©grer Ă la « civilisation » moderne, Ă un vingtiĂšme siĂšcle qui, depuis des dĂ©cennies, prĂ©figurait et prĂ©parait le terrain pour accueillir le nouveau citoyen de la modernitĂ©, câest-Ă -dire lâ« Ă©tranger » Ă lâintĂ©rieur comme Ă lâextĂ©rieur de toute frontiĂšre. Joseph Roth (Galicie, 1894 â Paris, 1939) reprĂ©sente exemplairement cette fracture interne de lâEuropĂ©en; sa vie et son Ćuvre montrent, avec une sincĂ©ritĂ© dĂ©chirante, la diversitĂ© des formes et des expressions qui traduisent le sentiment de manquer de racines. La fragmentation dâun territoire se manifeste par une dĂ©sintĂ©gration des cultures et des identitĂ©s, mĂȘme si elles semblaient ne relever que de lâillusion. Subitement, le monde entier se transforme en une terre qui nâappartient Ă personne; et sa propre demeure, la majestueuse citĂ© viennoise, devient un enfer dans lequel on se retrouve doublement Ă©tranger car galicien et juif, Ă ce moment tragique de lâhistoire. Il faut absolument fuir. Mais fuir oĂč? Câest ce que raconte un petit dialogue populaire parmi les juifs dâEurope centrale: « Comment? tu vas lĂ -bas? Comme tu seras loin! / â Loin? Mais loin de quoi? » Une fois la carte altĂ©rĂ©e, lâon ne se retrouve plus jamais dans un pays ou dans une ville. LâexpĂ©rience dâhabiter le nom propre sera, pour cette population, une pratique totalement dĂ©suĂšte. Car sâil existe dans lâĆuvre de Roth un moment oĂč lâĂ©trangĂ©itĂ© face au monde devient transparente, câest prĂ©cisĂ©ment dans lâincapacitĂ© de ses personnages Ă habiter leurs noms. InadaptĂ©s, suffocants ou, dans le pire des cas, indiffĂ©rents, tous les personnages manquent de relief et dâĂ©paisseur: ce sont des noms sans corps ni Ăąme.
Le personnage central du roman La fuite sans fin (1927) de Joseph Roth, le lieutenant de lâarmĂ©e autrichienne Franz Tunda, est le portrait Ă nu dâune Ă©poque â la nĂŽtre. Câest un nouveau genre dâhomme issu du dĂ©racinement et mĂ» uniquement par un vent fortuit, parce que, en fin de compte, il nâa rien Ă perdre: « Je ne suis ni courageux, ni aventureux. Un vent me pousse et je ne crains pas la mort3. » Son histoire nâest pas lâhistoire dâun hĂ©ros, ce nâest mĂȘme pas lâhistoire dâune victime; son destin est celui qui Ă©choit Ă un nombre croissant dâhommes et de peuples, Ă partir de 1916 (quand il est fait prisonnier en Russie); sa vie se dissout dans lâanonymat et dans la fugue sans fin: il ne fuit rien ni personne, parce quâil est sans origine et sans destin. Tunda passe de Russie en SibĂ©rie, puis de Berlin Ă Paris, de lâArmĂ©e rouge au monde intellectuel, de la vie militaire Ă lâennui, pour enfin terminer au cĆur de lâEurope, orphelin de nom, de patrie et dâexistence.
En 1943, Hannah Arendt soutenait que les rĂ©fugiĂ©s, dĂ©placĂ©s de pays en pays, reprĂ©sentaient lâavant-garde de leur peuple. Si cela est vrai, Franz Tunda serait lâun des prĂ©curseurs littĂ©raires dâun drame Ă venir, vĂ©cu dans une apparente impermĂ©abilitĂ© Ă la douleur et Ă lâavarie. Personnage dâ« avant-garde », plein dâavenir mais sans avenir aucun, comme le dira, Ă un autre moment, Irving Wohlfarth en faisant rĂ©fĂ©rence Ă lâĆuvre picturale dâun survivant des camps nazis.
