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Chapitre 1
PĂ©diatre en mĂ©decine de lâadolescence
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Lâanorexie mentale a Ă©tĂ© longtemps une maladie incomprise, mystĂ©rieuse et clandestine. Il aura fallu la publication de nombreux tĂ©moignages poignants de jeunes filles anorexiques et la mĂ©diatisation dâĂ©vĂ©nements dramatiques tels que le suicide de Solenn Poivre dâArvor, fille dâun cĂ©lĂšbre journaliste français, pour que la maladie sorte de lâombre.
En tant que pĂ©diatre spĂ©cialisĂ© en mĂ©decine de lâadolescence, je cĂŽtoie les pathologies de lâadolescence depuis trente-six ans et lâanorexie mentale depuis les annĂ©es 1980. Ma pratique mĂ©dicale auprĂšs de milliers de jeunes filles qui se sont infligĂ© des restrictions sĂ©vĂšres de lâappĂ©tit mâa amenĂ© Ă considĂ©rer cette maladie comme essentiellement lâexpression dâune impasse sur le plan identitaire, comme un dysfonctionnement du dĂ©veloppement global Ă lâadolescence. Lâanorexie mentale est une pathologie puissante et dĂ©vastatrice : la patiente renvoie dos Ă dos parents et intervenants de la santĂ©, refuse tous les plans dâaction et se sert du sentiment dâimpuissance quâĂ©prouve son entourage face Ă elle pour entretenir sa dĂ©pendance Ă la maladie. Comprendre que la maladie est un refuge identitaire et accepter le fait que lâadolescente Ă©chappe Ă tous les protocoles rigides, chaque cas posant un dĂ©fi, sont absolument essentiels pour tous ceux qui travaillent et interviennent auprĂšs dâelle.
Qui est la jeune fille anorexique ? Comment le contexte social et familial favorise-t-il lâapparition de la maladie ? Quand et comment hospitaliser ces adolescentes en plein dĂ©veloppement pubertaire, physique, psychique et identitaire ? Comment Ă la fois rĂ©pondre Ă leur besoin inconscient de rĂ©gression et les aider Ă construire leur personnalitĂ© et Ă habiter leur corps en pleine transformation ? Comment les aider Ă sortir de la spirale du contrĂŽle ? Autant de questions que je me suis posĂ©es au cours de ma pratique hospitaliĂšre au centre hospitalier universitaire (CHU) de Sainte-Justine Ă MontrĂ©al et auxquelles jâapporte ici quelques Ă©lĂ©ments de rĂ©ponse fondĂ©s sur mon expĂ©rience de clinicien de lâado- lescence.
Avant dâentrer dans le vif du sujet, un bref retour en arriĂšre sâimpose. Devient-on un pĂ©diatre spĂ©cialisĂ© en mĂ©decine de lâadolescence par hasard ?
Deux frĂšres jumeaux
« Câest un garçon madame ! Et, surprise, il nâarrive pas tout seul!» VoilĂ probablement les premiĂšres paroles que jâai entendues en arrivant au monde. Jacques, mon frĂšre jumeau â un vrai, parfaitement identique â, serait nĂ© vingt minutes aprĂšs moi, un 20 juin. Nous appartenons Ă la gĂ©nĂ©ration nĂ©e avant lâavĂšnement de lâĂ©chographie fĆtale, mes parents nâont su quâĂ la naissance que nous Ă©tions deux. Une grande surprise, nous a-t-on racontĂ©. Petits, fragiles et prĂ©cieux â câest ainsi que lâon nous dĂ©crivait â, nous avons Ă©tĂ© baptisĂ©s le jour mĂȘme de notre naissance, câĂ©tait plus prudent.
