Chapitre 1
Pourquoi et en quel sens
«lire Platon»?
Nietzsche, héritier et lecteur de Platon
Céline Denat
Nietzsche recommande à plusieurs reprises à ses lecteurs de «lire Platon», et parfois aussi, à propos de questions particulières sur lesquelles nous aurons ici à revenir, de l’«écouter». À plusieurs reprises également, il décrit Platon comme l’un des quelques penseurs avec lesquels il entretient un rapport non seulement intellectuel, mais aussi personnel et vivant. Platon serait, comme l’indique l’aphorisme final des Opinions et sentences mêlées, intitulé «La descente à l’Hadès», l’un de ses plus importants interlocuteurs, l’un de ces rares philosophes qui, quoique depuis longtemps disparus, demeurent à ses yeux plus vivants que les vivants eux-mêmes, et auxquels il entend – tel Ulysse descendu aux Enfers accomplissant un sacrifice avant de pouvoir s’adresser aux âmes des disparus – immoler son «propre sang» afin de pouvoir dialoguer avec lui, et de se faire par lui «donner tort ou raison». Ce sacrifice, et ainsi ce «lien du sang» qu’évoque cet aphorisme, préfigure ce que Nietzsche affirmera de manière plus précise au début des années 1880: plus encore qu’un interlocuteur parmi d’autres, Platon serait aussi l’un de ses plus grands prédécesseurs, un ancêtre dont il se réclame explicitement, l’un des grands noms qu’il choisit de faire figurer avec fierté dans sa propre généalogie: «Quand je parle de Platon, de Pascal, de Spinoza et de Goethe, je sais que leur sang circule dans mes veines – je suis fier, lorsque je dis la vérité à leur sujet – la famille est de qualité assez bonne pour n’avoir pas besoin d’affabuler ou de dissimuler.» Nietzsche se considère comme un descendant et un héritier de Platon, et considère donc en retour Platon lui-même comme l’un de ceux qui préfigurèrent son propre souci et sa tâche philosophiques, comme l’un des penseurs en qui il était en quelque sorte déjà «vivant». Nietzsche s’inscrit au sein de la longue mais rare lignée des «aristocrates» de «l’histoire de l’esprit», et par là même parmi les descendants de Platon, qui incarna en effet selon lui le type même de «l’homme supérieur», de la «noblesse».
Platon, un «grand adversaire»
De tels propos et de tels éloges sembleront assurément étranges à qui conçoit, comme c’est souvent le cas, la relation de la pensée de Nietzsche à celle de Platon comme une simple relation de rivalité, de lutte contre le dangereux idéalisme, contre la dévalorisation du sensible et du corps, qui caractériserait la pensée platonicienne. On justifie et résume généralement cette position en rappelant le fameux fragment de 1871, dans lequel Nietzsche caractérise «sa philosophie» comme un «platonisme inversé». Il est vrai par ailleurs que l’appel au nom de Platon semble parfois n’être pour Nietzsche qu’une autre manière de formuler, en en précisant le sens, le fameux «bisher»: «jusqu’ici», ou plus précisément «depuis Platon», la philosophie et la vie humaine tout entières se sont trouvées affaiblies par l’autorité accordée à des valeurs ascétiques. La vénération du vrai, de l’idéalité, et en retour le mépris du sensible et le défaut de toute attention prêtée au devenir, c’est-à-dire de tout «sens historique», sont parfois désignés par Nietzsche non seulement comme des caractéristiques de la pensée platonicienne, mais encore comme étant issues de cette philosophie même. Mais en quel sens alors Nietzsche peut-il encore se considérer comme un héritier de Platon, si celui-ci est avant tout l’auteur des valeurs qu’il entend, et que nous devons à tout prix, surmonter? Et pourquoi nous recommander de «lire» cet auteur, pourquoi devrions-nous nous familiariser avec ses écrits, s’il est avant tout l’auteur des valeurs qui se révèlent comme les plus néfastes pour la culture occidentale?
