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Essai sur la fiction et l'histoire

  1. 228 pages
  2. French
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Essai sur la fiction et l'histoire

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À propos de ce livre

Essai ludique au ton personnel, Fabrications raconte les huit annĂ©es d'une passionnante enquĂȘte intellectuelle pendant lesquelles Louis Hamelin a Ă©crit La constellation du Lynx. Ce roman a parfois Ă©tĂ© perçu comme un document politique ou un ouvrage historique; Ă  l'inverse, le prĂ©sent essai sera peut-ĂȘtre pris pour une Ɠuvre de fiction. Pourtant, Ă  part Samuel Nihilo, l'alter ego fictif de l'auteur, les personnages qu'on y rencontre existent ou ont dĂ©jĂ  existĂ© — mĂȘme si leurs noms ont parfois Ă©tĂ© modifiĂ©s — et leurs propos sont rapportĂ©s avec le souci de traduire au mieux leur pensĂ©e.OĂč se trouve le plus de vĂ©ritĂ©? Dans le patient rĂ©examen des faits qui prĂ©side Ă  la fabrication artisanale du romancier ou dans les rĂ©cits tout aussi construits qui forment la « version officielle », avec sa narration univoque et ses prĂ©tentions Ă  l'authenticitĂ©? Il y a une histoire secrĂšte qui, Ă  l'instar de la littĂ©rature, fabrique des rĂ©cits. D'une mĂȘme matiĂšre surgissent des interprĂ©tations antagonistes, dont l'une s'imposera en repoussant les autres dans la fiction. Ici, le processus est soumis Ă  un Ă©clairage littĂ©raire qui fait appel tant Ă  l'expĂ©rience des Brigades rouges qu'Ă  l'intelligence de quelques Ɠuvres phares, de TolstoĂŻ Ă  Mailer.Voici donc la vraie histoire de Samuel Nihilo.Chroniqueur de littĂ©rature au Devoir depuis 1999, Louis Hamelin est l'auteur de sept romans dont La rage (1989), prix du Gouverneur gĂ©nĂ©ral en 1990, et La constellation du Lynx (2010), qui a Ă©tĂ© couronnĂ© par cinq prix littĂ©raires dont celui des Libraires et celui des CollĂ©giens. Il a aussi publiĂ© un recueil de nouvelles et deux essais.

Foire aux questions

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Informations

L’Italie (1)

