Les narrateurs d'Auschwitz
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Les narrateurs d'Auschwitz

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Les narrateurs d'Auschwitz

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À propos de ce livre

Prendre l'Histoire Ă  rebrousse-poil pour faire entendre les voix de ses victimes; exposer la barbarie que cachent la culture et le progrĂšs technique; montrer que la mĂ©moire n'est pas l'affaire du passĂ©, mais du prĂ©sent et que l'Ă©criture peut et doit faire justice. Telle est l'entreprise d'Esther Cohen, qui s'inscrit entre autres dans le sillage de Walter Benjamin et Jacques Derrida. Son livre se veut, comme les oeuvres qui le nourrissent, un acte de rĂ©sistance contre le silence et l'indiffĂ©rence qui ont Ă©tĂ© les complices de la Shoah comme des nombreux massacres qui ont continuĂ© de dĂ©vaster le monde contemporain.Primo Levi, Jean AmĂ©ry, Jorge Semprun, Imre KertĂ©sz, mais encore Hannah Arendt, Albert Camus ou mĂȘme Franz Kafka: les auteurs rassemblĂ©s dans cet ouvrage ont vĂ©cu les camps, en ont Ă©tĂ© les tĂ©moins historiques, ou en ont eu le sombre pressentiment. En les rĂ©unissant, Esther Cohen fait entrer en rĂ©sonance quelques-unes des oeuvres capitales du XXe siĂšcle. PrĂ©face de Silvestra Mariniello