Ă une certaine occasion, alors quâon lui demandait Ă quel point il se sentait seul, Kafka rĂ©pondit: « Seul comme Franz Kafka. » Si lâon pouvait poser une question semblable Ă Joseph Roth au sujet de son personnage, il rĂ©pondrait sans doute: « Ătranger et seul comme Franz Tunda. » Car ni lâintrigue du roman ni le personnage principal ne conduisent quelque part; câest plutĂŽt le rĂ©cit dâune odyssĂ©e dĂ©nuĂ©e de passion et dâengagement. Il ne sâagit plus de lâhistoire dâun dĂ©chirement ou dâune mĂ©lancolie, comme dans ses autres romans, mais de lâhistoire de leurs consĂ©quences. Il nâexiste plus de nostalgie ou de peine, le monde est simplement devenu le thĂ©Ăątre du bannissement total, absolu et dĂ©solant. Pour prendre part Ă ce spectacle, ainsi quâil arrive dans LâAmĂ©rique de Kafka oĂč tous sont conviĂ©s Ă jouer sur la scĂšne du grand thĂ©Ăątre dâOklahoma, quiconque peut se convertir en un acteur chargĂ© de reprĂ©senter, avec sa vie, son propre personnage.
Mais pour Roth, les rĂŽles sont Ă©changeables: Ă la maniĂšre dâune farce, les acteurs de ce nouveau monde post-impĂ©rial se perdent et ne peuvent plus se reconnaĂźtre sous leurs propres noms. Quelle chose Ă©trange, en effet, que cette incapacitĂ© Ă sâarrĂȘter, fĂ»t-ce momentanĂ©ment, dans ce territoire du nom qui, bien que jamais totalement habitable, est toujours le premier sol, le lieu privilĂ©giĂ© oĂč lâaltĂ©ritĂ© se manifeste. Mais si «dans les noms vit une force comme dans les habits4 », ainsi que lâĂ©crit sarcastiquement Roth, Franz Tunda, avec ce nom « si grand, si fort, si mĂ©ticuleusement dessinĂ© avec ses cheveux et son ombre, quâil se dĂ©tachait presque du papier, quâil accĂ©dait Ă une vie propre5 », nâest plus finalement que lâinterprĂšte dâune vie quelconque, sans spĂ©cificitĂ©, rĂ©duit Ă vivre malgrĂ© la vigueur de son nom aux confins de lâhumanitĂ©. Parce quâau moment de fuir de sa captivitĂ© en Russie, il se rĂ©fugie sous un nom dâemprunt polonais, Baranowicz, et accepte quâ« il lui semblait quâil avait derriĂšre lui la partie la plus importante de sa vie [âŠ]. Chaque semaine il Ă©crivait Ă son ami sibĂ©rien Baranowicz [âŠ]. Le nom Tunda nâĂ©tait pas faux, Tunda Ă©tait effectivement Franz Baranowitz, citoyen des Ătats soviĂ©tiques, fonctionnaire heureux, mariĂ© Ă une femme silencieuse, domiciliĂ© Ă Bakou. Il Ă©tait possible que son pays natal et sa vie antĂ©rieure revinssent quelques fois dans son rĂȘve6. »
Des fois, il se souvenait de son ancien monde, mais toujours Ă la maniĂšre de celui qui pense Ă ses vieux vĂȘtements ou Ă une carte dâidentitĂ© cousue au revers dâune veste ou dâun manteau. Ce passĂ©-lĂ , qui inclut le temps oĂč Franz Tunda hĂ©bergeait encore un lieutenant de lâarmĂ©e impĂ©riale autrichienne, Ă©tait seulement un rĂȘve vague, chaque fois plus Ă©thĂ©rĂ© et irrĂ©el. Câest parce que la mĂ©moire nâest pas une prĂ©rogative des sans-noms. Câest uniquement dans le nom que la mĂ©moire trouve un objet et Franz Tunda lâavait progressivement perdue en chemin; il avait supprimĂ©, avec son nom, la possibilitĂ© mĂȘme de se remĂ©morer.
Primo Levi, dans son roman de tĂ©moignage Si câest un homme, revient incessamment sur lâobsession du nom aboli, non pas Ă la maniĂšre de Tunda dans une errance « sans inquiĂ©tude aucune, nâayant rien Ă perdre », mais arrachĂ© Ă mĂȘme la peau dans les baraques et les crĂ©matoires:
Câest Null Achtzehn. On ne lui connaĂźt pas dâautre nom. ZĂ©ro dix-huit, les trois derniers chiffres de son matricule: comme si chacun sâĂ©tait rendu compte que seul un homme est digne de porter un nom, et que Null Achtzehn nâest plus un homme. Je crois bien que lui-mĂȘme a oubliĂ© son nom; tout dans son comportement porterait Ă le croire7.
