LâItalie (1)
Depuis longtemps, affirmer que le roman et lâidĂ©ologie font mauvais mĂ©nage relĂšve du lieu commun le plus banal. La prĂ©caution dâajouter lâadjectif officielle Ă idĂ©ologie devrait sâimposer, ne serait-ce que pour nous rappeler que, loin de ses manifestations les plus extrĂȘmes et les plus Ă©triquĂ©es, lâidĂ©ologie est aussi ce milieu mental dans lequel, comme sociĂ©tĂ©, groupe, individu, nous baignons sans mĂȘme, Ă de rares exceptions prĂšs, en ĂȘtre conscients. Cela dit, il faudrait aussi, seconde prĂ©caution, distinguer lâidĂ©ologie, entendue dans son sens le plus Ă©troit, de la pensĂ©e politique, la premiĂšre ne donnant le plus souvent quâune pauvre idĂ©e de la forme fossilisĂ©e que peut prendre la seconde.
Un romancier peut se permettre dâavoir une pensĂ©e politique, non de suivre une idĂ©ologie reconnue, le plein accord avec cette derniĂšre, ciment dans les fissures du doute, Ă©tant la voie la plus sĂ»re pour tuer son ouvrage. Sâil ne peut se dĂ©fendre dâentretenir, fĂ»t-ce inconsciemment, une idĂ©ologie â soit le faisceau de valeurs Ă partir desquelles il Ă©crit â, mettre sa prose au service dâune pensĂ©e officielle, dâune idĂ©ologie agrĂ©Ă©e, serait une dĂ©viation contre-nature, pour ne pas dire un crime contre lâesprit ironique de la prose romanesque. Et cette remarque sâappliquant Ă la situation du romancier gĂ©nĂ©raliste devient, chez le romancier de lâhistoire, lâexigence dâune extrĂȘme vigilance puisque, peu importe la forme quâil lui donne, le jugement politique exercĂ© sur le passĂ© constitue une dimension Ă laquelle son travail ne saurait Ă©chapper.
En 1974, Elsa Morante, dont lâĆuvre rare avait dĂ©jĂ Ă©tĂ© couronnĂ©e par les deux principaux prix littĂ©raires italiens, fit paraĂźtre La storia, un gros roman populaire sur la traversĂ©e italienne du XXe siĂšcle, et particuliĂšrement de la Seconde Guerre mondiale. Le livre, Ă commencer par cette Ă©tiquette mĂȘme de populaire que lui reprochait la critique, provoqua, dĂšs sa parution, une controverse dans son pays. On y jugeait, dâune part, dĂ©placĂ©e, poseuse et extravagante la prĂ©tention de la romanciĂšre Ă exiger et obtenir que son livre fĂ»t disponible, dĂšs ses premiers tirages, dans une Ă©dition de poche vendue Ă un coĂ»t accessible. Mais la critique de gauche contestait aussi bien le caractĂšre populaire du contenu de lâĆuvre, faisant remarquer quâaucun des personnages auxquels Morante avait prĂȘtĂ© vie nâĂ©tait un authentique prolĂ©taire. Câest principalement le dĂ©faut idĂ©ologique de lâhistoire selon Morante qui fit lâobjet des critiques les plus fĂ©roces.
1974. Les annĂ©es de plomb. Ă mi-chemin de la fondation des Brigades rouges (1970) et du redoutĂ© «compromis historique» par lequel le prĂ©sident de la DĂ©mocratie chrĂ©tienne et premier ministre de lâItalie, Aldo Moro, va presque rĂ©ussir, deux mois avant sa mort, Ă faire entrer les communistes au gouvernement (1978). En attendant, la gauche prolĂ©tarienne et anti-impĂ©rialiste a le vent dans les voiles.