Nos parents ont toujours pris soin de ne pas nous confondre. Je portais, dit-on, un ruban bleu au poignet qui permettait de me reconnaĂźtre. Consciemment ou inconsciemment, ils voulaient protĂ©ger notre individualitĂ©. Bien que systĂ©matiquement confondus par les autres â et dâailleurs encore aujourdâhui â, mon frĂšre et moi nâavons souffert dâaucun problĂšme dâidentitĂ©. Cette situation particuliĂšre liĂ©e Ă ma naissance a-t-elle pu influer sur ma dĂ©cision de me consacrer aux jeunes filles Ă lâallure si fragile ? Le problĂšme identitaire des anorexiques mâa-t-il interpellĂ© au point de vouloir lui consacrer ma vie professionnelle ? Probablement que ma carriĂšre de pĂ©diatre nâest pas le fruit du hasard.
Ayant grandi dans une famille Ă©largie comprenant pĂšre et mĂšre, grands-parents maternels, tantes et oncles maternels, mon frĂšre et moi, de mĂȘme quâune sĆur aĂźnĂ©e et un frĂšre cadet, nous avons bĂ©nĂ©ficiĂ© dâun climat familial chaleureux et sĂ©curisant. CâĂ©tait tout le contraire de lâisolement que connaissent les nombreuses familles que je rencontre aujourdâhui dans ma pratique quotidienne. Ces parents ont un Ă©norme besoin de soutien et de rĂ©confort, pendant la maladie de leur fille ou, parfois, de leurs deux filles, car la maladie frappe deux membres de la mĂȘme famille dans certains cas.
Naissance dâune vocation
Jâai fait mes Ă©tudes primaires au Jardin de lâenfance Ă Valleyfield, prĂšs de MontrĂ©al. Pour me rendre Ă lâĂ©cole, je passais devant lâhĂŽpital de ma ville et parfois je mâarrĂȘtais devant une ambulance qui arrivait en trombe, gyrophares allumĂ©s et sirĂšne en marche. JâĂ©tais impressionnĂ©. Le travail de ceux et celles qui prenaient en charge les malades me fascinait. TrĂšs tĂŽt, jâai su que, un jour, je serais mĂ©decin. Les Ă©tudes seraient longues et chĂšres, mais, peu importait, nos parents nous disaient quâils Ă©taient prĂȘts Ă hypothĂ©quer notre maison pour payer nos Ă©tudes.
Au collĂšge, je nâĂ©tais pas un premier de classe; par contre jâavais de trĂšs bonnes notes en mathĂ©matiques, si bien que mon plan Ă©tait tout tracĂ©: si jâĂ©chouais en mĂ©decine, je mâorienterais vers lâactuariat. Jâai finalement prĂ©sentĂ© ma demande dâadmission en mĂ©decine, qui com- portait entre autres Ă©preuves une entrevue individuelle redoutĂ©e de tous. Ă juste titre. Je me souviens trĂšs bien du dĂ©roulement de lâentretien. Ă la question : « Depuis quand pensez-vous Ă la mĂ©decine ? » jâai rĂ©pondu : « Depuis toujours ! » « Et si vous nâĂȘtes pas acceptĂ© ? » « Je nâai jamais pensĂ© que vous me refuseriez!» AĂŻe, câĂ©tait une gaffe, je ne voulais pas ĂȘtre arrogant, je recourais juste Ă lâhumour dans un moment de grand stress. Quelques semaines aprĂšs, on mâa informĂ© que jâĂ©tais acceptĂ©. Et lĂ , je savais que ça allait ĂȘtre difficile.
Cela a Ă©tĂ© difficile, en effet. Accumuler les heures de travail, assimiler des tas de connaissances, subir le stress des examens et de la compĂ©tition, ce nâest pas une sinĂ©cure. Pour devenir mĂ©decin, il faut ĂȘtre motivĂ©. De plus, les dirigeants de la facultĂ© avaient eu la brillante idĂ©e de placer les examens aprĂšs le congĂ© des fĂȘtes, de sorte que nous avons dĂ» passer nos vacances Ă Ă©tudier. Un mauvais souvenir. Plus tard, je contribuerai Ă apporter des changements profonds au programme des Ă©tudes mĂ©dicales en tant que professeur Ă la facultĂ©. Heureusement, jâai nouĂ© durant cette pĂ©riode difficile des amitiĂ©s durables.
