Adolescentes anorexiques
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Adolescentes anorexiques

Plaidoyer pour une approche clinique humaine

  1. 200 pages
  2. French
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Adolescentes anorexiques

Plaidoyer pour une approche clinique humaine

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À propos de ce livre

« Les adolescentes anorexiques m'ont toujours fascinĂ© par leur authenticitĂ© et leur force de caractĂšre. Mais, en raison de la complexitĂ© de leur situation, de l'attention qu'elles requiĂšrent et du dĂ©sarroi de leurs parents, toute intervention professionnelle est source de doutes et d'interrogations.Devant ces jeunes fi lles, j'ai considĂ©rĂ© dĂšs le dĂ©part que mon rĂŽle premier Ă©tait de les amener Ă  se protĂ©ger et Ă  reconstituer leur identitĂ© mise Ă  mal. Et pour ça, il m'a toujours semblĂ© nĂ©cessaire de crĂ©er un environnement thĂ©rapeutique dans lequel les patientes se sentent Ă  l'aise et respectĂ©es dans leur individualitĂ©. Les contraindre Ă  se soigner ne sert Ă  rien. Chacune doit comprendre par elle-mĂȘme l'importance et l'urgence de guĂ©rir.Je sais combien il est diffi cile de rĂ©sister aux multiples approches coercitives: tout, dans le systĂšme de santĂ©, y conduit. L'expĂ©rience dĂ©montre pourtant bien que ces mĂ©thodes blessent plus qu'elles n'aident.Les Ă©lĂ©ments essentiels d'une approche clinique humaine et efficace sont la qualitĂ© du lien qu'on Ă©tablit avec les adolescentes et le temps qu'on est prĂȘt Ă  leur accorder. AprĂšs trente-six ans de pratique, je reste convaincu que cette approche est la bonne. »Jean Wilkins est mĂ©decin, pĂ©diatre, spĂ©cialiste en mĂ©decine de l'adolescence et professeur titulaire Ă  la FacultĂ© de mĂ©decine de l'UniversitĂ© de MontrĂ©al. Il a fondĂ© la section de mĂ©decine de l'adolescence au CHU Sainte-Justine en 1974, une premiĂšre dans le milieu mĂ©dical francophone, etil y a ouvert une clinique spĂ©cialisĂ©e dans les troubles de la conduite alimentaire.

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Informations

Année
2012
ISBN
9782760627628
 

Chapitre 1

PĂ©diatre en mĂ©decine de l’adolescence

 
 
