CHAPITRE 1
Le rêve américain de Jean-Paul Sartre
Contrairement à ce qu’écrivent l’ensemble de ses biographes, ce n’est pas en 1945 que Sartre marche pour la première fois le long des rues de Manhattan. Il l’a plutôt fait au cours de l’entre-deux-guerres, à plusieurs reprises. Ces nombreux voyages furent portés à l’attention du public en septembre 1939, lorsque L’imaginaire a été offert pour la première fois en souscription.
Rêver de gratte-ciel
Comme le feront plus tard L’être et le néant et Critique de la raison dialectique, ce grand traité de « psychologie phénoménologique » allie à l’aridité des raisonnements une collection de saynètes qui servent d’exemples et qui sont tirées, soit de l’expérience vécue, soit de choses vues, soit de la fertile imagination dramaturgique et romanesque de l’auteur. À la fin de la dernière sous-section de la quatrième partie, Sartre convoque ainsi le récit d’un rêve américain :
[I]l m’est arrivé fréquemment de rêver que je me promenais à New York et j’éprouvais un assez grand plaisir. Le réveil avait chaque fois été pour moi non pas, comme on a l’habitude de dire, une « déception », mais plutôt cette espèce de désenchantement qui nous prend à la sortie d’un spectacle. Aussi m’est-il arrivé de me dire en rêve : cette fois-ci, je ne rêve pas. Il semble que j’aie opéré ici un acte réflexif et que cet acte réflexif ait été trompeur, ce qui mettrait en cause la valeur même de la réflexion. Mais, en réalité cet acte réflexif n’a pas été réellement effectué : c’est un acte réflexif imaginaire, opéré par le moi-objet et non par ma propre conscience. Ce moi qui se promène entre les hauts murs de New York c’est lui qui se dit tout à coup : je ne rêve pas, c’est en lui qu’apparaît la certitude d’être éveillé, exactement comme un héros de roman peut se frotter les yeux et déclarer soudain : « Est-ce que je rêve ? non, je ne rêve pas. » La conscience qui rêve s’est déterminée une fois pour toutes à ne produire que de l’imaginaire et ses soucis, ses préoccupations […] sont proférés devant elle sous une forme symbolique et irréelle. Le souci de ne pas rêver, de ne pas courir au désenchantement qui succède à la fin de la représentation, ne saurait s’exprimer réellement sans que le dormeur se réveille de même que le spectateur ne saurait penser « je souhaiterais que la vie fût comme cette pièce de théâtre » sans se détacher de la représentation pour se placer sur le terrain de la réalité (vœux réels, personnalité réelle, etc.). Ici ce désir de ne pas rêver, qui n’est qu’un désir, prend conscience de lui-même dehors dans la transcendance de l’imaginaire et c’est dans cette transcendance imaginaire qu’il trouve satisfaction. Ainsi j’imagine que le moi-objet a l’envie d’être pour de bon à New York et je l’imagine avec mon propre désir d’y être, et par le fait le moi-objet se trouve – d’après les termes mêmes de la fiction – en chair et en os et non en rêve dans les rues de New York. Il n’y a donc nullement ici de réflexion réelle et nous sommes bien loin du réveil. (I, 336-338)
Roger Caillois écrivait que le « besoin d’interpréter les rêves, de découvrir leur sens symbolique, le goût de les considérer comme autant d’énigmes […] est remarquablement constant. Il s’adapte au style, aux ambitions, aux manies de chaque culture. Il reparaît d’âge en âge sous des formes nouvelles, toujours séduisantes. » Le rêve américain de L’imaginaire peut être considéré comme un bel exemple de la manière avec laquelle la culture phénoménologique des années 1930 entend maîtriser le caractère fondamentalement énigmatique de l’image onirique. L’évocation de la balade new-yorkaise s’étend sur un long paragraphe, mais tout se passe comme si le déploiement de l’onirisme était bridé par la langue ésotérique du philosophe et par le régime hyper-argumentatif dans lequel il entend maintenir son écriture.
Dans l’économie didactique et démonstrative du traité philosophique, l’exemple a pour fonction d’expliciter les postulats théoriques et leurs implications tout en allégeant la démonstration. Le rêve new-yorkais de L’imaginaire joue précisément ce rôle : il est destiné à faire saisir au lecteur de quelle manière la conscience onirique se détermine « elle-même à transformer tout ce qu’elle saisit en imaginaire » (I, 340). Sartre se montre, dans cet extrait comme dans le reste de la section consacrée à l’activité onirique, exclusivement intéressé à « traiter le problème de la thèse du rêve, c’est-à-dire du type d’affirmation intentionnelle constituée par la conscience rêvante ». Les significations des images générées par l’activité onirique ne retiennent en revanche pas du tout son attention. Celles-ci, souligne-t-il, ne « concernent pas directement [son] travail » (I, 310).