Depuis longtemps, affirmer que le roman et l’idĂ©ologie font mauvais mĂ©nage relĂšve du lieu commun le plus banal. La prĂ©caution d’ajouter l’adjectif officielle Ă  idĂ©ologie devrait s’imposer, ne serait-ce que pour nous rappeler que, loin de ses manifestations les plus extrĂȘmes et les plus Ă©triquĂ©es, l’idĂ©ologie est aussi ce milieu mental dans lequel, comme sociĂ©tĂ©, groupe, individu, nous baignons sans mĂȘme, Ă  de rares exceptions prĂšs, en ĂȘtre conscients. Cela dit, il faudrait aussi, seconde prĂ©caution, distinguer l’idĂ©ologie, entendue dans son sens le plus Ă©troit, de la pensĂ©e politique, la premiĂšre ne donnant le plus souvent qu’une pauvre idĂ©e de la forme fossilisĂ©e que peut prendre la seconde.
Un romancier peut se permettre d’avoir une pensĂ©e politique, non de suivre une idĂ©ologie reconnue, le plein accord avec cette derniĂšre, ciment dans les fissures du doute, Ă©tant la voie la plus sĂ»re pour tuer son ouvrage. S’il ne peut se dĂ©fendre d’entretenir, fĂ»t-ce inconsciemment, une idĂ©ologie – soit le faisceau de valeurs Ă  partir desquelles il Ă©crit –, mettre sa prose au service d’une pensĂ©e officielle, d’une idĂ©ologie agrĂ©Ă©e, serait une dĂ©viation contre-nature, pour ne pas dire un crime contre l’esprit ironique de la prose romanesque. Et cette remarque s’appliquant Ă  la situation du romancier gĂ©nĂ©raliste devient, chez le romancier de l’histoire, l’exigence d’une extrĂȘme vigilance puisque, peu importe la forme qu’il lui donne, le jugement politique exercĂ© sur le passĂ© constitue une dimension Ă  laquelle son travail ne saurait Ă©chapper.
En 1974, Elsa Morante, dont l’Ɠuvre rare avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© couronnĂ©e par les deux principaux prix littĂ©raires italiens, fit paraĂźtre La storia, un gros roman populaire sur la traversĂ©e italienne du XXe siĂšcle, et particuliĂšrement de la Seconde Guerre mondiale. Le livre, Ă  commencer par cette Ă©tiquette mĂȘme de populaire que lui reprochait la critique, provoqua, dĂšs sa parution, une controverse dans son pays. On y jugeait, d’une part, dĂ©placĂ©e, poseuse et extravagante la prĂ©tention de la romanciĂšre Ă  exiger et obtenir que son livre fĂ»t disponible, dĂšs ses premiers tirages, dans une Ă©dition de poche vendue Ă  un coĂ»t accessible. Mais la critique de gauche contestait aussi bien le caractĂšre populaire du contenu de l’Ɠuvre, faisant remarquer qu’aucun des personnages auxquels Morante avait prĂȘtĂ© vie n’était un authentique prolĂ©taire. C’est principalement le dĂ©faut idĂ©ologique de l’histoire selon Morante qui fit l’objet des critiques les plus fĂ©roces.