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Informations

Année
2012
ISBN
9782760626898

CHAPITRE 1

La fuite sans fin: l’étranger radical

Il vivait, au cours des derniers mois, dans un Ă©tat pour lequel il n’existe pas de nom en russe ni en allemand, probablement dans aucune langue au monde, un Ă©tat entre la rĂ©signation et l’attente.
JOSEPH ROTH
L’empereur François-Joseph meurt le 21 novembre 1916. On pouvait sentir se condenser, Ă  cette date, l’haleine de la dĂ©cadence qui se respirait depuis un certain temps en Europe centrale: c’est comme si le dernier rĂąle du monarque de la dynastie habsbourgeoise dĂ©clarait Ă  tout vent l’agonie de l’Empire austro-hongrois. Deux annĂ©es plus tard, en 1918, la dĂ©sintĂ©gration finale de cette puissance confirme ce qui se prĂ©parait depuis des dĂ©cennies: soutenu de maniĂšre illusoire, enfermĂ© dans l’isolement et le pathĂ©tisme grĂące au portrait du vieux François-Joseph accrochĂ© aux murs des maisons, des Ă©coles, des casernes et mĂȘme des bordels, portrait « dont Ă©mane le prĂ©sage d’une digne dĂ©cadence1 », l’Empire tombe finalement en ruine. Dans les dĂ©combres disparut un ordre qui allait bien au-delĂ  de la discipline monarchique et militaire. Si la PremiĂšre Guerre a mis fin Ă  un monde arbitraire et despotique, elle a aussi inaugurĂ© un ordre diffĂ©rent, Ă©galement cruel et sanguinaire, qui livre l’humanitĂ©, Ă  peine deux dĂ©cennies plus tard, au dĂ©shonneur du nazisme.
Des ruines de cette sociĂ©tĂ© surgit un homme moderne, nostalgique, dĂ©senchantĂ©, exilĂ© d’une « patrie » non pas rĂ©elle mais mythique, fantasmĂ©e pendant plus d’un siĂšcle par les Ă©crivains et les artistes. Le mythe de la grandeur monarchique, recueilli, louĂ© ou ironisĂ© par les Ă©crivains qui survĂ©curent Ă  sa chute, ne fut pas une crĂ©ation purement littĂ©raire; la fable mystificatrice de cet univers, dĂ©sormais perdu Ă  jamais, n’est qu’un maillon du long procĂšs dĂ©formateur de la rĂ©alitĂ© habsbourgeoise. Pourtant, selon Claudio Magris, Ă  partir de 1918, dĂ©sorientĂ©s dans le nouveau monde, ce furent bien les intellectuels et les Ă©crivains qui « se cramponnĂšrent Ă  cette tradition [habsbourgeoise] idĂ©alisĂ©e et fascinante, acceptant ou, du moins, subissant la mystification aliĂ©nante de la rĂ©alitĂ© historique caractĂ©ristique de l’époque de François- Joseph2 ». S’est imposĂ©, comme rĂ©sultat, ce qu’on appelle la rĂ©alitĂ©. L’Empire et l’ordre qui l’accompagnait se sont achevĂ©s avec un monde qui n’avait plus de place. À l’image du champ de ruines que Walter Benjamin pressentait dans la destruction de l’Europe et dans l’annihilation de la culture judĂ©o-allemande, le prĂ©sent fut aussi, dans sa particularitĂ©, le paysage animique dans lequel Roth, Musil, Zweig, Kraus, Hofmannsthal et Schnitzler, parmi d’autres, ont affirmĂ© la mort d’une Ă©poque et le surgissement d’un espace oĂč les hommes ne pourraient plus jamais se retrouver dans un « ici », mais toujours « loin d’ici ». Prenant des positions allant de la louange Ă  l’ironie, du pathĂ©tisme Ă  la rĂ©signation, tous ont persĂ©vĂ©rĂ© Ă  « donner vie » au mythe, fĂ»t-ce dans le regret ou la dĂ©sacralisation.