Mes débuts comme pédiatre
Une fois mĂ©decin, jâĂ©tais fier de mon parcours, je voyais enfin Ă quoi servait tout ce que nous avions appris et dĂ©couvrais lâart de la pratique mĂ©dicale. IntĂ©grer les connaissances et les mettre en pratique de maniĂšre originale et crĂ©ative, voilĂ ce Ă quoi je me suis appliquĂ© durant toute ma carriĂšre.
Dans mon milieu familial, je faisais partie de la premiĂšre gĂ©nĂ©ration qui accĂ©dait aux Ă©tudes universitaires quâelle pouvait choisir. Une fois admis en mĂ©decine, jâai tout de suite su que je voulais me spĂ©cialiser en pĂ©diatrie et mâinstaller dans ma petite ville natale qui mâavait si bien nourri dans tous les sens du terme. Je voulais rendre Ă ma communautĂ© ce quâelle mâavait donnĂ©. Le sort en a dĂ©cidĂ© autrement. Câest Ă Sainte-Justine Ă MontrĂ©al que jâai commencĂ© ma carriĂšre et fait les trois premiĂšres annĂ©es de spĂ©cialisation en pĂ©diatrie. De trĂšs nombreuses heures de travail, des semaines interminables, des cas difficiles, mais câĂ©tait merveilleux dâapprendre le mĂ©tier et dâexercer une profession aussi gratifiante. JâĂ©tais heureux.
Alors quâil avait Ă©tĂ© jusque-lĂ rĂ©servĂ© prioritairement aux enfants, lâhĂŽpital Sainte-Justine sâest mis Ă accueillir des enfants de plus en plus grands, puis des adolescents ayant des besoins prĂ©cis et des problĂšmes tout Ă fait diffĂ©rents de ceux de la petite enfance. Devant lâafflux de nouvelles catĂ©gories de malades, le directeur du service de pĂ©diatrie, le Dr Luc Chicoine, qui avait dĂ©celĂ© chez moi une aptitude particuliĂšre pour le travail auprĂšs des adolescents, mâa chargĂ© de mâoccuper de ces derniers dans mes heures de garde Ă lâurgence. La plupart du temps, je les soignais pour des intoxications aux drogues. Câest ainsi que jâai dĂ©couvert la toxicomanie, une problĂ©matique nouvelle pour nous les pĂ©diatres, un territoire inconnu que nous devions explorer et dĂ©finir. Je mây suis totalement investi.
La mĂ©decine de lâadolescence
Envisageant de crĂ©er une unitĂ© de soins en mĂ©decine de lâadolescence Ă Sainte-Justine, le Dr Chicoine me proposa dâaller suivre une formation en mĂ©decine de lâadolescence qui se donnait alors seulement aux Ătats-Unis. Jâai acceptĂ© sans hĂ©siter et jâai passĂ© une annĂ©e de formation post- doctorale au Montefiore Hospital and Medical Center, affiliĂ© au Albert Einstein Institute of Medicine Ă New York, de juillet 1973 Ă juin 1974, un programme trĂšs renommĂ© Ă lâĂ©poque.
Ma formation a Ă©tĂ© trĂšs riche. Parmi tout ce que jâai appris, ce qui mâa le plus servi concerne ma pratique mĂ©dicale : jâai compris durant mon annĂ©e de spĂ©cialisation que je devrais toujours rester fidĂšle Ă moi-mĂȘme et exercer mon mĂ©tier Ă ma maniĂšre, en respectant mes convictions. Cet enseignement Ă©tait dâautant plus prĂ©cieux que jâavais conscience quâune tĂąche gigantesque mâattendait Ă MontrĂ©al : mettre sur pied une unitĂ© de soins.
Bien que jeune et mal dĂ©finie Ă lâĂ©poque, la mĂ©decine de lâadolescence mâa tout de suite passionnĂ©, et ce pour plusieurs raisons. Tout dâabord, je conserve dâexcellents souvenirs de ma propre adolescence qui a Ă©tĂ© pour moi une pĂ©riode trĂšs crĂ©ative et constructive. La confiance et la force que jâai puisĂ©es dans ces annĂ©es fondatrices expliquent certainement ma dĂ©termination et mon engagement dans la pratique mĂ©dicale. Le dĂ©sir dâaider chacun Ă vivre son adolescence, lâĂąge de tous les espoirs, cette Ă©poque privilĂ©giĂ©e oĂč lâavenir paraĂźt totalement ouvert, mâa toujours habitĂ©.