1974. Les annĂ©es de plomb. À mi-chemin de la fondation des Brigades rouges (1970) et du redoutĂ© «compromis historique» par lequel le prĂ©sident de la DĂ©mocratie chrĂ©tienne et premier ministre de l’Italie, Aldo Moro, va presque rĂ©ussir, deux mois avant sa mort, Ă  faire entrer les communistes au gouvernement (1978). En attendant, la gauche prolĂ©tarienne et anti-impĂ©rialiste a le vent dans les voiles.
Quand j’ai lu La storia, je me souviens d’avoir ressenti, par moments, un certain agacement devant l’approche choisie par la romanciĂšre, qui donnait l’impression de vouloir situer sur un mĂȘme plan, dans l’échelle de l’importance historique, les balbutiements langagiers inauguraux du petit Useppe, nĂ© du viol d’une Romaine par un soldat allemand ivre, et les funĂšbres prestiges de la participation des lĂ©gions italiennes Ă  l’invasion de l’URSS. À l’époque de ma lecture, n’ayant pas encore moi-mĂȘme procrĂ©Ă©, je me montrais peu sensible Ă  cette magie des calembours et calembredaines enfantins. Celle d’un enfant dont la langue, mĂšre de toutes les crĂ©ations verbales, s’édifie Ă  coups d’erreurs Ă©mouvantes et d’involontaires et comiques envolĂ©es poĂ©tiques. Le parti-pris de Morante, qui Ă©tait d’incarner le point de vue, sur l’histoire dite universelle, des ĂȘtres les plus faibles, des immĂ©moriales victimes innocentes des guerres de toujours, m’avait Ă©chappĂ©, au point que je jugeais disproportionnĂ©es non seulement la place occupĂ©e par Useppe dans la trame narrative, mais aussi celle du chien-chien de la famille. Je marchais encore Ă  plein dans l’hommerie de l’histoire.
Dans La storia se profile une sensibilitĂ© Ă©rigĂ©e en un large spectre idĂ©ologique qui, de fĂ©minine Ă  fĂ©ministe, dĂ©ferle au mĂȘme moment sur tout un pan de la littĂ©rature occidentale. Morante choisit d’investir cette sensibilitĂ© dans la structure convenue du gros roman Ă  succĂšs, plutĂŽt que dans les aventures formelles plus ou moins lisibles d’une avant-garde dĂ»ment identifiĂ©e.
ConsidĂ©rĂ© du strict point de vue de l’idĂ©ologie, le roman d’Elsa Morante Ă©tait plus proche du monde que des idĂ©es. Il heurtait de front l’idĂ©ologie dominante d’une grande partie de la littĂ©rature et de la critique italiennes de ces annĂ©es de plomb, plus proche de l’extrĂȘme gauche, ou d’un mythique eurocommunisme en forme de troisiĂšme voie, que d’une droite adossĂ©e Ă  son repoussoir fasciste.
Le roman, qui provoqua la rupture de l’auteure avec Pasolini, un compagnon de route, dĂ©rangeait avec son idĂ©ologie imprĂ©cise dont l’impardonnable pĂ©chĂ© Ă©tait sans doute de ne pas ĂȘtre immĂ©diatement rĂ©ductible Ă  une ligne de parti, Ă  un kit de pensĂ©e convertible en action, voire Ă  une posture pacifiste rĂ©cupĂ©rable par un camp, plutĂŽt qu’à une position morale, gĂ©nĂ©rale, totale sur la guerre, voisine de celle qu’exprimait le Bardamu de CĂ©line dans Voyage au bout de la nuit: «Je ne veux plus mourir.»

