V. Ma vie a toujours été future:
grammatologie des temps à venir
CLOV – Tu crois à la vie future?
HAMM – La mienne l’a toujours été.
(Clov sort en claquant la porte.) Pan! Dans les gencives.
NAGG. – J’écoute.
HAMM – Salopard! Pourquoi m’as-tu fait?
NAGG – Je ne pouvais pas savoir.
HAMM – Quoi? Qu’est-ce que tu ne pouvais pas savoir?
NAGG – Que ce serait toi.
Samuel Beckett, Fin de partie.
Ce dernier chapitre reprend des pages lues lors d’un colloque consacré aux «Futurs de Jacques Derrida» et médite sur ce que ce «futur» avait d’«antérieur». Par exemple, je ne savais pas en 1995 que mon intervention allait me mettre sur la voie du roman de Coetzee publié en 2013 et discuté dans le chapitre précédent. Ce colloque eut lieu à Tuscaloosa en septembre 1995. Il avait été organisé par Richard Rand. Rand avait voulu que le programme, dont la typographie savante copiait celle de «Un coup de dés jamais n’abolira le hasard» de Mallarmé, ne précise pas les heures de passage des orateurs. Dans les premières minutes, nous jouâmes aux dés pour décider, selon les chiffres atteints, à quelle heure nous allions parler. Mais une fois que les dés nous eurent indiqué notre tour, au lieu de respecter ce programme aléatoire, nous nous sommes lancés dans un troc insensé pour obtenir des places différentes selon nos préférences, les horaires de départs, les rythmes des uns ou des autres ou nos affinités personnelles. Ceci illustre une des implications du titre choisi de manière si rusée par Rand: en effet, en anglais commercial, les futures désignent des «contrats à terme», soit des valeurs en bourse sur des transactions encore à accomplir. Quelle que soit la valeur de la transaction, un engagement est pris sur des achats ou des ventes qui ne sont pas encore réalisées. De la même manière, refusant la loi du hasard, nous tentions de calculer à l’avance nos places selon un ordre que nous voulions aussi favorable ou plaisant que possible.
Au sens commercial de «futures», ces actions qui se négocient sur des valeurs anticipées, il faudrait ajouter le sens militaire. Derrida a su évoquer la course de vitesse aux armements les plus sophistiqués et, en 1984, il pensait bien sûr à la bombe atomique. Qu’aurait-il pensé des drones, des guerres par hackers interposés, capables de dérégler les contrôles informatiques de tout un pays? Si, il y a plus de vingt ans, la guerre nucléaire pouvait jouer avec l’impensable et l’impossible, nous sommes revenus vers le domaine du possible et du vraisemblable avec la miniaturisation des ordinateurs et caméras, le contrôle de l’information par l’informatique et les multiples processus de télécommande. Reste cependant l’interrogation fondamentale sur la possibilité de la paix, d’un état futur qui correspondrait à la prophétie de Coetzee, selon lequel mieux vaut choisir le polemos pathétique d’un dissensus désirant que de se retrouver englué dans la paix sans sel du nihilisme triomphant. Cette promesse que recèle la figure de l’enfant, peut-on la trouver dans d’autres discours et d’autres textes? Mallarmé peut servir de premier guide.
1. Fûtur, entre nom et verbe
En 1869, la femme de Stéphane Mallarmé, qui était d’origine allemande, écrivit une lettre sous la dictée de son mari. Elle commit alors une faute d’orthographe qui, sans être rédhibitoire, semble pleine de sous-entendus. Marie Mallarmé servait de «secrétaire» au poète atteint d’une curieuse «hystérie» qui l’empêchait de mettre la main à la plume. C’était une lettre pour leur ami Cazalis. Dans sa rédaction, Marie donne à l’adjectif féminin pluriel «futures» un drôle d’accent circonflexe superfétatoire, écrivant, avec plusieurs autres fautes mineures reproduites telles quelles par Bertrand Marchal: «J’ai fait un vœu, à toute extremité, qui est de ne pas toucher à une plume d’ici à Pâques. Je pourrais te dire seulement […] que le simple acte d’écrire installer l’hystérie dans ma tête, ce que je veux évitér à toute force pour vous, mes chèrs amis à qui je dois un Livre et des années fûtures». Peut-on voir dans ce «fûtures» une trace de l’accent allemand de Marie? Ce circonflexe reflétait-il l’emphase particulière, le ton pénétré avec lequel le poète lui dictait sa lettre? Cet accent semble donner à l’adjectif un aspect verbal; il évoque un subjonctif passé: l’optatif passé («que ce fût») redouble l’annonce ambiguë d’un futur. Ce futur serait donc endetté, un futur passé jamais présent ou un avenir qui ne peut se penser à l’indicatif. On serait tenté d’ajouter «Fût-il» à la série des subjonctifs imparfaits qui scandent la septième page d’«Un coup de dés jamais n’abolira le hasard»:
c’était
issu stellaire
le nombre
EXISTÂT-IL
autrement qu’hallucination éparse d’agonie
COMMENÇÂT-IL ET CESSÂT-IL
sourdant que nié et clos quand apparu
enfin
par quelque profusion répandue en rareté
SE CHIFFRÂT-IL
évidence de la somme pour peu qu’une
ILLUMINÂT-IL
J’aurai l’occasion de revenir sur le contexte précis de l’écriture de Marie Mallarmé pour suggérer que cette graphie déviante n’est pas dénuée de fondement. Mon interrogation portera sur l’être-verbal du futur, c’est-à-dire sur ce qui lie le futur non seulement à une écriture, mais aussi à un geste performatif qui modalise, rend hypothétique, translate d’un côté à l’autre la vectorisation temporelle, bref, sur ce qui, dans la question d’une ouverture au futur, suppose une transformation de l’indicatif des temps linéaires en un subjonctif des modes.