Le spectre de l’empire a hantĂ© cette gĂ©nĂ©ration d’écrivains qui, d’une façon ou d’une autre, ont dĂ» surmonter la mort du « pĂšre » en carton-pĂąte pour s’intĂ©grer Ă  la « civilisation » moderne, Ă  un vingtiĂšme siĂšcle qui, depuis des dĂ©cennies, prĂ©figurait et prĂ©parait le terrain pour accueillir le nouveau citoyen de la modernitĂ©, c’est-Ă -dire l’« Ă©tranger » Ă  l’intĂ©rieur comme Ă  l’extĂ©rieur de toute frontiĂšre. Joseph Roth (Galicie, 1894 – Paris, 1939) reprĂ©sente exemplairement cette fracture interne de l’EuropĂ©en; sa vie et son Ɠuvre montrent, avec une sincĂ©ritĂ© dĂ©chirante, la diversitĂ© des formes et des expressions qui traduisent le sentiment de manquer de racines. La fragmentation d’un territoire se manifeste par une dĂ©sintĂ©gration des cultures et des identitĂ©s, mĂȘme si elles semblaient ne relever que de l’illusion. Subitement, le monde entier se transforme en une terre qui n’appartient Ă  personne; et sa propre demeure, la majestueuse citĂ© viennoise, devient un enfer dans lequel on se retrouve doublement Ă©tranger car galicien et juif, Ă  ce moment tragique de l’histoire. Il faut absolument fuir. Mais fuir oĂč? C’est ce que raconte un petit dialogue populaire parmi les juifs d’Europe centrale: « Comment? tu vas lĂ -bas? Comme tu seras loin! / — Loin? Mais loin de quoi? » Une fois la carte altĂ©rĂ©e, l’on ne se retrouve plus jamais dans un pays ou dans une ville. L’expĂ©rience d’habiter le nom propre sera, pour cette population, une pratique totalement dĂ©suĂšte. Car s’il existe dans l’Ɠuvre de Roth un moment oĂč l’étrangĂ©itĂ© face au monde devient transparente, c’est prĂ©cisĂ©ment dans l’incapacitĂ© de ses personnages Ă  habiter leurs noms. InadaptĂ©s, suffocants ou, dans le pire des cas, indiffĂ©rents, tous les personnages manquent de relief et d’épaisseur: ce sont des noms sans corps ni Ăąme.
Le personnage central du roman La fuite sans fin (1927) de Joseph Roth, le lieutenant de l’armĂ©e autrichienne Franz Tunda, est le portrait Ă  nu d’une Ă©poque — la nĂŽtre. C’est un nouveau genre d’homme issu du dĂ©racinement et mĂ» uniquement par un vent fortuit, parce que, en fin de compte, il n’a rien Ă  perdre: « Je ne suis ni courageux, ni aventureux. Un vent me pousse et je ne crains pas la mort3. » Son histoire n’est pas l’histoire d’un hĂ©ros, ce n’est mĂȘme pas l’histoire d’une victime; son destin est celui qui Ă©choit Ă  un nombre croissant d’hommes et de peuples, Ă  partir de 1916 (quand il est fait prisonnier en Russie); sa vie se dissout dans l’anonymat et dans la fugue sans fin: il ne fuit rien ni personne, parce qu’il est sans origine et sans destin. Tunda passe de Russie en SibĂ©rie, puis de Berlin Ă  Paris, de l’ArmĂ©e rouge au monde intellectuel, de la vie militaire Ă  l’ennui, pour enfin terminer au cƓur de l’Europe, orphelin de nom, de patrie et d’existence.
En 1943, Hannah Arendt soutenait que les rĂ©fugiĂ©s, dĂ©placĂ©s de pays en pays, reprĂ©sentaient l’avant-garde de leur peuple. Si cela est vrai, Franz Tunda serait l’un des prĂ©curseurs littĂ©raires d’un drame Ă  venir, vĂ©cu dans une apparente impermĂ©abilitĂ© Ă  la douleur et Ă  l’avarie. Personnage d’« avant-garde », plein d’avenir mais sans avenir aucun, comme le dira, Ă  un autre moment, Irving Wohlfarth en faisant rĂ©fĂ©rence Ă  l’Ɠuvre picturale d’un survivant des camps nazis.
À une certaine occasion, alors qu’on lui demandait Ă  quel point il se sentait seul, Kafka rĂ©pondit: « Seul comme Franz Kafka. » Si l’on pouvait poser une question semblable Ă  Joseph Roth au sujet de son personnage, il rĂ©pondrait sans doute: « Étranger et seul comme Franz Tunda. » Car ni l’intrigue du roman ni le personnage principal ne conduisent quelque part; c’est plutĂŽt le rĂ©cit d’une odyssĂ©e dĂ©nuĂ©e de passion et d’engagement. Il ne s’agit plus de l’histoire d’un dĂ©chirement ou d’une mĂ©lancolie, comme dans ses autres romans, mais de l’histoire de leurs consĂ©quences. Il n’existe plus de nostalgie ou de peine, le monde est simplement devenu le thĂ©Ăątre du bannissement total, absolu et dĂ©solant. Pour prendre part Ă  ce spectacle, ainsi qu’il arrive dans L’AmĂ©rique de Kafka oĂč tous sont conviĂ©s Ă  jouer sur la scĂšne du grand thĂ©Ăątre d’Oklahoma, quiconque peut se convertir en un acteur chargĂ© de reprĂ©senter, avec sa vie, son propre personnage.