L’Italie (2)

Il s’agit de formes de complicitĂ©
entre nous et les pouvoirs qui nous empĂȘchent,
les pouvoirs et nous, de dire ce
qui s’est vraiment passĂ©
.

Alberto Franceschini
Brigades rouges: l’histoire secrùte des BR
racontée par leur fondateur



Par une Ă©trange facĂ©tie de l’histoire,
il semble que les ennemis d’hier –
les brigadistes et l’État –
aient réussi à trouver un moyen
pour coexister, mais seulement Ă  travers
leurs silences réciproques.


Giovanni Fasanella
Brigades rouges: l’histoire secrùte des BR
racontée par leur fondateur



Au mitan des annĂ©es 1970, le noyau historique des Brigades rouges est dĂ©cimĂ©: Alberto Franceschini et Renato Curcio sont arrĂȘtĂ©s en 1974, Mara Cagol tombe l’annĂ©e suivante. La gĂ©nĂ©ration de brigadistes qui leur succĂšde, dominĂ©e par Mario Moretti, afin de frapper les institutions politiques Ă  la tĂȘte du pays, haussera la violence anti-Ă©tatique Ă  un niveau supĂ©rieur, inaugurant les annĂ©es de plomb.
Le 16 mars 1978, un commando d’une dizaine de brigadistes intercepte le convoi formĂ© par la voiture du premier ministre dĂ©mocrate-chrĂ©tien, Aldo Moro, et son escorte, en route pour le parlement, et mitraille mortellement ses cinq gardes du corps avant d’emmener le chef de l’exĂ©cutif en captivitĂ©. Moro n’aura pas la chance du juge Sossi, relĂąchĂ© par Franceschini quatre ans plus tĂŽt, au moment oĂč l’étau se resserrait autour de sa «prison du peuple». Il est retrouvĂ© criblĂ© de balles 55 jours aprĂšs sa capture, dans le coffre d’une voiture abandonnĂ©e en plein centre de Rome.
«Si tu veux comprendre la crise d’Octobre, intĂ©resse-toi Ă  l’affaire Moro», m’avait conseillĂ© Jacques Cossette-Trudel au cours d’une de nos conversations tĂ©lĂ©phoniques. Et c’est ce que j’ai fait.
Au-delĂ  de la simple coĂŻncidence que reprĂ©sente le fait d’avoir tous les deux Ă©tĂ© retrouvĂ©s morts dans le coffre d’une voiture, par-delĂ , aussi, une Ă©vidente diffĂ©rence d’échelle – les brigadistes et leurs complices, sympathisants actifs et membres des rĂ©seaux de soutien, ont totalisĂ©, Ă  l’apogĂ©e des annĂ©es de plomb, une couple de milliers d’individus, contre, au plus fort de la crise d’Octobre, largement moins d’une centaine pour le FLQ –, les ressemblances les plus frappantes, entre les affaires Moro et Laporte, relĂšvent de la gestion de la situation politique par l’appareil militaro-policier et la classe dirigeante.
La dĂ©solante inefficacitĂ© des policiers romains pendant la sĂ©questration, en plein centre-ville de Rome, d’Aldo Moro a Ă©tĂ© soulignĂ©e par de nombreux observateurs. L’histoire des Brigades rouges est pleine de pĂ©ripĂ©ties rĂ©vĂ©lant la nĂ©gligence, la nonchalance, voire l’apparente Ă©tourderie du pouvoir et de ses bras armĂ©s.
Au QuĂ©bec, un Cossette-Trudel reconnaĂźt que ses amis et lui, alors mĂȘme qu’ils Ă©piaient les allĂ©es et venues de leur futur otage, se sentaient eux-mĂȘmes «surveillĂ©s». Alberto Franceschini, lui, avait l’impression que les BR Ă©tait protĂ©gĂ©es. Pour une raison fort simple Ă  ses yeux: «On nous a combattus quand c’était utile de nous combattre, on nous a laissĂ© faire quand c’était utile de nous laisser nous dĂ©velopper.»
On croit voir se profiler, derriĂšre les relations de ces États avec leurs mouvements terroristes – Rome et Brigades rouges, QuĂ©bec et FLQ –, un mĂȘme mĂ©canisme: l’instrumentalisation de la violence terroriste Ă  des fins de consolidation du pouvoir. La logique rĂ©pressive trouve, dans la subversion armĂ©e, une justification si totale qu’il est permis de se demander (comme, en son temps, le docteur Ferron dans ses fameuses lettres ouvertes au Devoir) si de subtils encouragements secrĂštement prodiguĂ©s Ă  ces forces d’opposition clandestines, rĂ©sultant en la transformation d’un ennemi mortel en alliĂ© objectif, ne pourrait pas s’inscrire dans le cadre plus large d’une stratĂ©gie de renforcement de la lĂ©gitimitĂ© des gouvernements. La violence devenant alors ce carburant destinĂ© Ă  alimenter le plus puissant moteur de tout pouvoir politique, qui est la raison d’État.