De plus, la mĂ©decine de lâadolescence est une spĂ©cialitĂ© riche et originale, car elle nâest liĂ©e ni Ă un organe tel que le cĆur (cardiologie) ou les poumons (pneumologie), ni Ă un systĂšme comme le systĂšme psychique (psychiatrie). Elle concerne une pĂ©riode clĂ© de la vie, une pĂ©riode de croissance intense et de transformations de toutes sortes.
AxĂ©e sur la comprĂ©hension du dĂ©veloppement complexe qui a lieu entre douze et dix-huit ans et quâon appelle la pubertĂ©, la mĂ©decine de lâadolescence est depuis peu une spĂ©cialitĂ© reconnue comme telle au Canada. AprĂšs trente-six annĂ©es de pratique dans le milieu pĂ©diatrique et universitaire de Sainte-Justine, le CollĂšge des mĂ©decins du QuĂ©bec mâa dĂ©cernĂ© un diplĂŽme en mĂ©decine de lâadolescence en aoĂ»t 2011. Câest donc en fin de carriĂšre que je suis finalement reconnu comme expert en mĂ©decine de lâadolescence ; jâaurai Ă©tĂ© patient, tout comme mes patientes anorexiques mâont appris Ă lâĂȘtre.
Chapitre 2
Lâapparition de lâanorexie en mĂ©decine de lâadolescence
La mĂ©decine de lâadolescence se dĂ©veloppe Ă la fin des annĂ©es 1960 aux Ătats-Unis, au milieu des annĂ©es 1970 au QuĂ©bec et au dĂ©but des annĂ©es 1980 en Europe. Avant lâĂ©tablissement dâune section en mĂ©decine de lâadolescence en 1974, rien nâĂ©tait vraiment prĂ©vu pour les adolescents Ă lâhĂŽpital Sainte-Justine, la plus grande structure pĂ©diatrique francophone dâAmĂ©rique du Nord. Un vieux manoir situĂ© Ă cĂŽtĂ© du bĂątiment principal de lâhĂŽpital avait Ă©tĂ© amĂ©nagĂ© en 1973 pour accueillir et soigner les jeunes en Ă©tat dâintoxication liĂ© Ă lâ« usage non mĂ©dical de drogues », selon lâexpression en usage. Cette unitĂ© pour adolescents installĂ©e hors des murs de lâhĂŽpital tĂ©moigne de lâattitude ambivalente que manifestait lâadministration Ă lâĂ©gard de cette catĂ©gorie de patients. De toute Ă©vidence, les adolescents nâĂ©taient pas les bienvenus aux urgences principales.
Ă mon retour de New York en 1974, jâai eu la chance de pouvoir ouvrir au sein du dĂ©partement de pĂ©diatrie de lâhĂŽpital Sainte-Justine et de la facultĂ© de mĂ©decine de lâUniversitĂ© de MontrĂ©al la toute premiĂšre section franco-phone de mĂ©decine de lâadolescence en milieu hospitalo-universitaire. Jâai supprimĂ© la structure mĂ©dicale du manoir et ai commencĂ© Ă accueillir les adolescents dans lâhĂŽpital mĂȘme. Un bouleversement. Non seulement ces nouveaux patients entraient lĂ©gitimement Ă lâhĂŽpital, mais de plus ils Ă©taient intĂ©grĂ©s dans un environnement hospitalo-universitaire oĂč la clinique, lâenseignement et la recherche sâentre-croisent sans cesse. CâĂ©tait pour moi un privilĂšge et une occasion Ă ne pas laisser passer. CâĂ©tait aussi un dĂ©fi de taille, car tout Ă©tait Ă faire : accueillir, observer et traiter les patients en un temps record, les besoins et les demandes des adolescents changeant en effet trĂšs vite. Câest dans ce contexte dâurgence quâavec une Ă©quipe restreinte dâintervenants, ĂŽ combien dĂ©vouĂ©s et motivĂ©s, mon aventure commence.