Mais pour Roth, les rĂŽles sont Ă©changeables: Ă  la maniĂšre d’une farce, les acteurs de ce nouveau monde post-impĂ©rial se perdent et ne peuvent plus se reconnaĂźtre sous leurs propres noms. Quelle chose Ă©trange, en effet, que cette incapacitĂ© Ă  s’arrĂȘter, fĂ»t-ce momentanĂ©ment, dans ce territoire du nom qui, bien que jamais totalement habitable, est toujours le premier sol, le lieu privilĂ©giĂ© oĂč l’altĂ©ritĂ© se manifeste. Mais si «dans les noms vit une force comme dans les habits4 », ainsi que l’écrit sarcastiquement Roth, Franz Tunda, avec ce nom « si grand, si fort, si mĂ©ticuleusement dessinĂ© avec ses cheveux et son ombre, qu’il se dĂ©tachait presque du papier, qu’il accĂ©dait Ă  une vie propre5 », n’est plus finalement que l’interprĂšte d’une vie quelconque, sans spĂ©cificitĂ©, rĂ©duit Ă  vivre malgrĂ© la vigueur de son nom aux confins de l’humanitĂ©. Parce qu’au moment de fuir de sa captivitĂ© en Russie, il se rĂ©fugie sous un nom d’emprunt polonais, Baranowicz, et accepte qu’« il lui semblait qu’il avait derriĂšre lui la partie la plus importante de sa vie [
]. Chaque semaine il Ă©crivait Ă  son ami sibĂ©rien Baranowicz [
]. Le nom Tunda n’était pas faux, Tunda Ă©tait effectivement Franz Baranowitz, citoyen des États soviĂ©tiques, fonctionnaire heureux, mariĂ© Ă  une femme silencieuse, domiciliĂ© Ă  Bakou. Il Ă©tait possible que son pays natal et sa vie antĂ©rieure revinssent quelques fois dans son rĂȘve6. »
Des fois, il se souvenait de son ancien monde, mais toujours Ă  la maniĂšre de celui qui pense Ă  ses vieux vĂȘtements ou Ă  une carte d’identitĂ© cousue au revers d’une veste ou d’un manteau. Ce passĂ©-lĂ , qui inclut le temps oĂč Franz Tunda hĂ©bergeait encore un lieutenant de l’armĂ©e impĂ©riale autrichienne, Ă©tait seulement un rĂȘve vague, chaque fois plus Ă©thĂ©rĂ© et irrĂ©el. C’est parce que la mĂ©moire n’est pas une prĂ©rogative des sans-noms. C’est uniquement dans le nom que la mĂ©moire trouve un objet et Franz Tunda l’avait progressivement perdue en chemin; il avait supprimĂ©, avec son nom, la possibilitĂ© mĂȘme de se remĂ©morer.
Primo Levi, dans son roman de tĂ©moignage Si c’est un homme, revient incessamment sur l’obsession du nom aboli, non pas Ă  la maniĂšre de Tunda dans une errance « sans inquiĂ©tude aucune, n’ayant rien Ă  perdre », mais arrachĂ© Ă  mĂȘme la peau dans les baraques et les crĂ©matoires:
C’est Null Achtzehn. On ne lui connaĂźt pas d’autre nom. ZĂ©ro dix-huit, les trois derniers chiffres de son matricule: comme si chacun s’était rendu compte que seul un homme est digne de porter un nom, et que Null Achtzehn n’est plus un homme. Je crois bien que lui-mĂȘme a oubliĂ© son nom; tout dans son comportement porterait Ă  le croire7.
Vingt ans sĂ©parent le roman de Levi de celui de Roth, deux dĂ©cennies qui verront l’ĂȘtre humain se prĂ©cipiter dans un abĂźme sans nom, cette fois bien au-delĂ  de toute possibilitĂ© linguistique. Pourtant, le Tunda de Roth prĂ©figure celui qui, pour Levi, sera l’image concentrĂ©e du mal de notre temps: la figure du «musulman». Dans une lettre Ă  son cher ami, Tunda Ă©crit:
Tu te demandes si je me suis plu en Russie. J’ai vĂ©cu les derniers mois dans un Ă©tat pour lequel il n’y a pas de nom, ni en russe, ni en allemand, et probablement dans aucune autre langue du monde, dans un Ă©tat qui se tient entre la rĂ©signation et l’attente. J’imagine que les morts sont, durant un instant, dans cet Ă©tat lorsqu’ils abandonnent la vie terrestre et n’ont pas encore commencĂ© l’autre. [
] J’avais l’impression que Baranowicz Ă©tait mort et Tunda pas encore nĂ©8.