Franceschini: «Nous sommes partis Ă  la conquĂȘte d’un nouveau monde, sans nous rendre compte qu’en rĂ©alitĂ© nous contribuions Ă  consolider le vieux.»
«StratĂ©gie», ai-je Ă©crit. Pourtant, je n’irai pas jusqu’à imaginer quelque sphinx ruminant, du haut de sa tour d’ivoire, la maniĂšre de conduire Ă  leur perte des masses humaines hostiles au rĂšgne du Prince. Cet individu existe sans doute. Mais le truc auquel je pense est en quelque sorte plus fondamental et plus ancien, il fait partie de l’arsenal des forces de l’ordre depuis toujours. Sa forme la plus simple s’incarne dans l’agent provocateur. Tactique un tantinet plus sophistiquĂ©e, la provocation par abstention: laisser le champ libre Ă  des criminels dont les projets funestes sont connus des autoritĂ©s.
Ultimement, on en arrive Ă  ce constat: la meilleure forme de prĂ©vention de la violence politique, pour l’État et ses bras armĂ©s, consiste Ă  la commettre soi-mĂȘme.
Un autre trait commun aux deux affaires – Moro et Laporte – consiste en ceci: un otage dont le dĂ©cĂšs Ă©ventuel reprĂ©sente la mort assurĂ©e du mouvement qui a commis et revendiquĂ© son enlĂšvement.
Par «mort d’un mouvement», je ne veux pas dire l’état des forces sur le terrain. Le FLQ a survĂ©cu un peu plus d’un an au dĂ©cĂšs de son otage; des surgeons des Brigades rouges Ă©taient encore actifs en Italie plus de vingt ans aprĂšs l’exĂ©cution du premier ministre Moro par le mystĂ©rieux Mario Moretti.
«Mort d’un mouvement» veut dire: mort d’un esprit, de l’ñme d’un combat. Ça n’a rien Ă  voir avec l’emprisonnement des individus, leur repentir, ou son absence. Le FLQ est mort avec Laporte; les BR, en condamnant Moro, prĂ©sidĂšrent Ă  leur propre liquidation historique.
«J’ai instrumentalisĂ© les Brigades rouges pour tuer Moro», se vante, dans un documentaire rĂ©alisĂ© par Emmanuel Amara, Steve Pieczenik, un monsieur qui de toute Ă©vidence ne se prend pas pour un pied de cĂ©leri, psychiatre Ă  l’emploi du dĂ©partement d’État amĂ©ricain, prĂȘtĂ©, en 1978, Ă  la cellule de crise du gouvernement italien Ă  titre de spĂ©cialiste des prises d’otages pour aider Ă  gĂ©rer l’affaire Moro. RĂ©sultat? «Nous avons dĂ» sacrifier Moro pour maintenir la stabilitĂ© de l’État italien.»
Dans le livre tirĂ© de ses entretiens avec Amara, Nous avons tuĂ© Aldo Moro (2006), Pieczenik ajoutait: «On peut dire que c’est un coup brutal que nous avons montĂ© de sang-froid. [
] Le piĂšge Ă©tait qu’ils devaient le tuer. [
] [Les Brigades rouges] ont Ă©tĂ© manipulĂ©es jusqu’à devenir les maĂźtres d’Ɠuvre de leur propre destruction.»
Il n’est pas mauvais de replacer un tel Ă©vĂ©nement dans le contexte mondial auquel il appartient, en l’occurrence la guerre froide et les prĂ©occupations mĂ©diterranĂ©ennes de l’OTAN. Pour les AmĂ©ricains et leurs alliĂ©s dans la droite italienne, sacrifier Moro, c’était faire d’une pierre trois coups: le terrorisme d’extrĂȘme gauche se dĂ©considĂ©rait par un lĂąche assassinat, l’architecte du compromis historique (sur l’entrĂ©e des communistes au gouvernement, soit Moro lui-mĂȘme) disparaissait de l’échiquier politique, et l’Italie demeurait ce pays apparemment ingouvernable, dirigĂ© en sous-main par la mafia, l’extrĂȘme droite et les loges maçonniques.
Sans compter cette chose prĂ©cieuse entre toutes dans la vie d’une nation: un martyr. Un bouc Ă©missaire au sens biblique du terme, sacrifiĂ© Ă  une cause supĂ©rieure (l’anti-communisme, la democracy canadienne) qui peut n’ĂȘtre qu’un simple prĂ©texte, l’important Ă©tant de refaire un instant, sur la tombe du trĂ©passĂ©, et ne serait-ce que symboliquement, l’unitĂ© perdue.

