Quatrième partie – La photographie, miroir de la société
I
La société, sa hiérarchie, ses goûts et son existence journalière
CHAPITRE 1
La démocratisation du portrait : l’être ou le paraître
Le portrait photographique connaît un véritable engouement populaire à partir des années 1850, à la suite de l’invention par Disdéri du portrait carte de visite. La fabrication et l’usage de ces images témoignent de la façon dont la bourgeoisie se perçoit et souhaite être perçue.
LA VOGUE DU PORTRAIT CARTE DE VISITE
Au contraire des œuvres d’art que sont les portraits par Nadar ou Carjat, les portraits cartes de visite relèvent d’une veine quasi industrielle et commerciale. En pied, en buste, de face ou de profil, assis ou debout, à quelque moment de la vie, seul ou à plusieurs, privés ou officiels, par milliers ces portraits s’inscrivent dans le même décor conventionnel d’un guéridon, d’une fausse balustrade et d’un rideau à demi déployé.
Voici des exemples de ces poses formelles :
Portraits anonymes, par Eugène Disdéri.
Elles n’en traduisent pas moins une démocratisation réelle du portrait. Ce type de portrait permet à la bourgeoisie de se constituer une généalogie et de se fabriquer une image. L’album de photos devient un autel familial. L’usage de la photo carte de visite s’impose aussi dans la vie mondaine. On se doit de posséder une collection de photos carte de visite afin de pouvoir choisir la photo qui convient le mieux à son destinataire. Ces photos pouvaient se présenter aussi sous forme de planches comportant six poses différentes et, de la première à la sixième photo, on observe que le sujet se détend, prend une pose plus naturelle. Ces planches étaient conservées dans des registres afin de permettre des retirages ultérieurs.
Les clients, reçus dans des salons luxueux, sont très attentifs à leur posture et à l’expression de leurs mains ainsi qu’à la mise en scène ; une véritable industrie de l’accessoire se développe. Nadar se gausse avec mépris de ces poses répétées à l’infini : « On a dû trouver une appellation pour cette maladie du cerveau, la pose, que les romantiques hanchés, poitrinaires, à l’air fatal, ont transmis parfaitement, la même d’abord sous l’allure naïve et brutale des réalistes, puis jusqu’à la présente raideur, la tenue correcte et fermée à triple tour de nos décadents actuels, nombrilistes, plus ennuyeux à eux seuls que tous les autres ensemble … ».
Portrait du peintre François Daubigny, par Adolphe Dallemagne.
La photo par sa rapidité et son exactitude a frappé les esprits. D’où une frénésie de portraits. Nadar décrit avec beaucoup d’humour l’attitude de certains de ses clients surtout des hommes : « J’ai trouvé chez des hommes réputés graves entre tous, chez les personnages les plus éminents, l’inquiétude, l’agitation extrême presque l’angoisse à propos du plus insignifiant détail de leur tenue ou d’une nuance dans leur expression. C’en était attristant, parfois même répugnant ». Nadar évoque aussi la pratique d’Adolphe Dallemagne de présenter pour flatter sa clientèle les portraits à l’intérieur de cadres de tableaux : « Les copies de ces cadres étaient exécutées en grand ; chaque modèle qui se présentait était bon gré mal gré fourré derrière une des ouvertures, campé en une pose de majesté par les rinceaux, bossuages et vermiculaires, il se retrouvait héroïquement lauré ou plus modestement couronné de chêne ». Il est assez piquant de constater que des peintres réputés aient souhaité se faire encadrer par des photographes.
Photo post mortem de Marceline Desbordes-Valmore, par Félix Nadar.
L’enfant post mortem, par Félix Nadar.
Certains photographes portraitistes se spécialisent dans les portraits officiels comme Eugène Appert par exemple ou même dans la photographie post mortem, pratique qui se développe surtout dans les pays anglo-saxons. Prosper Mérimée relate ainsi la mort de la duchesse d’Albe : « On me dit que l’impératrice, que je n’ai pas vue, est toujours horriblement désolée. Elle m’a envoyée une belle photographie de la duchesse d’Albe, faite plus de vingt-quatre heures après sa mort. Elle a l’air de dormir tranquillement. Sa mort a été très douce ». A une époque où les communications pouvaient être difficiles, la photo post mortem permettait d’y remédier par l’envoi d’un dernier témoignage.
D’autres photographes excellent dans la retouche ; Nadar dans Quand j’étais photographe cite Adam Salomon, connu pour son aptitude à retoucher, procédé qu’il avait appris en Allemagne. En dépit de l’immense succès de la photo carte de visite, cette pratique suscite de nombreuses réserves fondées sur la défense du beau, de l’imagination, de l’art en somme.
Baudelaire pourfend le progrès et donc la photographie, en particulier au Salon de 1859. Il oppose au prétendu ...