L’anorexie mentale a Ă©tĂ© longtemps une maladie incomprise, mystĂ©rieuse et clandestine. Il aura fallu la publication de nombreux tĂ©moignages poignants de jeunes filles anorexiques et la mĂ©diatisation d’évĂ©nements dramatiques tels que le suicide de Solenn Poivre d’Arvor, fille d’un cĂ©lĂšbre journaliste français, pour que la maladie sorte de l’ombre.
En tant que pĂ©diatre spĂ©cialisĂ© en mĂ©decine de l’adolescence, je cĂŽtoie les pathologies de l’adolescence depuis trente-six ans et l’anorexie mentale depuis les annĂ©es 1980. Ma pratique mĂ©dicale auprĂšs de milliers de jeunes filles qui se sont infligĂ© des restrictions sĂ©vĂšres de l’appĂ©tit m’a amenĂ© Ă  considĂ©rer cette maladie comme essentiellement l’expression d’une impasse sur le plan identitaire, comme un dysfonctionnement du dĂ©veloppement global Ă  l’adolescence. L’anorexie mentale est une pathologie puissante et dĂ©vastatrice : la patiente renvoie dos Ă  dos parents et intervenants de la santĂ©, refuse tous les plans d’action et se sert du sentiment d’impuissance qu’éprouve son entourage face Ă  elle pour entretenir sa dĂ©pendance Ă  la maladie. Comprendre que la maladie est un refuge identitaire et accepter le fait que l’adolescente Ă©chappe Ă  tous les protocoles rigides, chaque cas posant un dĂ©fi, sont absolument essentiels pour tous ceux qui travaillent et interviennent auprĂšs d’elle.
Qui est la jeune fille anorexique ? Comment le contexte social et familial favorise-t-il l’apparition de la maladie ? Quand et comment hospitaliser ces adolescentes en plein dĂ©veloppement pubertaire, physique, psychique et identitaire ? Comment Ă  la fois rĂ©pondre Ă  leur besoin inconscient de rĂ©gression et les aider Ă  construire leur personnalitĂ© et Ă  habiter leur corps en pleine transformation ? Comment les aider Ă  sortir de la spirale du contrĂŽle ? Autant de questions que je me suis posĂ©es au cours de ma pratique hospitaliĂšre au centre hospitalier universitaire (CHU) de Sainte-Justine Ă  MontrĂ©al et auxquelles j’apporte ici quelques Ă©lĂ©ments de rĂ©ponse fondĂ©s sur mon expĂ©rience de clinicien de l’ado- lescence.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, un bref retour en arriĂšre s’impose. Devient-on un pĂ©diatre spĂ©cialisĂ© en mĂ©decine de l’adolescence par hasard ?
Deux frĂšres jumeaux
« C’est un garçon madame ! Et, surprise, il n’arrive pas tout seul!» VoilĂ  probablement les premiĂšres paroles que j’ai entendues en arrivant au monde. Jacques, mon frĂšre jumeau – un vrai, parfaitement identique –, serait nĂ© vingt minutes aprĂšs moi, un 20 juin. Nous appartenons Ă  la gĂ©nĂ©ration nĂ©e avant l’avĂšnement de l’échographie fƓtale, mes parents n’ont su qu’à la naissance que nous Ă©tions deux. Une grande surprise, nous a-t-on racontĂ©. Petits, fragiles et prĂ©cieux – c’est ainsi que l’on nous dĂ©crivait –, nous avons Ă©tĂ© baptisĂ©s le jour mĂȘme de notre naissance, c’était plus prudent.
Nos parents ont toujours pris soin de ne pas nous confondre. Je portais, dit-on, un ruban bleu au poignet qui permettait de me reconnaĂźtre. Consciemment ou inconsciemment, ils voulaient protĂ©ger notre individualitĂ©. Bien que systĂ©matiquement confondus par les autres – et d’ailleurs encore aujourd’hui –, mon frĂšre et moi n’avons souffert d’aucun problĂšme d’identitĂ©. Cette situation particuliĂšre liĂ©e Ă  ma naissance a-t-elle pu influer sur ma dĂ©cision de me consacrer aux jeunes filles Ă  l’allure si fragile ? Le problĂšme identitaire des anorexiques m’a-t-il interpellĂ© au point de vouloir lui consacrer ma vie professionnelle ? Probablement que ma carriĂšre de pĂ©diatre n’est pas le fruit du hasard.