Quand jâai lu La storia, je me souviens dâavoir ressenti, par moments, un certain agacement devant lâapproche choisie par la romanciĂšre, qui donnait lâimpression de vouloir situer sur un mĂȘme plan, dans lâĂ©chelle de lâimportance historique, les balbutiements langagiers inauguraux du petit Useppe, nĂ© du viol dâune Romaine par un soldat allemand ivre, et les funĂšbres prestiges de la participation des lĂ©gions italiennes Ă lâinvasion de lâURSS. Ă lâĂ©poque de ma lecture, nâayant pas encore moi-mĂȘme procrĂ©Ă©, je me montrais peu sensible Ă cette magie des calembours et calembredaines enfantins. Celle dâun enfant dont la langue, mĂšre de toutes les crĂ©ations verbales, sâĂ©difie Ă coups dâerreurs Ă©mouvantes et dâinvolontaires et comiques envolĂ©es poĂ©tiques. Le parti-pris de Morante, qui Ă©tait dâincarner le point de vue, sur lâhistoire dite universelle, des ĂȘtres les plus faibles, des immĂ©moriales victimes innocentes des guerres de toujours, mâavait Ă©chappĂ©, au point que je jugeais disproportionnĂ©es non seulement la place occupĂ©e par Useppe dans la trame narrative, mais aussi celle du chien-chien de la famille. Je marchais encore Ă plein dans lâhommerie de lâhistoire.
Dans La storia se profile une sensibilitĂ© Ă©rigĂ©e en un large spectre idĂ©ologique qui, de fĂ©minine Ă fĂ©ministe, dĂ©ferle au mĂȘme moment sur tout un pan de la littĂ©rature occidentale. Morante choisit dâinvestir cette sensibilitĂ© dans la structure convenue du gros roman Ă succĂšs, plutĂŽt que dans les aventures formelles plus ou moins lisibles dâune avant-garde dĂ»ment identifiĂ©e.
ConsidĂ©rĂ© du strict point de vue de lâidĂ©ologie, le roman dâElsa Morante Ă©tait plus proche du monde que des idĂ©es. Il heurtait de front lâidĂ©ologie dominante dâune grande partie de la littĂ©rature et de la critique italiennes de ces annĂ©es de plomb, plus proche de lâextrĂȘme gauche, ou dâun mythique eurocommunisme en forme de troisiĂšme voie, que dâune droite adossĂ©e Ă son repoussoir fasciste.
Le roman, qui provoqua la rupture de lâauteure avec Pasolini, un compagnon de route, dĂ©rangeait avec son idĂ©ologie imprĂ©cise dont lâimpardonnable pĂ©chĂ© Ă©tait sans doute de ne pas ĂȘtre immĂ©diatement rĂ©ductible Ă une ligne de parti, Ă un kit de pensĂ©e convertible en action, voire Ă une posture pacifiste rĂ©cupĂ©rable par un camp, plutĂŽt quâĂ une position morale, gĂ©nĂ©rale, totale sur la guerre, voisine de celle quâexprimait le Bardamu de CĂ©line dans Voyage au bout de la nuit: «Je ne veux plus mourir.»
LâItalie (2)
Il sâagit de formes de complicitĂ©
entre nous et les pouvoirs qui nous empĂȘchent,
les pouvoirs et nous, de dire ce
qui sâest vraiment passĂ©.
Alberto Franceschini
Brigades rouges: lâhistoire secrĂšte des BR
racontée par leur fondateur
Par une Ă©trange facĂ©tie de lâhistoire,
il semble que les ennemis dâhier â
les brigadistes et lâĂtat â
aient réussi à trouver un moyen
pour coexister, mais seulement Ă travers
leurs silences réciproques.
Giovanni Fasanella
Brigades rouges: lâhistoire secrĂšte des BR
racontée par leur fondateur
Au mitan des annĂ©es 1970, le noyau historique des Brigades rouges est dĂ©cimĂ©: Alberto Franceschini et Renato Curcio sont arrĂȘtĂ©s en 1974, Mara Cagol tombe lâannĂ©e suivante. La gĂ©nĂ©ration de brigadistes qui leur succĂšde, dominĂ©e par Mario Moretti, afin de frapper les institutions politiques Ă la tĂȘte du pays, haussera la violence anti-Ă©tatique Ă un niveau supĂ©rieur, inaugurant les annĂ©es de plomb.
Le 16 mars 1978, un commando dâune dizaine de brigadistes intercepte le convoi formĂ© par la voiture du premier ministre dĂ©mocrate-chrĂ©tien, Aldo Moro, et son escorte, en route pour le parlement, et mitraille mortellement ses cinq gardes du corps avant dâemmener le chef de lâexĂ©cutif en captivitĂ©. Moro nâaura pas la chance du juge Sossi, relĂąchĂ© par Franceschini quatre ans plus tĂŽt, au moment oĂč lâĂ©tau se resserrait autour de sa «prison du peuple». Il est retrouvĂ© criblĂ© de balles 55 jours aprĂšs sa capture, dans le coffre dâune voiture abandonnĂ©e en plein centre de Rome.