Cependant, les images oniriques en question n’en sont pas moins significatives, notamment sur les plans social, politique et historique. Mais, puisque la philosophie de Sartre les laisse volontairement dans l’ombre, ces significations peuvent être dégagées à la condition que l’analyse parvienne à éclairer le texte à partir d’une façon de lire non programmée par la démonstration phénoménologique. Trois approches complémentaires permettent de prendre un tel écart par rapport aux perspectives strictement philosophiques que le texte ouvre à son lecteur postulé. Il est tout d’abord possible de prendre le traité à rebours afin de suivre une démarche heuristique inverse de celle qui est proposée. Ce n’est plus alors l’exemple du rêve new-yorkais qui contribue à élucider les postulats théoriques sur l’intentionnalité de la conscience rêvante, mais ce sont au contraire ces postulats théoriques qui sont examinés de manière à élucider les implications sociales et idéologiques de la promenade new-yorkaise rêvée. En proposant une comparaison entre l’extrait cité et d’autres mises en texte de New York qui circulent dans le discours social de l’entre-deux-guerres, une deuxième approche, interdiscursive celle-là, montre comment parler de la mégapole américaine et des gratte-ciel relève toujours en ces années d’une prise de position à la fois esthétique et politique. Cette approche situe le rêve de L’imaginaire sur la carte socio-discursive, montrant à quel degré cette textualisation de New York est attendue ou novatrice, consensuelle ou contestataire, par rapport à ce qui se dit et à ce qui se pense sur ce sujet entre les deux guerres mondiales. Enfin, une troisième approche vise à replacer l’extrait cité dans l’économie globale de l’œuvre sartrienne. Il s’agit alors d’établir des liens entre la promenade new-yorkaise de L’imaginaire et une série de passages similaires qui se trouvent dans les écrits intimes, les essais, les romans et les traités philosophiques de Sartre. Cette dernière approche met en lumière, dans l’extrait de L’imaginaire, la présence d’une représentation partielle des États-Unis qui traverse l’œuvre sartrienne. Les développements que l’auteur donne dans ses autres écrits à cette représentation et à sa fonction montrent comment celles-ci tendent toujours à résoudre l’un des problèmes cruciaux que pose, dans ses différentes manifestations, l’articulation des valeurs cardinales du système de pensée sartrien que sont la liberté de l’individu, l’engagement et la volonté de justifier la création littéraire sur les plans philosophique, moral et politique.
New York à l’aune de l’intentionnalité phénoménologique
L’imaginaire établit une opposition entre la « conscience réalisante » et la « conscience imageante ». Alors que la première se situe dans le monde réel, la seconde « néantise » le monde en visant un objet imaginaire qui, par définition, est absent du monde réel. Grâce à ce processus de « néantisation », la conscience est amenée à prendre du recul par rapport aux contingences et aux limitations imposées par la situation dans laquelle elle se trouve. Elle peut alors s’en saisir et la dépasser : « [T]out existant dès qu’il est posé est dépassé par là même. Mais encore faut-il qu’il soit dépassé vers quelque chose. L’imaginaire est en chaque cas le “quelque chose” concret vers quoi l’existant est dépassé. » (I, 359) C’est en ce dépassement de la situation par l’imaginaire que consiste essentiellement la liberté humaine selon le point de vue exposé et défendu dans le premier grand traité philosophique de Sartre.
Quelles peuvent être, dans cette perspective, les significations et les fonctions socio-discursives du New York onirique où Sartre se promène ? Selon la typologie classique d’Artémidore, analysée par Foucault dans Histoire de la sexualité, cette promenade est un rêve enupnion – un rêve d’état –, qui « manifeste le jeu du trop et du trop peu dans l’ordre des appétits et des aversions ». Ce type de rêve traduit
les affects actuels du sujet, ceux qui « accompagnent l’âme dans sa course » : on est amoureux, on désire la présence de l’objet aimé, on rêve qu’il est là ; on est privé de nourriture, on éprouve le besoin de manger, on rêve qu’on est en train de s’alimenter. […] Celui qui a peur de ses ennemis rêve qu’ils l’entourent. Cette forme de rêve a une valeur de diagnostic simple : elle s’établit dans l’actualité (du présent au présent) ; elle manifeste au sujet qui dort son propre état ; elle traduit ce qui est, dans l’ordre du corps, manque ou excès, et ce qui, dans l’ordre de l’âme, est peur ou désir.
Le rêve de L’imaginaire dit « le réel de l’âme dans son état actuel ». Il est l’un de ces rêves « facilement intelligibles » que Freud a définis dans sa propre typologie comme des « accomplissements de désir simples et sans voile » : « Ils accomplissent tous des désirs qui ont été mis en branle pendant le jour et sont demeurés inaccomplis. » Ces rêves de « type infantile » n’opèrent ni travail de déplacement ni travail de condensation, et offrent, pour cette raison même, « le plus souvent un maigre contenu ».
Le contenu manifeste du rêve de New York voile peu de contenu latent. Il satisfait un désir tout à fait consciemment et très fortement ressenti par l’énonciateur. En fait, il réalise l’appropriation imaginaire, par Sartre, d’un désirable par excellence : « être pour de bon à New York ». Explicite...