Ayant grandi dans une famille Ă©largie comprenant pĂšre et mĂšre, grands-parents maternels, tantes et oncles maternels, mon frĂšre et moi, de mĂȘme qu’une sƓur aĂźnĂ©e et un frĂšre cadet, nous avons bĂ©nĂ©ficiĂ© d’un climat familial chaleureux et sĂ©curisant. C’était tout le contraire de l’isolement que connaissent les nombreuses familles que je rencontre aujourd’hui dans ma pratique quotidienne. Ces parents ont un Ă©norme besoin de soutien et de rĂ©confort, pendant la maladie de leur fille ou, parfois, de leurs deux filles, car la maladie frappe deux membres de la mĂȘme famille dans certains cas.
Naissance d’une vocation
J’ai fait mes Ă©tudes primaires au Jardin de l’enfance Ă  Valleyfield, prĂšs de MontrĂ©al. Pour me rendre Ă  l’école, je passais devant l’hĂŽpital de ma ville et parfois je m’arrĂȘtais devant une ambulance qui arrivait en trombe, gyrophares allumĂ©s et sirĂšne en marche. J’étais impressionnĂ©. Le travail de ceux et celles qui prenaient en charge les malades me fascinait. TrĂšs tĂŽt, j’ai su que, un jour, je serais mĂ©decin. Les Ă©tudes seraient longues et chĂšres, mais, peu importait, nos parents nous disaient qu’ils Ă©taient prĂȘts Ă  hypothĂ©quer notre maison pour payer nos Ă©tudes.
Au collĂšge, je n’étais pas un premier de classe; par contre j’avais de trĂšs bonnes notes en mathĂ©matiques, si bien que mon plan Ă©tait tout tracĂ©: si j’échouais en mĂ©decine, je m’orienterais vers l’actuariat. J’ai finalement prĂ©sentĂ© ma demande d’admission en mĂ©decine, qui com- portait entre autres Ă©preuves une entrevue individuelle redoutĂ©e de tous. À juste titre. Je me souviens trĂšs bien du dĂ©roulement de l’entretien. À la question : « Depuis quand pensez-vous Ă  la mĂ©decine ? » j’ai rĂ©pondu : « Depuis toujours ! » « Et si vous n’ĂȘtes pas acceptĂ© ? » « Je n’ai jamais pensĂ© que vous me refuseriez!» AĂŻe, c’était une gaffe, je ne voulais pas ĂȘtre arrogant, je recourais juste Ă  l’humour dans un moment de grand stress. Quelques semaines aprĂšs, on m’a informĂ© que j’étais acceptĂ©. Et lĂ , je savais que ça allait ĂȘtre difficile.
Cela a Ă©tĂ© difficile, en effet. Accumuler les heures de travail, assimiler des tas de connaissances, subir le stress des examens et de la compĂ©tition, ce n’est pas une sinĂ©cure. Pour devenir mĂ©decin, il faut ĂȘtre motivĂ©. De plus, les dirigeants de la facultĂ© avaient eu la brillante idĂ©e de placer les examens aprĂšs le congĂ© des fĂȘtes, de sorte que nous avons dĂ» passer nos vacances Ă  Ă©tudier. Un mauvais souvenir. Plus tard, je contribuerai Ă  apporter des changements profonds au programme des Ă©tudes mĂ©dicales en tant que professeur Ă  la facultĂ©. Heureusement, j’ai nouĂ© durant cette pĂ©riode difficile des amitiĂ©s durables.
Mes débuts comme pédiatre
Une fois mĂ©decin, j’étais fier de mon parcours, je voyais enfin Ă  quoi servait tout ce que nous avions appris et dĂ©couvrais l’art de la pratique mĂ©dicale. IntĂ©grer les connaissances et les mettre en pratique de maniĂšre originale et crĂ©ative, voilĂ  ce Ă  quoi je me suis appliquĂ© durant toute ma carriĂšre.
Dans mon milieu familial, je faisais partie de la premiĂšre gĂ©nĂ©ration qui accĂ©dait aux Ă©tudes universitaires qu’elle pouvait choisir. Une fois admis en mĂ©decine, j’ai tout de suite su que je voulais me spĂ©cialiser en pĂ©diatrie et m’installer dans ma petite ville natale qui m’avait si bien nourri dans tous les sens du terme. Je voulais rendre Ă  ma communautĂ© ce qu’elle m’avait donnĂ©. Le sort en a dĂ©cidĂ© autrement. C’est Ă  Sainte-Justine Ă  MontrĂ©al que j’ai commencĂ© ma carriĂšre et fait les trois premiĂšres annĂ©es de spĂ©cialisation en pĂ©diatrie. De trĂšs nombreuses heures de travail, des semaines interminables, des cas difficiles, mais c’était merveilleux d’apprendre le mĂ©tier et d’exercer une profession aussi gratifiante. J’étais heureux.