«Si tu veux comprendre la crise dâOctobre, intĂ©resse-toi Ă lâaffaire Moro», mâavait conseillĂ© Jacques Cossette-Trudel au cours dâune de nos conversations tĂ©lĂ©phoniques. Et câest ce que jâai fait.
Au-delĂ de la simple coĂŻncidence que reprĂ©sente le fait dâavoir tous les deux Ă©tĂ© retrouvĂ©s morts dans le coffre dâune voiture, par-delĂ , aussi, une Ă©vidente diffĂ©rence dâĂ©chelle â les brigadistes et leurs complices, sympathisants actifs et membres des rĂ©seaux de soutien, ont totalisĂ©, Ă lâapogĂ©e des annĂ©es de plomb, une couple de milliers dâindividus, contre, au plus fort de la crise dâOctobre, largement moins dâune centaine pour le FLQ â, les ressemblances les plus frappantes, entre les affaires Moro et Laporte, relĂšvent de la gestion de la situation politique par lâappareil militaro-policier et la classe dirigeante.
La dĂ©solante inefficacitĂ© des policiers romains pendant la sĂ©questration, en plein centre-ville de Rome, dâAldo Moro a Ă©tĂ© soulignĂ©e par de nombreux observateurs. Lâhistoire des Brigades rouges est pleine de pĂ©ripĂ©ties rĂ©vĂ©lant la nĂ©gligence, la nonchalance, voire lâapparente Ă©tourderie du pouvoir et de ses bras armĂ©s.
Au QuĂ©bec, un Cossette-Trudel reconnaĂźt que ses amis et lui, alors mĂȘme quâils Ă©piaient les allĂ©es et venues de leur futur otage, se sentaient eux-mĂȘmes «surveillĂ©s». Alberto Franceschini, lui, avait lâimpression que les BR Ă©tait protĂ©gĂ©es. Pour une raison fort simple Ă ses yeux: «On nous a combattus quand câĂ©tait utile de nous combattre, on nous a laissĂ© faire quand câĂ©tait utile de nous laisser nous dĂ©velopper.»
On croit voir se profiler, derriĂšre les relations de ces Ătats avec leurs mouvements terroristes â Rome et Brigades rouges, QuĂ©bec et FLQ â, un mĂȘme mĂ©canisme: lâinstrumentalisation de la violence terroriste Ă des fins de consolidation du pouvoir. La logique rĂ©pressive trouve, dans la subversion armĂ©e, une justification si totale quâil est permis de se demander (comme, en son temps, le docteur Ferron dans ses fameuses lettres ouvertes au Devoir) si de subtils encouragements secrĂštement prodiguĂ©s Ă ces forces dâopposition clandestines, rĂ©sultant en la transformation dâun ennemi mortel en alliĂ© objectif, ne pourrait pas sâinscrire dans le cadre plus large dâune stratĂ©gie de renforcement de la lĂ©gitimitĂ© des gouvernements. La violence devenant alors ce carburant destinĂ© Ă alimenter le plus puissant moteur de tout pouvoir politique, qui est la raison dâĂtat.
Franceschini: «Nous sommes partis Ă la conquĂȘte dâun nouveau monde, sans nous rendre compte quâen rĂ©alitĂ© nous contribuions Ă consolider le vieux.»
«StratĂ©gie», ai-je Ă©crit. Pourtant, je nâirai pas jusquâĂ imaginer quelque sphinx ruminant, du haut de sa tour dâivoire, la maniĂšre de conduire Ă leur perte des masses humaines hostiles au rĂšgne du Prince. Cet individu existe sans doute. Mais le truc auquel je pense est en quelque sorte plus fondamental et plus ancien, il fait partie de lâarsenal des forces de lâordre depuis toujours. Sa forme la plus simple sâincarne dans lâagent provocateur. Tactique un tantinet plus sophistiquĂ©e, la provocation par abstention: laisser le champ libre Ă des criminels dont les projets funestes sont connus des autoritĂ©s.
Ultimement, on en arrive Ă ce constat: la meilleure forme de prĂ©vention de la violence politique, pour lâĂtat et ses bras armĂ©s, consiste Ă la commettre soi-mĂȘme.
