TROISIÈME PARTIE
De l’effondrement du communisme
à la révolution islamiste
Les hadiths
comme source du totalisme islamiste
Antonio Elorza
QUESTIONS DE VOCABULAIRE
Totalisme. Le concept de totalisme a été forgé par Robert Jay Lifton dans son livre Thought Reform and the Psychology of Totalism à partir de ses recherches sur le « brainwashing » infligé aux soldats américains au cours de la guerre de Corée. Le totalisme est, selon les cas, une variante ou une dimension, du totalitarisme. Leur objectif coïncide : l’établissement d’une société homogène au niveau des idées, des croyances et des valeurs, et soumise à un pouvoir qui exclut tout pluralisme et supprime toute dissidence.
Le totalitarisme a une structure verticale : un parti, dirigé par un leader charismatique, s’impose d’en haut, une fois consolidée la conquête de l’État, et il devient ensuite l’instrument coercitif qui permet d’éliminer toute concurrence politique et idéologique. L’action du totalisme est essentiellement horizontale et capillaire. Il peut rester une médiation auxiliaire du totalitarisme comme dans le cas de la Chine de Mao ou dans celui de la Cuba de Fidel Castro. On pourrait alors parler de dimension totaliste d’un régime totalitaire, mais aussi de celle d’une dictature ou d’un mouvement religieux ou nationaliste autoritaire. Le « chavisme » au Venezuela, le nationalisme basque ou le régime des ayatollahs en seraient des exemples.
Un système autonome au sein duquel c’est la présence de l’État qui devient auxiliaire peut être aussi considéré comme totaliste alors que le pouvoir totalitaire est le résultat de l’action d’un mouvement politique ou politico-religieux qui agit à l’intérieur de la société. Certains nationalismes ainsi que l’islamisme seraient des exemples de cette seconde acception du concept.
Islamisme. Le terme islamisme s’applique ici à tout projet politico-religieux dont la source est une version intégriste de l’islam et dont le but est la mise en place d’une société dans laquelle tous les usages, toutes les normes et toutes les valeurs sont déterminés par la loi coranique, la sharia, c’est-à-dire par l’ensemble normatif dont le noyau est constitué par le Coran et par la Sounna, les hadiths, sentences, propositions, faits exemplaires tirés de la vie et des propos de toutes sortes de Mahomet. Au-delà des mouvements sociaux, « tous ceux qui cherchent à islamiser l’environnement social, familial ou professionnel dans lequel ils se trouvent, répondent à cette définition » L’islamisme contemporain naît avec les Frères musulmans qui, selon la formule d’Hassan al-Banna, prônent l’établissement d’un ordre islamique fermé aux influences laïques, culturelles et politiques en provenance de la domination coloniale : « l’islam est une loi générale de l’ordre du monde et de l’au-delà » et le devoir de tout musulman est de restaurer le règne de la sharia, en constituant une communauté (umma) sur laquelle une société parfaite et entièrement vouée à Allah sera construite. « Le système sera totalisant et parfait », propose-t-il dans sa lettre au roi Farouk d’Égypte en 1946. La restauration des principes qui firent la grandeur de l’islam au Moyen Âge impose la substitution du pluralisme politique et culturel par l’uniformité des lois et des mœurs, par la mise en place d’une vie sociale en vase clos, avec une censure intransigeante des produits culturels, une application stricte des punitions de la sharia aux transgresseurs et l’interdiction des romans et des magazines qui « jettent de l’huile sur le feu des passions sensuelles ».
Malgré l’opposition aux formes laïques de pouvoir, démocraties ou dictatures, la priorité de l’action sociale sera la clé de l’épanouissement des Frères dans tout le monde musulman entre 1928 et aujourd’hui. Leur pragmatisme va rendre enfin possible l’adéquation aux requis des temps nouveaux, en essayant de concilier orthodoxie religieuse et démocratie, comme on le constate tout particulièrement depuis les révoltes du Printemps arabe de cette année en Égypte et en Tunisie. Le seul inconvénient a été l’ouverture, qui en a découlé, d’un flanc radical sur leur gauche qui a favorisé l’irruption de forts mouvements salafistes, partisans d’un modèle d’islamisation archaïque, inspiré par l’intransigeance et la pureté des temps du Prophète, dont le symbole sont les « pieux ancêtres ». C’est encore une fois Ibn Taymiyya qui demeure le guide lorsqu’il s’agit d’épurer la doctrine de toute adjonction hérétique, de même que le Coran et la Sounna sont plus que jamais les seules sources acceptées. Hisba devient un principe d’activisme militant.
L’héritage islamiste des Frères a été capable de mener à bien une adaptation modernisatrice aux besoins de la population musulmane établie en Europe. Ainsi le but apparent de l’œuvre de Tariq Ramadan, petit-fils d’Hassan al-Banna, est, en principe, d’insérer les musulmans dans le cadre de la citoyenneté européenne alors qu’il s’agit d’éviter l’intégration, « concept piégé », afin de constituer une umma qui n’entre pas en contradiction avec l’ordre légal et qui soit en même temps fidèle au principe d’éviter l’illicite et de pratiquer le licite. « L’islam est une foi, une spiritualité et un chemin de repères qui disent la limite et rappellent la direction. Il est un dans la conception du monde, dans les principes de vie et dans les valeurs qu’il enfante… ». Puisque l’utopie de la société islamisée n’est plus réalisable, l’objectif doit être restreint à la consolidation de fragments d’ordre islamique fidèles à leur foi et usages, avec une influence grandissante sur les pouvoirs démocratiques en place.