Alors qu’il avait Ă©tĂ© jusque-lĂ  rĂ©servĂ© prioritairement aux enfants, l’hĂŽpital Sainte-Justine s’est mis Ă  accueillir des enfants de plus en plus grands, puis des adolescents ayant des besoins prĂ©cis et des problĂšmes tout Ă  fait diffĂ©rents de ceux de la petite enfance. Devant l’afflux de nouvelles catĂ©gories de malades, le directeur du service de pĂ©diatrie, le Dr Luc Chicoine, qui avait dĂ©celĂ© chez moi une aptitude particuliĂšre pour le travail auprĂšs des adolescents, m’a chargĂ© de m’occuper de ces derniers dans mes heures de garde Ă  l’urgence. La plupart du temps, je les soignais pour des intoxications aux drogues. C’est ainsi que j’ai dĂ©couvert la toxicomanie, une problĂ©matique nouvelle pour nous les pĂ©diatres, un territoire inconnu que nous devions explorer et dĂ©finir. Je m’y suis totalement investi.
La mĂ©decine de l’adolescence
Envisageant de crĂ©er une unitĂ© de soins en mĂ©decine de l’adolescence Ă  Sainte-Justine, le Dr Chicoine me proposa d’aller suivre une formation en mĂ©decine de l’adolescence qui se donnait alors seulement aux États-Unis. J’ai acceptĂ© sans hĂ©siter et j’ai passĂ© une annĂ©e de formation post- doctorale au Montefiore Hospital and Medical Center, affiliĂ© au Albert Einstein Institute of Medicine Ă  New York, de juillet 1973 Ă  juin 1974, un programme trĂšs renommĂ© Ă  l’époque.
Ma formation a Ă©tĂ© trĂšs riche. Parmi tout ce que j’ai appris, ce qui m’a le plus servi concerne ma pratique mĂ©dicale : j’ai compris durant mon annĂ©e de spĂ©cialisation que je devrais toujours rester fidĂšle Ă  moi-mĂȘme et exercer mon mĂ©tier Ă  ma maniĂšre, en respectant mes convictions. Cet enseignement Ă©tait d’autant plus prĂ©cieux que j’avais conscience qu’une tĂąche gigantesque m’attendait Ă  MontrĂ©al : mettre sur pied une unitĂ© de soins.
Bien que jeune et mal dĂ©finie Ă  l’époque, la mĂ©decine de l’adolescence m’a tout de suite passionnĂ©, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, je conserve d’excellents souvenirs de ma propre adolescence qui a Ă©tĂ© pour moi une pĂ©riode trĂšs crĂ©ative et constructive. La confiance et la force que j’ai puisĂ©es dans ces annĂ©es fondatrices expliquent certainement ma dĂ©termination et mon engagement dans la pratique mĂ©dicale. Le dĂ©sir d’aider chacun Ă  vivre son adolescence, l’ñge de tous les espoirs, cette Ă©poque privilĂ©giĂ©e oĂč l’avenir paraĂźt totalement ouvert, m’a toujours habitĂ©.
De plus, la mĂ©decine de l’adolescence est une spĂ©cialitĂ© riche et originale, car elle n’est liĂ©e ni Ă  un organe tel que le cƓur (cardiologie) ou les poumons (pneumologie), ni Ă  un systĂšme comme le systĂšme psychique (psychiatrie). Elle concerne une pĂ©riode clĂ© de la vie, une pĂ©riode de croissance intense et de transformations de toutes sortes.
AxĂ©e sur la comprĂ©hension du dĂ©veloppement complexe qui a lieu entre douze et dix-huit ans et qu’on appelle la pubertĂ©, la mĂ©decine de l’adolescence est depuis peu une spĂ©cialitĂ© reconnue comme telle au Canada. AprĂšs trente-six annĂ©es de pratique dans le milieu pĂ©diatrique et universitaire de Sainte-Justine, le CollĂšge des mĂ©decins du QuĂ©bec m’a dĂ©cernĂ© un diplĂŽme en mĂ©decine de l’adolescence en aoĂ»t 2011. C’est donc en fin de carriĂšre que je suis finalement reconnu comme expert en mĂ©decine de l’adolescence ; j’aurai Ă©tĂ© patient, tout comme mes patientes anorexiques m’ont appris Ă  l’ĂȘtre.