La génération yéyé
Afin dâexpliquer comment et pourquoi la mĂ©decine de lâadolescence a surgi subitement dans le monde mĂ©dical au cours des annĂ©es 1970, prenant au dĂ©pourvu tous les professionnels de la santĂ©, il faut rappeler le contexte sociologique de lâĂ©poque.
Tout dâabord, les adolescents nâont jamais Ă©tĂ© aussi nombreux au QuĂ©bec que dans ces annĂ©es-lĂ , le groupe des 10-20 ans dĂ©passant en nombre le groupe des 0-10 ans. Cette dĂ©mographie unique dans notre histoire a Ă©tĂ© en partie prĂ©vue sur le plan scolaire â il a fallu bĂątir de nouvelles Ă©coles secondaires pour les accueillir â, mais aucunement sur le plan de la santĂ©.
Sur le plan social, tout vacille. Ă la guerre du Vietnam qui domine lâactualitĂ© internationale sâajoutent les Ă©vĂ©nements de Mai 68 en France, la libĂ©ration sexuelle, les mouvements de contestation sociale et les grĂšves dans la fonction publique au QuĂ©bec. LâarrivĂ©e au pouvoir du Parti QuĂ©bĂ©cois en 1976, un parti sĂ©paratiste, va contribuer Ă crĂ©er dans la sociĂ©tĂ© une effervescence sans prĂ©cĂ©dent, plus importante que celle qui a suivi la DeuxiĂšme Guerre mondiale, au dire des historiens. Cependant, câest la vague des sĂ©parations et des divorces qui aura, selon moi, les rĂ©percussions les plus profondes sur la santĂ© mentale des adolescents. Les jeunes gens de cette gĂ©nĂ©ration font face Ă la contestation collective de leurs propres parents ; comment sâopposer Ă ces derniers, comment se distinguer dâadultes qui mĂšnent leur propre rĂ©volution sociale et personnelle ?
Dans ce contexte en Ă©bullition arrive donc en force une foule de jeunes en proie Ă de nouvelles difficultĂ©s. Des difficultĂ©s dâautant plus grandes que ces adolescents en pleine croissance et en train de forger leur propre identitĂ© agissent avec le degrĂ© de maturitĂ© correspondant Ă leur Ăąge. Il est alors inĂ©vitable que surgissent des problĂšmes tels que la toxicomanie, qui est depuis devenue le flĂ©au que lâon sait.
Le cannabis et ses dĂ©rivĂ©s sont les premiĂšres drogues douces qui aient Ă©tĂ© fournies en abondance sur le marchĂ©. Au cannabis sâest ajoutĂ© le LSD, trĂšs apprĂ©ciĂ© pour ses effets stimulants sur la crĂ©ation. (Les jeunes AmĂ©ricains qui reviennent assez abĂźmĂ©s de la guerre du Vietnam en consomment volontiers.) On voit alors dĂ©filer Ă lâurgence de Sainte-Justine des cas de bad trip, câest-Ă -dire des rĂ©actions de toxicitĂ© aiguĂ« due Ă de mauvais dosages.
La drogue accompagnait au dĂ©but un mouvement de contestation qui sâinscrivait dans lâĂšre du temps, mais elle est devenue trĂšs rapidement un article de consommation rĂ©cupĂ©rĂ© par le monde interlope. Dâadeptes, les adolescents deviennent victimes; les prix grimpent, les substances perdent de leur puretĂ©, des mĂ©langes de toutes sortes ainsi que de nouvelles molĂ©cules apparaissent et les effets nĂ©fastes sâaccentuent : le dĂ©crochage scolaire sâĂ©tend, les troubles du comportement et les actes dĂ©linquants se multiplient. Devant cette vague de fond, notre Ă©quipe de soignants qui nâavait eu jusque-lĂ affaire quâĂ des consommateurs de drogues douces, doit se mobiliser et rĂ©pondre aux besoins nouveaux et complexes des adolescents adeptes des drogues dures.