Vingt ans sĂ©parent le roman de Levi de celui de Roth, deux dĂ©cennies qui verront lâĂȘtre humain se prĂ©cipiter dans un abĂźme sans nom, cette fois bien au-delĂ de toute possibilitĂ© linguistique. Pourtant, le Tunda de Roth prĂ©figure celui qui, pour Levi, sera lâimage concentrĂ©e du mal de notre temps: la figure du «musulman». Dans une lettre Ă son cher ami, Tunda Ă©crit:
Tu te demandes si je me suis plu en Russie. Jâai vĂ©cu les derniers mois dans un Ă©tat pour lequel il nây a pas de nom, ni en russe, ni en allemand, et probablement dans aucune autre langue du monde, dans un Ă©tat qui se tient entre la rĂ©signation et lâattente. Jâimagine que les morts sont, durant un instant, dans cet Ă©tat lorsquâils abandonnent la vie terrestre et nâont pas encore commencĂ© lâautre. [âŠ] Jâavais lâimpression que Baranowicz Ă©tait mort et Tunda pas encore nĂ©8.
Ă quel point, et malgrĂ© la distance historique, la description de lâĂ©tat dâĂąme de Tunda rĂ©sonne avec les pages de Primo Levi! Cette mutation du nom, sans douleur et sans possibilitĂ© mĂȘme dâĂȘtre nommĂ©e, atteindra des dimensions inouĂŻes avec Levi. Les « musulmans » des camps sont une incarnation plus sauvage et plus brutale de Tunda, qui ne reprĂ©sente plus dĂ©sormais que le dĂ©but dâune souffrance qui se dĂ©veloppera jusquâĂ devenir le dĂ©rĂšglement indĂ©passable de lâespĂšce humaine. Lâexil expĂ©rimentĂ© par le « musulman » nâaura plus de caractĂšre littĂ©raire, ce ne sera plus une avant-garde. Primo Levi le dĂ©crit ainsi:
Tous les « musulmans » qui finissent Ă la chambre Ă gaz ont la mĂȘme histoire, ou plutĂŽt ils nâont pas dâhistoire du tout: ils ont suivi la pente jusquâau bout, naturellement, comme le ruisseau va Ă la mer. [âŠ] Leur vie est courte mais leur nombre infini. Ce sont eux, les MuselmĂ€nner, les damnĂ©s, le nerf du camp; eux la masse anonyme, continuellement renouvelĂ©e et toujours identique, des non-hommes en qui lâĂ©tincelle divine sâest Ă©teinte, et qui marchent et peinent en silence, trop vides dĂ©jĂ pour souffrir vraiment. On hĂ©site Ă les appeler des vivants: on hĂ©site Ă appeler mort une mort quâils ne craignent pas parce quâils sont trop Ă©puisĂ©s pour la comprendre9.
DiffĂ©rent de Carl Joseph Trotta, le jeune hĂ©ros de La marche de Radetzky de Joseph Roth, qui vit tourmentĂ© par la mĂ©moire du grand-pĂšre Trotta matĂ©rialisĂ©e dans un portrait et veillant jalousement, du haut du mur, sur lâhonneur du nom, Franz Tunda ne se souvient de rien, ne se tourmente dâaucun passĂ©; il ne souffre Ă aucun moment du vide absolu du nom.
Si Kafka a montrĂ© lâaffaissement du nom rĂ©duit Ă une seule consonne, Roth montre le mĂȘme affaissement dans un tumulte de noms qui peu Ă peu se vident et se dĂ©sintĂšgrent: Tunda, Trotta, Taittinger⊠Tunda nâest plus un personnage aux caractĂ©ristiques particuliĂšres qui en feraient un individu Ă©trange, ou un Ă©tranger; Tunda nâest pas uniquement lâallĂ©gorie dâun monde et dâun homme en exil, il est la figure mĂȘme de lâexil. Il a bien une histoire, mais celle-ci est dĂ©nuĂ©e dâĂąme; Tunda est un corps qui rĂ©pond dans lâimmĂ©diat Ă lâexpĂ©rience, sans passions dâaucune sorte et, surtout, sans la mĂ©moire qui fait du nom un espace symbolique dans lequel la tension entre le fait dâhabiter ce nom et le remettre en question rend possible lâirruption de lâaltĂ©ritĂ© et, avec elle, la manifestation de lâhumain. Celui qui est dĂ©pourvu de la dimension mĂ©morielle nâest pas capable dâoublier et celui qui est incapable dâoublier est condamnĂ© Ă revivre Ă jamais la mĂȘme histoire dans une sorte de spirale Ă©ternelle.
Franz Tunda est lâĂ©missaire dâune modernitĂ© faite dâhommes et de noms anonymes, dâun anonymat transparent qui ne dissimule pas, qui ne ressent pas, qui ne se remet pas en question et qui ne...