Chapitre 2

L’apparition de l’anorexie en mĂ©decine de l’adolescence

La mĂ©decine de l’adolescence se dĂ©veloppe Ă  la fin des annĂ©es 1960 aux États-Unis, au milieu des annĂ©es 1970 au QuĂ©bec et au dĂ©but des annĂ©es 1980 en Europe. Avant l’établissement d’une section en mĂ©decine de l’adolescence en 1974, rien n’était vraiment prĂ©vu pour les adolescents Ă  l’hĂŽpital Sainte-Justine, la plus grande structure pĂ©diatrique francophone d’AmĂ©rique du Nord. Un vieux manoir situĂ© Ă  cĂŽtĂ© du bĂątiment principal de l’hĂŽpital avait Ă©tĂ© amĂ©nagĂ© en 1973 pour accueillir et soigner les jeunes en Ă©tat d’intoxication liĂ© Ă  l’« usage non mĂ©dical de drogues », selon l’expression en usage. Cette unitĂ© pour adolescents installĂ©e hors des murs de l’hĂŽpital tĂ©moigne de l’attitude ambivalente que manifestait l’administration Ă  l’égard de cette catĂ©gorie de patients. De toute Ă©vidence, les adolescents n’étaient pas les bienvenus aux urgences principales.
À mon retour de New York en 1974, j’ai eu la chance de pouvoir ouvrir au sein du dĂ©partement de pĂ©diatrie de l’hĂŽpital Sainte-Justine et de la facultĂ© de mĂ©decine de l’UniversitĂ© de MontrĂ©al la toute premiĂšre section franco-phone de mĂ©decine de l’adolescence en milieu hospitalo-universitaire. J’ai supprimĂ© la structure mĂ©dicale du manoir et ai commencĂ© Ă  accueillir les adolescents dans l’hĂŽpital mĂȘme. Un bouleversement. Non seulement ces nouveaux patients entraient lĂ©gitimement Ă  l’hĂŽpital, mais de plus ils Ă©taient intĂ©grĂ©s dans un environnement hospitalo-universitaire oĂč la clinique, l’enseignement et la recherche s’entre-croisent sans cesse. C’était pour moi un privilĂšge et une occasion Ă  ne pas laisser passer. C’était aussi un dĂ©fi de taille, car tout Ă©tait Ă  faire : accueillir, observer et traiter les patients en un temps record, les besoins et les demandes des adolescents changeant en effet trĂšs vite. C’est dans ce contexte d’urgence qu’avec une Ă©quipe restreinte d’intervenants, ĂŽ combien dĂ©vouĂ©s et motivĂ©s, mon aventure commence.
La génération yéyé
Afin d’expliquer comment et pourquoi la mĂ©decine de l’adolescence a surgi subitement dans le monde mĂ©dical au cours des annĂ©es 1970, prenant au dĂ©pourvu tous les professionnels de la santĂ©, il faut rappeler le contexte sociologique de l’époque.
Tout d’abord, les adolescents n’ont jamais Ă©tĂ© aussi nombreux au QuĂ©bec que dans ces annĂ©es-lĂ , le groupe des 10-20 ans dĂ©passant en nombre le groupe des 0-10 ans. Cette dĂ©mographie unique dans notre histoire a Ă©tĂ© en partie prĂ©vue sur le plan scolaire – il a fallu bĂątir de nouvelles Ă©coles secondaires pour les accueillir –, mais aucunement sur le plan de la santĂ©.