Les drogues dures
La morphine, une drogue dure utilisĂ©e par injection, est la plus consommĂ©e par les jeunes que nous recevons. Ils arrivent Ă lâurgence dans le coma, en arrĂȘt respiratoire ou bien pleinement conscients. Souvent, dans un moment de luciditĂ©, ils nous demandent de les aider Ă se sevrer. MĂȘme sâil sâagit parfois seulement de belles paroles â les adolescents vivent des difficultĂ©s sur les plans familial, scolaire ou juridique et veulent montrer quâils ont pris une sage dĂ©cision â, nous faisons tout pour rĂ©pondre favorablement Ă leur demande : nous les hospitalisons pendant une semaine, leur prescrivons au besoin des anxiolytiques, puis les suivons en clinique externe. Ces patients sont fidĂšles Ă leurs rendez-vous mĂ©dicaux et tissent avec nous des liens thĂ©rapeutiques solides qui leur sont salutaires.
Notre plan thĂ©rapeutique convient Ă la presque totalitĂ© des adolescents. MalgrĂ© leur Ă©tat de manque, ils arrivent Ă se conformer sans grande rĂ©sistance Ă nos rĂšgles et Ă nos exigences. Du cĂŽtĂ© de lâadministration, notre approche thĂ©rapeutique ne suscite aucune critique ; bien quâen pleine dĂ©tresse, les adolescents sont respectueux, polis et ne causent aucun dommage matĂ©riel dans lâhĂŽpital. Les autoritĂ©s sont rassurĂ©es.
Cette expĂ©rience auprĂšs des toxicomanes mâa beaucoup apportĂ©. Elle mâa permis de prendre conscience quâils affrontaient des problĂšmes complexes pour leur Ăąge, quâils Ă©taient sincĂšres malgrĂ© lâĂ©chec des sevrages et que nous, les mĂ©decins, nous sentions trop souvent impuissants face Ă eux. Ce dernier point est particuliĂšrement dĂ©routant, car, en dĂ©pit de tous nos efforts, les dĂ©cĂšs par surdose surviennent en grand nombre et sont impossibles Ă prĂ©venir. Selon moi, ces adolescents, parce quâils nâont aucune prise sur la sociĂ©tĂ©, sont victimes de son Ă©volution. Ă travers la toxicomanie, ils expriment un Ă©tat de dĂ©tresse amplifiĂ© par les effets des transformations psychiques et physiques qui sâopĂšrent Ă leur Ăąge.
Marianne est une jeune fille que jâai soignĂ©e Ă trois ou quatre reprises alors quâelle se trouvait dans le coma. Pour payer ses doses de drogue, elle commettait des vols armĂ©e dâun faux fusil parce quâelle voulait Ă©viter de tirer sur quelquâun. Elle a ainsi commis plus dâune trentaine de vols. Quelques annĂ©es aprĂšs, elle a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©e et incarcĂ©rĂ©e dans une prison pour femmes et, du fait de sa beautĂ© juvĂ©nile et de son immaturitĂ©, elle est rapidement devenue la proie sexuelle des autres dĂ©tenues. Alors quâelle avait dĂ©passĂ© lâĂąge de lâadolescence et disposait dâun avocat, elle a continuĂ© Ă me demander de plaider en sa faveur et voulait que je lâaide Ă obtenir un transfert vers une prison moins rude. VoilĂ le genre dâadolescents qui frĂ©quentent notre hĂŽpital ; des jeunes gens marginaux qui attendent un soutien constant.
La sexualité
Comme nous avons cĂŽtoyĂ© des adolescents toxicomanes qui ont commencĂ© Ă avoir une vie sexuelle active plus tĂŽt que les autres, nous pouvions savoir quels Ă©taient les problĂšmes de sexualitĂ© des jeunes Ă lâĂ©poque oĂč la demande de soins liĂ©e Ă la libĂ©ration sexuelle des annĂ©es 1970 et 1980 a dĂ©cuplĂ©. De nouveau, nous avons dĂ» nous ajuster Ă cette nouvelle rĂ©alitĂ© clinique: observer, comprendre et agir vite. Dâabord prendre conscience que lâĂąge de la premiĂšre re...