Le principe de Franceschini

Des similitudes, donc, Cossette-Trudel avait raison. Mais aussi, une énorme différence: car les silences auxquels il est fait allusion dans le second épigraphe du précédent chapitre sont trÚs relatifs. En réalité, les principales figures des Brigades rouges, Franceschini, Moretti, Curcio et quelques autres, ont, depuis, parlé. Raconté. Témoigné. Se sont confiés à des journalistes, ont trouvé des auteurs, des coauteurs, fait paraßtre des livres. La confrontation des récits et des interprétations rivales a remplacé les dissensions idéologiques de jadis.
Comparer ce sain processus de catharsis postrĂ©volutionnaire avec l’entĂȘtĂ© mutisme des protagonistes de la crise d’Octobre est un peu dĂ©primant. Le constat s’impose: l’envergure intellectuelle des brigadistes et des felquistes n’est tout simplement pas comparable.
Lorsque Paul Rose annonçait, sempiternellement, sous la forme d’un Ă©cho dans le journal, l’achĂšvement prochain de la sĂ©rie tĂ©lĂ© racontant l’histoire politiquement engagĂ©e de sa famille, il avait soin de prĂ©ciser qu’il n’y serait pas question de la crise d’Octobre, comme s’il Ă©tait possible d’évacuer cette derniĂšre de sa vie de militant. Son frĂšre Jacques fait de la raquette dans le bois et, pour ce qu’on en sait, il ne parle qu’aux Ă©pinettes. Jacques LanctĂŽt voulait bien Ă©crire sur son exil cubain, mais pas sur les enlĂšvements. Yves Langlois, alias Pierre SĂ©guin, dotĂ© par Marc Laurendeau (Les QuĂ©bĂ©cois violents, 1990) d’une «pensĂ©e extrĂȘmement articulĂ©e», bizarrement, n’a pas pondu une ligne en quarante ans. Quant Ă  Pour en finir avec Octobre, l’ouvrage impressionniste de Francis Simard, il a d’abord Ă©tĂ© contresignĂ© par les trois ex-complices de l’auteur, lesquels, au moment de la rĂ©Ă©dition, lui ont retirĂ© leur imprimatur.
Tout ça fait un peu pitié.
Si la vĂ©ritĂ© historique Ă©tait une marchandise, j’aurais tendance Ă  prĂ©fĂ©rer le bazar animĂ© et bruyant des Brigades rouges au grenier poussiĂ©reux, encombrĂ© de cossins du FLQ.
Loin de moi la prĂ©tention de rĂ©duire la complexitĂ© de la scĂšne politique italienne des annĂ©es de plomb Ă  une rassurante simplicitĂ© schĂ©matique, mais je crois pouvoir affirmer que, dans la masse Ă©crite touffue formĂ©e par les tentatives d’interprĂ©tation et de comprĂ©hension des Ă©vĂ©nements liĂ©s Ă  la montĂ©e en puissance des Brigades rouges, il est possible de distinguer deux versions principales: celle d’Alberto Franceschini, et celle de Mario Moretti, passĂ© Ă  l’histoire sous les traits du bourreau d’Aldo Moro.
Mon intention n’est pas de dĂ©crire dans le dĂ©tail ces deux grands rĂ©cits antagonistes. Qu’il suffise de savoir que Franceschini, le fondateur historique, condamnĂ© Ă  suivre l’affaire Moro de sa cellule de prison, dĂ©crira ensuite les nouvelles BR nĂ©es de la prise de contrĂŽle de Moretti comme un groupe rĂ©volutionnaire infiltrĂ© par des Ă©lĂ©ments politiquement douteux (dont fait partie Moretti), et manipulĂ© par des forces extĂ©rieures, sinon mĂȘme tĂ©lĂ©guidĂ© de l’étranger dans un dessein occulte (dont fait partie la mort d’Aldo Moro).
Dans Brigate rosse: une histoire italienne (2010), Moretti, tel Paul Rose affirmant: «La crise d’Octobre est quĂ©bĂ©coise de la tuque aux mitaines», dĂ©fend tant l’intĂ©gritĂ© idĂ©ologique des Brigades que le caractĂšre national de l’organisation qui, sous sa gouverne, va connaĂźtre une paramilitarisation croissante dans la deuxiĂšme moitiĂ© des annĂ©es 1970.
Qui a raison? Franceschini quand il pointe vers de mystĂ©rieux commanditaires parisiens situĂ©s tout au centre du grand jeu planĂ©taire des services secrets? Ou Moretti quand il dĂ©fend l’orthodoxie prolĂ©tarienne et meurtriĂšre de ses Brigades rouges? Je ne vais pas, ici, tenter de dĂ©mĂȘler l’écheveau des points de vue dont la vĂ©ritĂ© historique, sinon sa possibilitĂ© mĂȘme en tant qu’objet connaissable, ne peut que ressortir irrĂ©mĂ©diablement embrouillĂ©e. C’est sur un tout autre plan que la confrontation de ces deux-lĂ  m’int...

Table des matiĂšres

  1. Histoire d’une obsession
  2. Incontestable
  3. Cam
  4. La compagnie
  5. TolstoĂŻ
  6. La Piaule
  7. Le lien entre RĂ©jean Ducharme et Toronto
  8. Le diable et Jacques Ferron
  9. ForĂȘts
  10. 6,9 secondes
  11. Une conversation entre Samuel Nihilo et Louis Hamelin
  12. Masse poulet et Masse livreur de poulet
  13. Les Combatteurs
  14. La cassette
  15. L’Italie (1)
  16. L’Italie (2)
  17. Le principe de Franceschini
  18. Le témoin
  19. Ă©crivain = assassin
  20. RĂ©dicule
  21. Sur le gril
  22. Le Sud
  23. Parano
  24. Rue Bachand
  25. Le portrait
  26. La culture
  27. Complexités
  28. À gauche rien de nouveau
  29. Silence
  30. Deux maisons
  31. Histoire d’une petite histoire
  32. Le roman heuristique
  33. La confession de Pierre Laporte (une reconstruction)
  34. Induction
  35. Polemos
  36. Myster l’Anglois
  37. Herméneutique
  38. Confidences internautiques d’un ancien policier
  39. S & I
  40. Lisacek (une infiltration)
  41. Ce qui s’est rĂ©ellement passĂ©
  42. Critique littéraire
  43. Discours de réception
  44. Le fil du rasoir
  45. Le sourire de Cam
  46. La truite de Jacques Pelletier