Sur le plan social, tout vacille. À la guerre du Vietnam qui domine l’actualitĂ© internationale s’ajoutent les Ă©vĂ©nements de Mai 68 en France, la libĂ©ration sexuelle, les mouvements de contestation sociale et les grĂšves dans la fonction publique au QuĂ©bec. L’arrivĂ©e au pouvoir du Parti QuĂ©bĂ©cois en 1976, un parti sĂ©paratiste, va contribuer Ă  crĂ©er dans la sociĂ©tĂ© une effervescence sans prĂ©cĂ©dent, plus importante que celle qui a suivi la DeuxiĂšme Guerre mondiale, au dire des historiens. Cependant, c’est la vague des sĂ©parations et des divorces qui aura, selon moi, les rĂ©percussions les plus profondes sur la santĂ© mentale des adolescents. Les jeunes gens de cette gĂ©nĂ©ration font face Ă  la contestation collective de leurs propres parents ; comment s’opposer Ă  ces derniers, comment se distinguer d’adultes qui mĂšnent leur propre rĂ©volution sociale et personnelle ?
Dans ce contexte en Ă©bullition arrive donc en force une foule de jeunes en proie Ă  de nouvelles difficultĂ©s. Des difficultĂ©s d’autant plus grandes que ces adolescents en pleine croissance et en train de forger leur propre identitĂ© agissent avec le degrĂ© de maturitĂ© correspondant Ă  leur Ăąge. Il est alors inĂ©vitable que surgissent des problĂšmes tels que la toxicomanie, qui est depuis devenue le flĂ©au que l’on sait.
Le cannabis et ses dĂ©rivĂ©s sont les premiĂšres drogues douces qui aient Ă©tĂ© fournies en abondance sur le marchĂ©. Au cannabis s’est ajoutĂ© le LSD, trĂšs apprĂ©ciĂ© pour ses effets stimulants sur la crĂ©ation. (Les jeunes AmĂ©ricains qui reviennent assez abĂźmĂ©s de la guerre du Vietnam en consomment volontiers.) On voit alors dĂ©filer Ă  l’urgence de Sainte-Justine des cas de bad trip, c’est-Ă -dire des rĂ©actions de toxicitĂ© aiguĂ« due Ă  de mauvais dosages.
La drogue accompagnait au dĂ©but un mouvement de contestation qui s’inscrivait dans l’ùre du temps, mais elle est devenue trĂšs rapidement un article de consommation rĂ©cupĂ©rĂ© par le monde interlope. D’adeptes, les adolescents deviennent victimes; les prix grimpent, les substances perdent de leur puretĂ©, des mĂ©langes de toutes sortes ainsi que de nouvelles molĂ©cules apparaissent et les effets nĂ©fastes s’accentuent : le dĂ©crochage scolaire s’étend, les troubles du comportement et les actes dĂ©linquants se multiplient. Devant cette vague de fond, notre Ă©quipe de soignants qui n’avait eu jusque-lĂ  affaire qu’à des consommateurs de drogues douces, doit se mobiliser et rĂ©pondre aux besoins nouveaux et complexes des adolescents adeptes des drogues dures.
Les drogues dures
La morphine, une drogue dure utilisĂ©e par injection, est la plus consommĂ©e par les jeunes que nous recevons. Ils arrivent Ă  l’urgence dans le coma, en arrĂȘt respiratoire ou bien pleinement conscients. Souvent, dans un moment de luciditĂ©, ils nous demandent de les aider Ă  se sevrer. MĂȘme s’il s’agit parfois seulement de belles paroles – les adolescents vivent des difficultĂ©s sur les plans familial, scolaire ou juridique et veulent montrer qu’ils ont pris une sage dĂ©cision –, nous faisons tout pour rĂ©pondre favorablement Ă  leur demande : nous les hospitalisons pendant une semaine, leur prescrivons au besoin des anxiolytiques, puis les suivons en clinique externe. Ces patients sont fidĂšles Ă  leurs rendez-vous mĂ©dicaux et tissent avec nous des liens thĂ©rapeutiques solides qui leur sont salutaires.