Cela s’explique sans doute d’abord en ce que l’on ne saurait négliger l’importance extrême d’un penseur qui sut instaurer une telle rupture au sein de l’histoire de la culture, et imposer des valeurs qui eurent une si durable et puissante autorité. En d’autres termes: reconnaître Platon comme un adversaire implique assurément pour Nietzsche de reconnaître sa grandeur, s’il est vrai que blâmer suppose toujours déjà de distinguer, c’est-à-dire de reconnaître la valeur de cela même que l’on blâme. Nietzsche le rappellera dans Ecce homo: la véritable force d’un penseur se mesure au fait qu’il a le courage de se donner des adversaires, et à la puissance des adversaires contre lesquels il choisit effectivement de lutter. Semblable en cela à l’homme noble que décrivait La généalogie de la morale, il ne saurait combattre celui qu’il méprise; la «guerre» ne peut advenir qu’entre «adversaires égaux», et Nietzsche lui-même n’entend en effet s’attaquer qu’à des «causes victorieuses». Et c’est pourquoi il peut affirmer dans le même texte: «Attaquer est de ma part une marque de bienveillance, le cas échéant de gratitude. Je distingue, je rends hommage en associant mon nom à une chose, à une personne: pour ou contre – cela m’est égal en l’occurrence.» Il est alors nécessaire de comprendre que Platon est bien, aux yeux de Nietzsche, l’un de ces «grand[s] ennemi[s]», l’un de ces «adversaires parfaits» face auxquels notre pensée s’éduque et s’élève dans et par l’effort de la lutte elle-même, et, ainsi, que les critiques adressées à Platon recouvrent toujours de manière implicite un éloge de celui-ci.
Plus précisément encore, il faut insister sur ceci que, s’il convient de lutter contre les valeurs instaurées par le platonisme, c’est qu’elles pèsent encore sur nous de tout le poids de leur longue autorité: la croyance en une vérité, en un bien et des valeurs morales absolus, dont Platon serait l’un des premiers responsables, sont autant de valeurs incorporées par l’homme occidental, et qui informent nos manières de penser et de vivre. De sorte qu’il faut dire que si nous devons en être les adversaires, c’est justement dans la mesure où nous en sommes d’abord les dépositaires et les héritiers. Nietzsche accorderait donc à la figure de Platon un statut ambivalent, que semble d’ailleurs décrire parfaitement la préface de Par-delà bien et mal: nous serions tous les «héritiers de toute la force que le combat contre cette erreur [l’invention par Platon de l’esprit pur et du bien en soi] a élevée avec vigueur»; le long «combat contre Platon» aurait enfin permis l’avènement en Europe d’une «somptueuse tension de l’esprit, comme il n’en avait jamais existé sur terre», tension qui doit désormais permettre de «viser les buts les plus lointains». C’est ce statut ambivalent que confirmerait encore la formule fameuse dont Nietzsche fait usage dans une lettre à Paul Deussen datée du 16 novembre 1887: «Peut-être ce vieux Platon est-il en vérité mon plus grand adversaire? Mais comme je suis fier d’avoir un tel adversaire!» Platon serait l’auteur des valeurs dont nous sommes tous d’abord les involontaires héritiers, et qui doivent être pourtant surmontées. L’exigence nietzschéenne de «lire Platon» devrait être entendue dans ce contexte comme une invitation à mieux connaître le puissant ennemi contre lequel il nous faut continuer de lutter. Et, en dépit de son ambiguïté, la relation qui unit Nietzsche à Platon, relation d’opposition qui recouvre dans le même temps la reconnaissance de la grandeur de celui que l’on combat, n’en demeurerait pas moins pour finir, comme on l’admet généralement, une relation d’inimitié.
Notre propos consistera cependant ici à montrer que l’on ne peut en rester à ce seul constat d’une ambivalence qui conduit à penser la relation de Nietzsche à Platon à la fois en termes de reconnaissance et d’inimitié, d’héritage et de rivalité; et que – comme l’ont indiqué d’autres études – Nietzsche accorde bien à Platon, par-delà la critique du platonisme et des valeurs qu’il recouvre, un statut éminemment positif que l’on ne saurait ignorer. Nous entendons en outre éclairer plus spécifiquement le sens qu’il est possible d’accorder dans ce contexte à l’exigence nietzschéenne de lire ou d’écouter Platon, et ce, en nous attachant à montrer que Nietzsche s’adonne, à l’égard de l’œuvre de Platon, à un exercice de lecture original, mais conforme aux exigences méthodiques et philologiques – c’est-à-dire relatives à «l’art de bien lire» et d’interpréter avec rigueur un texte donné – qui lui sont propres. Celles-ci requièrent, d’une part, de penser le texte philosophique comme une sémiotique susceptible de révéler la personne qui en est l’auteur et, d’autre part, de considérer le texte étudié avec attention, patience, rigueur, en tenant compte autant que possible de la totalité du texte lu...