Un autre trait commun aux deux affaires â Moro et Laporte â consiste en ceci: un otage dont le dĂ©cĂšs Ă©ventuel reprĂ©sente la mort assurĂ©e du mouvement qui a commis et revendiquĂ© son enlĂšvement.
Par «mort dâun mouvement», je ne veux pas dire lâĂ©tat des forces sur le terrain. Le FLQ a survĂ©cu un peu plus dâun an au dĂ©cĂšs de son otage; des surgeons des Brigades rouges Ă©taient encore actifs en Italie plus de vingt ans aprĂšs lâexĂ©cution du premier ministre Moro par le mystĂ©rieux Mario Moretti.
«Mort dâun mouvement» veut dire: mort dâun esprit, de lâĂąme dâun combat. Ăa nâa rien Ă voir avec lâemprisonnement des individus, leur repentir, ou son absence. Le FLQ est mort avec Laporte; les BR, en condamnant Moro, prĂ©sidĂšrent Ă leur propre liquidation historique.
«Jâai instrumentalisĂ© les Brigades rouges pour tuer Moro», se vante, dans un documentaire rĂ©alisĂ© par Emmanuel Amara, Steve Pieczenik, un monsieur qui de toute Ă©vidence ne se prend pas pour un pied de cĂ©leri, psychiatre Ă lâemploi du dĂ©partement dâĂtat amĂ©ricain, prĂȘtĂ©, en 1978, Ă la cellule de crise du gouvernement italien Ă titre de spĂ©cialiste des prises dâotages pour aider Ă gĂ©rer lâaffaire Moro. RĂ©sultat? «Nous avons dĂ» sacrifier Moro pour maintenir la stabilitĂ© de lâĂtat italien.»
Dans le livre tirĂ© de ses entretiens avec Amara, Nous avons tuĂ© Aldo Moro (2006), Pieczenik ajoutait: «On peut dire que câest un coup brutal que nous avons montĂ© de sang-froid. [âŠ] Le piĂšge Ă©tait quâils devaient le tuer. [âŠ] [Les Brigades rouges] ont Ă©tĂ© manipulĂ©es jusquâĂ devenir les maĂźtres dâĆuvre de leur propre destruction.»
Il nâest pas mauvais de replacer un tel Ă©vĂ©nement dans le contexte mondial auquel il appartient, en lâoccurrence la guerre froide et les prĂ©occupations mĂ©diterranĂ©ennes de lâOTAN. Pour les AmĂ©ricains et leurs alliĂ©s dans la droite italienne, sacrifier Moro, câĂ©tait faire dâune pierre trois coups: le terrorisme dâextrĂȘme gauche se dĂ©considĂ©rait par un lĂąche assassinat, lâarchitecte du compromis historique (sur lâentrĂ©e des communistes au gouvernement, soit Moro lui-mĂȘme) disparaissait de lâĂ©chiquier politique, et lâItalie demeurait ce pays apparemment ingouvernable, dirigĂ© en sous-main par la mafia, lâextrĂȘme droite et les loges maçonniques.
Sans compter cette chose prĂ©cieuse entre toutes dans la vie dâune nation: un martyr. Un bouc Ă©missaire au sens biblique du terme, sacrifiĂ© Ă une cause supĂ©rieure (lâanti-communisme, la democracy canadienne) qui peut nâĂȘtre quâun simple prĂ©texte, lâimportant Ă©tant de refaire un instant, sur la tombe du trĂ©passĂ©, et ne serait-ce que symboliquement, lâunitĂ© perdue.
Le principe de Franceschini
Des similitudes, donc, Cossette-Trudel avait raison. Mais aussi, une énorme différence: car les silences auxquels il est fait allusion dans le second épigraphe du précédent chapitre sont trÚs relatifs. En réalité, les principales figures des Brigades rouges, Franceschini, Moretti, Curcio et quelques autres, ont, depuis, parlé. Raconté. Témoigné. Se sont confiés à des journalistes, ont trouvé des auteurs, des coauteurs, fait paraßtre des livres. La confrontation des récits et des interprétations rivales a remplacé les dissensions idéologiques de jadis.