Notre plan thĂ©rapeutique convient Ă  la presque totalitĂ© des adolescents. MalgrĂ© leur Ă©tat de manque, ils arrivent Ă  se conformer sans grande rĂ©sistance Ă  nos rĂšgles et Ă  nos exigences. Du cĂŽtĂ© de l’administration, notre approche thĂ©rapeutique ne suscite aucune critique ; bien qu’en pleine dĂ©tresse, les adolescents sont respectueux, polis et ne causent aucun dommage matĂ©riel dans l’hĂŽpital. Les autoritĂ©s sont rassurĂ©es.
Cette expĂ©rience auprĂšs des toxicomanes m’a beaucoup apportĂ©. Elle m’a permis de prendre conscience qu’ils affrontaient des problĂšmes complexes pour leur Ăąge, qu’ils Ă©taient sincĂšres malgrĂ© l’échec des sevrages et que nous, les mĂ©decins, nous sentions trop souvent impuissants face Ă  eux. Ce dernier point est particuliĂšrement dĂ©routant, car, en dĂ©pit de tous nos efforts, les dĂ©cĂšs par surdose surviennent en grand nombre et sont impossibles Ă  prĂ©venir. Selon moi, ces adolescents, parce qu’ils n’ont aucune prise sur la sociĂ©tĂ©, sont victimes de son Ă©volution. À travers la toxicomanie, ils expriment un Ă©tat de dĂ©tresse amplifiĂ© par les effets des transformations psychiques et physiques qui s’opĂšrent Ă  leur Ăąge.
Marianne est une jeune fille que j’ai soignĂ©e Ă  trois ou quatre reprises alors qu’elle se trouvait dans le coma. Pour payer ses doses de drogue, elle commettait des vols armĂ©e d’un faux fusil parce qu’elle voulait Ă©viter de tirer sur quelqu’un. Elle a ainsi commis plus d’une trentaine de vols. Quelques annĂ©es aprĂšs, elle a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©e et incarcĂ©rĂ©e dans une prison pour femmes et, du fait de sa beautĂ© juvĂ©nile et de son immaturitĂ©, elle est rapidement devenue la proie sexuelle des autres dĂ©tenues. Alors qu’elle avait dĂ©passĂ© l’ñge de l’adolescence et disposait d’un avocat, elle a continuĂ© Ă  me demander de plaider en sa faveur et voulait que je l’aide Ă  obtenir un transfert vers une prison moins rude. VoilĂ  le genre d’adolescents qui frĂ©quentent notre hĂŽpital ; des jeunes gens marginaux qui attendent un soutien constant.
La sexualité
Comme nous avons cĂŽtoyĂ© des adolescents toxicomanes qui ont commencĂ© Ă  avoir une vie sexuelle active plus tĂŽt que les autres, nous pouvions savoir quels Ă©taient les problĂšmes de sexualitĂ© des jeunes Ă  l’époque oĂč la demande de soins liĂ©e Ă  la libĂ©ration sexuelle des annĂ©es 1970 et 1980 a dĂ©cuplĂ©. De nouveau, nous avons dĂ» nous ajuster Ă  cette nouvelle rĂ©alitĂ© clinique: observer, comprendre et agir vite. D’abord prendre conscience que l’ñge de la premiĂšre re...

Table des matiĂšres

  1. Couverture
  2. Titre
  3. Table des matiĂšres
  4. Préface
  5. Avant-propos
  6. Chapitre 1 : PĂ©diatre en mĂ©decine de l’adolescence
  7. Chapitre 2 : L’apparition de l’anorexie en mĂ©decine de l’adolescence
  8. Chapitre 3 : Les adolescentes de l’excellence
  9. Chapitre 4 : Qu’est-ce que l’anorexie mentale ?
  10. Chapitre 5 : Acte 1 : la perte de poids
  11. Chapitre 6 : Acte 2 : une immobilité apparente
  12. Chapitre 7 : Acte 3 : la reprise de poids
  13. Chapitre 8 : Acte 4 : l’aprùs-anorexie
  14. Chapitre 9 : La mortalité
  15. Chapitre 10 : RĂ©flexions sur des situations cliniques singuliĂšres
  16. Chapitre 11 : Mon approche clinique
  17. Conclusion
  18. Crédits