À quel point, et malgrĂ© la distance historique, la description de l’état d’ñme de Tunda rĂ©sonne avec les pages de Primo Levi! Cette mutation du nom, sans douleur et sans possibilitĂ© mĂȘme d’ĂȘtre nommĂ©e, atteindra des dimensions inouĂŻes avec Levi. Les « musulmans » des camps sont une incarnation plus sauvage et plus brutale de Tunda, qui ne reprĂ©sente plus dĂ©sormais que le dĂ©but d’une souffrance qui se dĂ©veloppera jusqu’à devenir le dĂ©rĂšglement indĂ©passable de l’espĂšce humaine. L’exil expĂ©rimentĂ© par le « musulman » n’aura plus de caractĂšre littĂ©raire, ce ne sera plus une avant-garde. Primo Levi le dĂ©crit ainsi:
Tous les « musulmans » qui finissent Ă  la chambre Ă  gaz ont la mĂȘme histoire, ou plutĂŽt ils n’ont pas d’histoire du tout: ils ont suivi la pente jusqu’au bout, naturellement, comme le ruisseau va Ă  la mer. [
] Leur vie est courte mais leur nombre infini. Ce sont eux, les MuselmĂ€nner, les damnĂ©s, le nerf du camp; eux la masse anonyme, continuellement renouvelĂ©e et toujours identique, des non-hommes en qui l’étincelle divine s’est Ă©teinte, et qui marchent et peinent en silence, trop vides dĂ©jĂ  pour souffrir vraiment. On hĂ©site Ă  les appeler des vivants: on hĂ©site Ă  appeler mort une mort qu’ils ne craignent pas parce qu’ils sont trop Ă©puisĂ©s pour la comprendre9.
DiffĂ©rent de Carl Joseph Trotta, le jeune hĂ©ros de La marche de Radetzky de Joseph Roth, qui vit tourmentĂ© par la mĂ©moire du grand-pĂšre Trotta matĂ©rialisĂ©e dans un portrait et veillant jalousement, du haut du mur, sur l’honneur du nom, Franz Tunda ne se souvient de rien, ne se tourmente d’aucun passĂ©; il ne souffre Ă  aucun moment du vide absolu du nom.
Si Kafka a montrĂ© l’affaissement du nom rĂ©duit Ă  une seule consonne, Roth montre le mĂȘme affaissement dans un tumulte de noms qui peu Ă  peu se vident et se dĂ©sintĂšgrent: Tunda, Trotta, Taittinger
 Tunda n’est plus un personnage aux caractĂ©ristiques particuliĂšres qui en feraient un individu Ă©trange, ou un Ă©tranger; Tunda n’est pas uniquement l’allĂ©gorie d’un monde et d’un homme en exil, il est la figure mĂȘme de l’exil. Il a bien une histoire, mais celle-ci est dĂ©nuĂ©e d’ñme; Tunda est un corps qui rĂ©pond dans l’immĂ©diat Ă  l’expĂ©rience, sans passions d’aucune sorte et, surtout, sans la mĂ©moire qui fait du nom un espace symbolique dans lequel la tension entre le fait d’habiter ce nom et le remettre en question rend possible l’irruption de l’altĂ©ritĂ© et, avec elle, la manifestation de l’humain. Celui qui est dĂ©pourvu de la dimension mĂ©morielle n’est pas capable d’oublier et celui qui est incapable d’oublier est condamnĂ© Ă  revivre Ă  jamais la mĂȘme histoire dans une sorte de spirale Ă©ternelle.
Franz Tunda est l’émissaire d’une modernitĂ© faite d’hommes et de noms anonymes, d’un anonymat transparent qui ne dissimule pas, qui ne ressent pas, qui ne se remet pas en question et qui ne...

Table des matiĂšres

  1. Page de couverture
  2. Demi-page titre
  3. Page de titre
  4. Page de copyright
  5. DĂ©dicace
  6. Fugue de la mort
  7. Préface
  8. Introduction
  9. Chapitre 1: La fuite sans fin: l’étranger radical
  10. Chapitre 2: Franz Kafka et la mĂ©moire de l’avenir
  11. Chapitre 3: Raconter: témoigner face à la mutité de la langue
  12. Chapitre 4: La trĂȘve: le voyage et l’expĂ©rience de la mĂ©moire
  13. Chapitre 5: Le pouvoir silencieux du nazisme: la langue du IIIe Reich
  14. Chapitre 6: Par-delĂ  le pardon: Jean AmĂ©ry et l’odyssĂ©e du ressentiment
  15. Chapitre 7: Imre Kertész: le sourire du survivant
  16. Chapitre 8: Etty Hillesum: « Nous avons quitté le camp en chantant »
  17. Chapitre 9: Albert Camus: un exercice de mémoire
  18. Bibliographie
  19. Table Des MatiĂšres
  20. Dans La MĂȘme Collection