Comparer ce sain processus de catharsis postrĂ©volutionnaire avec lâentĂȘtĂ© mutisme des protagonistes de la crise dâOctobre est un peu dĂ©primant. Le constat sâimpose: lâenvergure intellectuelle des brigadistes et des felquistes nâest tout simplement pas comparable.
Lorsque Paul Rose annonçait, sempiternellement, sous la forme dâun Ă©cho dans le journal, lâachĂšvement prochain de la sĂ©rie tĂ©lĂ© racontant lâhistoire politiquement engagĂ©e de sa famille, il avait soin de prĂ©ciser quâil nây serait pas question de la crise dâOctobre, comme sâil Ă©tait possible dâĂ©vacuer cette derniĂšre de sa vie de militant. Son frĂšre Jacques fait de la raquette dans le bois et, pour ce quâon en sait, il ne parle quâaux Ă©pinettes. Jacques LanctĂŽt voulait bien Ă©crire sur son exil cubain, mais pas sur les enlĂšvements. Yves Langlois, alias Pierre SĂ©guin, dotĂ© par Marc Laurendeau (Les QuĂ©bĂ©cois violents, 1990) dâune «pensĂ©e extrĂȘmement articulĂ©e», bizarrement, nâa pas pondu une ligne en quarante ans. Quant Ă Pour en finir avec Octobre, lâouvrage impressionniste de Francis Simard, il a dâabord Ă©tĂ© contresignĂ© par les trois ex-complices de lâauteur, lesquels, au moment de la rĂ©Ă©dition, lui ont retirĂ© leur imprimatur.
Tout ça fait un peu pitié.
Si la vĂ©ritĂ© historique Ă©tait une marchandise, jâaurais tendance Ă prĂ©fĂ©rer le bazar animĂ© et bruyant des Brigades rouges au grenier poussiĂ©reux, encombrĂ© de cossins du FLQ.
Loin de moi la prĂ©tention de rĂ©duire la complexitĂ© de la scĂšne politique italienne des annĂ©es de plomb Ă une rassurante simplicitĂ© schĂ©matique, mais je crois pouvoir affirmer que, dans la masse Ă©crite touffue formĂ©e par les tentatives dâinterprĂ©tation et de comprĂ©hension des Ă©vĂ©nements liĂ©s Ă la montĂ©e en puissance des Brigades rouges, il est possible de distinguer deux versions principales: celle dâAlberto Franceschini, et celle de Mario Moretti, passĂ© Ă lâhistoire sous les traits du bourreau dâAldo Moro.
Mon intention nâest pas de dĂ©crire dans le dĂ©tail ces deux grands rĂ©cits antagonistes. Quâil suffise de savoir que Franceschini, le fondateur historique, condamnĂ© Ă suivre lâaffaire Moro de sa cellule de prison, dĂ©crira ensuite les nouvelles BR nĂ©es de la prise de contrĂŽle de Moretti comme un groupe rĂ©volutionnaire infiltrĂ© par des Ă©lĂ©ments politiquement douteux (dont fait partie Moretti), et manipulĂ© par des forces extĂ©rieures, sinon mĂȘme tĂ©lĂ©guidĂ© de lâĂ©tranger dans un dessein occulte (dont fait partie la mort dâAldo Moro).
Dans Brigate rosse: une histoire italienne (2010), Moretti, tel Paul Rose affirmant: «La crise dâOctobre est quĂ©bĂ©coise de la tuque aux mitaines», dĂ©fend tant lâintĂ©gritĂ© idĂ©ologique des Brigades que le caractĂšre national de lâorganisation qui, sous sa gouverne, va connaĂźtre une paramilitarisation croissante dans la deuxiĂšme moitiĂ© des annĂ©es 1970.
Qui a raison? Franceschini quand il pointe vers de mystĂ©rieux commanditaires parisiens situĂ©s tout au centre du grand jeu planĂ©taire des services secrets? Ou Moretti quand il dĂ©fend lâorthodoxie prolĂ©tarienne et meurtriĂšre de ses Brigades rouges? Je ne vais pas, ici, tenter de dĂ©mĂȘler lâĂ©cheveau des points de vue dont la vĂ©ritĂ© historique, sinon sa possibilitĂ© mĂȘme en tant quâobjet connaissable, ne peut que ressortir irrĂ©mĂ©diablement embrouillĂ©e. Câest sur un tout autre plan que la confrontation de ces deux-lĂ mâint...