L’ENCERCLEMENT DE DIEU
Yoûssef al-Qardhâwî a précisé le rôle que doit jouer le corpus des hadiths en réglementant toutes les composantes de la vie des croyants, lesquels « ont le devoir de bien comprendre cette noble sounna et de savoir comment l’appliquer tant au niveau des prescriptions juridiques que du comportement ». Le Coran reste la source supérieure pour connaître ce qui est illicite : le domaine réservé d’Allah « est l’ensemble de ses interdictions », lesquelles sont exposées d’une façon hétéroclite mais détaillée autour de l’axe du Livre sacré dans les recueils d’hadiths. « La sounna, insiste al-Qardâwî, constitue l’explication du Coran par la pratique et l’application réaliste, mais en même temps idéale, de l’islam ».
En un mot, la Sounna offre le modèle détaillé que le croyant et la société croyante doivent suivre. Il importe peu que d’un point de vue théologique l’identité entre la Sounna, produit d’un homme même exceptionnel, et le Coran, message d’Allah, puisse être discutable. Le Coran offrait le cadre des principes religieux ainsi que bon nombre de prescriptions, mais ce n’était pas suffisant pour répondre au besoin de réglementation absolue de la vie que l’approche du Coran rendait nécessaire. La Sounna va remplir presque totalement ce vide, en mettant en place une toile d’araignée à l’intérieur de laquelle sont inclus tous les aspects du comportement humain, depuis le rituel de la prière et les contraintes de la menstruation jusqu’aux interdits alimentaires et aux formes mêmes de la défécation. Plus encore, il s’agit d’une norme qui doit être connue et strictement appliquée. « Il est du devoir des musulmans, insiste al-Qardâwî, de connaître ce modèle prophétique détaillé, en tant que modèle complet, complémentaire dans ses divers éléments, équilibré et souple, avec sa spiritualité profonde, sa noble humanité et ses hautes valeurs morales. »
Un traducteur espagnol du Coran, Mikel Epalza, en a résumé les effets : « L’Islam, en fait, est bien plus qu’une idéologie. C’est une attitude anthropologique face à la vie. Ce qu’ils croient situe l’homme et la femme musulmans dans un ordre vital, dans un ordre cosmique où chacun a sa place et sa fonction spécifique clairement définies. L’islam offre à l’individu une vision claire de ce qui est bien et de ce qui est mal, de ce qui est bon et de ce qui est mauvais. C’est sur cette vision globalisante que se fonde la vie de tout musulman ». Le croyant est à la fois soumis sans aucune limite à Allah, et actif, puisqu’il doit contribuer avec sa pensée, ses paroles et ses initiatives au maintien et au développement de l’ordre socio-politique voulu par la divinité. L’harmonie entre les trois volets est parfaite, parce qu’elle répond à la décision divine et détermine une adhésion de la créature au Créateur que l’on pourrait juger indestructible, et qui « protège en même temps qu’elle lie », selon la formule d’Epalza. Il n’existe aucune issue possible pour la dissidence.
C’est encore al-Qardâwî qui exprime avec une précision pointilleuse cette forme d’imprégnation de Dieu et de l’ordre normatif sacré dans toutes les activités du croyant tout au long de sa vie et sans qu’aucune puisse y échapper : « Le modèle islamique est un modèle complet car il prend en compte la totalité de la vie humaine, dans toutes ses dimensions. Il s’intéresse à la vie de l’être humain dès ses premiers instants, avant même sa naissance, jusqu’après sa mort. Il embrasse tous les aspects de cette vie : l’enseignement prophétique accompagne l’être humain dans sa vie de tous les jours, chez lui, au marché, à la mosquée, au travail ; il régit ses relations avec Dieu, avec lui-même, avec sa famille, avec les autres, musulmans ou non, et même avec l’ensemble du monde animé et inanimé » d. Depuis les sentiments intimes jusqu’aux vêtements et aux gestes les hadiths sont le vivier où le musulman trouve tous les éléments pour remplir cette exigence.
La dérive totaliste s’inscrit ainsi dans le noyau même de la croyance, puisqu’à la différence d’autres religions, l’appartenance à l’islam exclut la possibilité d’un cadre normatif autonome et d’une décision libre du sujet à l’intérieur du système de normes. La rupture avec la tradition gréco-chrétienne est totale. Le sujet se trouve lui-même inscrit dans l’ensemble de normes dictées par l’autorité divine, ou de son messager, sans d’autre possibilité d’initiative que la pratique de l’ijtihad, réservée d’ailleurs aux oulémas, pour les accomplir d’une façon enrichissante. Et ces prescriptions sont toujours le résultat de l’exercice du pouvoir illimité d’Allah, jamais l’effet d’une réflexion ou d’une déduction à partir du nomos, cet ordre de la justice universelle que la raison de l’homme peut découvrir par elle-même. Dispositions contenues dans le Coran les hadiths relèvent, bien sûr, quelquefois de sources juridiques externes – Patricia Crone a souligné l’influence des lois provinciales romaines sur le Coran –, mais ce n’est pas de cette origine qu’ils tirent leur légitimité.
Notre guide al-Qardâwî l’explique clairement dans son ...