Cette question va traverser un ensemble de textes allant de Derrida à l’évangéliste Luc, à Pascal relayé par Rilke à Heidegger et, enfin, derechef à Mallarmé. Une telle enquête ne pourra éviter de poser la question du Livre ultime pour l’aborder à partir d’un couple idiomatique qui habite la langue française. D’ailleurs, la plupart des langues d’origine latine proposent deux termes en ce qui concerne les temps à venir: le «futur» redouble à l’«avenir» sans que l’on sache si ce choix entre deux mots obéit à un partage conceptuel précis. Dans l’exergue de De la grammatologie, nous l’avons vu, Jacques Derrida annonçait de manière prophétique ou messianique une nouvelle pensée de l’écriture: «L’avenir ne peut s’anticiper que dans la forme du danger absolu. Il est ce qui rompt absolument avec la normalité constituée et ne peut donc s’annoncer, se présenter, que sous l’espèce de la monstruosité. Pour ce monde à venir et pour ce qui en lui aura fait trembler les valeurs de signe, de parole et d’écriture, pour ce qui conduit ici notre futur antérieur, il n’est pas encore d’exergue.»
De telles phrases présupposent une ligne de démarcation entre un «avenir» et un «futur antérieur», ligne qui se voit précisée dans le commentaire que donne Derrida du livre intitulé Le Moïse de Freud. Judaïsme terminable et interminable de Josef Hayim Yerushalmi:
Or s’il y a un seul trait sur lequel Yerushalmi reste intraitable, s’il y a une affirmation soustraite à toute discussion (psychanalytique ou talmudique), une affirmation inconditionnelle, c’est l’affirmation de l’à-venir (je préfère dire de l’avenir que du futur pour faire signe vers la venue d’un événement plutôt que vers quelque présent futur).
L’affirmation de l’à-venir, donc: ce n’est pas une thèse positive. Ce n’est rien d’autre que l’affirmation même, le «oui» en tant qu’il est la condition de toute promesse ou de toute espérance, de toute attente, de toute performativité, de toute ouverture à l’avenir, quel qu’il soit, pour la science ou pour la religion.
Reprenant à Yerushalmi le thème de l’attente d’un événement qui, pour être véritablement événement doit garder sa radicale nouveauté et donc rester sinon impossible du moins impensable dans les anciennes catégories, Derrida pressent l’insuffisance ou la limitation a priori du terme de «futur». Il serait complice d’une déclinaison logique qui aboutirait au «présent futur» et reconduirait le même qu’aujourd’hui tout juste repoussé à plus tard, préférant l’affirmation plus radicale qu’implique le terme d’«à- venir». Seul le vocable d’«avenir» saurait garder la force thétique de la promesse messianique, idée confirmée par Walter Benjamin dans son dernier texte, cité à la fois par Yerushalmi et Derrida, qui mentionne l’interdiction faite aux Juifs de spéculer sur l’avenir:
On le sait, il était interdit aux Juifs de prédire l’avenir. La Torah et la prière s’enseignent au contraire dans la commémoration. Pour eux la commémoration désenchantait l’avenir auquel ont succombé ceux qui cherchent instruction chez les devins. Mais pour les Juifs l’avenir ne devint pas néanmoins un temps homogène et vide. Car en lui chaque seconde était la porte étroite par laquelle pouvait passer le Messie.
La croyance en un savoir mantique portant sur les présages et oracles doit être laissée aux mages païens; évitant ces «enchantements», le messianisme juif se tourne vers le passé, mais aussi il pense la venue toujours possible-impossible de Celui qui Vient. Ce que Benjamin ne peut dire en allemand, qui ne dispose que du seul terme de «Zukunft», s’éclaire mieux en français. Qu’en est-il donc de cette opposition apparemment intraduisible?
Le «futur» provient du supin du verbe «être» en latin: esse donne futurus; au neutre pluriel, futura désigne «les choses qui vont se passer». Le mot «futur» devint courant en français vers le XIIIe siècle. C’était l’époque de la mise en forme judiciaire de l’eschatologie médiévale articulée autour du purgatoire. Le terme d’«avenir» est une création plus tardive d’un siècle au moins: le verbe «advenir» donna un substantif qui signifiait «succès, réussite dans les temps futurs», puis vers la fin du XVe siècle, le mot prit le sens définitif de «temps encore à venir». Littré tente courageusement d’apporter de l’ordre dans la confusion sémantique:
Le futur est ce qui sera; l’avenir est ce qui adviendra. Ces deux sens se confondent dans l’usage presque toujours: les siècles à venir ou les siècles futurs ne présentent pas d’autre nuance que ce...