Chapitre IV
L’âme impérissable, saisie à travers ses opérations spirituelles : donnée fiable de l’anthropologie
Je ne vais pas m’étendre plus qu’il ne faut et que je ne suis capable de le faire sur la question philosophique capitale de l’âme humaine immortelle. Nous en avons certes parlé dans les trois premiers chapitres, mais indirectement en quelque sorte, en nous appliquant à suivre et déchiffrer le sens de son inextinguible élan ascendant.
On a proposé une approche de Dieu par ces voies-là. Si celles-ci sont réalistes et vraies – autrement dit, si elles aboutissent – elles impliquent forcément que quelque chose en nous, ou mieux que nous-mêmes par quelque biais, soyons faits capables de traverser la mort. Étant donné que notre corps, lui, est destiné à rester sur place, il faut bien trouver dans le sujet que nous sommes d’autres ressources, incorruptibles et « perdurables » celles-là, habilitant notre moi à ne pas sombrer entièrement dans la mort, mais à passer sur une autre rive. Ainsi se trouve posée la question de l’âme et de son immortalité :
jusqu’à présent, en effet, l’immortalité de l’âme n’a pas été appréhendée en elle-même, mais saisie par nous comme une condition et composante de notre tension incoercible vers un Bonheur infini.
Une autre condition indispensable, plutôt un corollaire, s’énonçait ainsi : que notre tension vers ce Bonheur absolu, avec désir de vivre toujours et immortalité (lucidement et en plénitude, autrement que comme une ombre falote), fussent accueillis. Et encore, que tout le bien accompli par les hommes dans leur histoire fût engrangé et récompensé par Quelqu’un, peut-être… (chapitres 2 et 3)
Stimulés, « boostés » par notre démarche, il nous faut rétrocéder maintenant jusqu’au fondement et nous demander : y a-t-il à la base, à la racine, un support en nous qui soit intrinsèquement impérissable ? Sommes-nous dotés d’une âme immortelle ?
L’âme immortelle est-elle une donnée fiable et constitutive de l’anthropologie, et qui soit relativement indépendante de notre ouverture à l’infini et de notre aspiration à dépasser la mort ?
« Relativement indépendante », cela veut dire qui ne se fonde pas exclusivement sur la véracité de notre projection vers un au-delà de la mort. Jugement d’autant plus nécessaire à établir, vu le peu de crédibilité que certains sont disposés à reconnaître au réalisme de nos désirs comme à leur possible couronnement.
C’est pourquoi, cette existence propre de l’âme, en tant que support autonome et impérissable de notre élan ascendant, je dois m’efforcer succinctement de la faire apparaître encore par d’autres voies – tradition et vérité philosophiques obligent. Ainsi aurons-nous une assise plus solide à la démarche mise en œuvre précédemment. (Je rappelle qu’elle a consisté à mettre en pleine lumière notre configuration d’hommes et de femmes postulant bonheur infini, vivre toujours, traversée de la mort, jugement, récompense.) Cette démarche, je ne la récuse pas, elle est tout à fait valable en soi ; je la complète seulement. Mais comme elle scrute des ressources anthropologiques se déployant quasi exclusivement dans l’affectif : volonté, désir, ouverture à l’infini, dépassement de notre condition mortelle présente, valeur et mérites d’une vie… qui, selon l’estimation de beaucoup, philosophes et scientifiques, sont empreintes de subjectivisme, il faut poursuivre conjointement l’investigation sur un autre terrain.
Mais avant de nous y déplacer, je tiens à souligner toutefois que c’est bien à partir d’une réflexion philosophique vitale et universelle sur les aspirations profondes et insubmersibles de « l’homo viator », l’homme pèlerin ou passager, « l’homme en transit », que peut d’abord poindre et se lever ensuite la découverte de l’âme principe d’immortalité. Voici rappelé une fois encore ce simple raisonnement : si c’est moi, mon Je profond, qui aspire à l’immortalité et au bonheur absolu ; si c’est moi, mon Je profond, qui suis en attente d’un Bien qui couronnera ma tension morale et mon itinéraire… mais que par ailleurs je suis bien incapable d’effectuer par tout moi-même le passage vers ce but ou cet accomplissement, vu que mon être corporel ne suit pas et se décompose, il faut bien que par une part de moi-même, cette part de moi-même précisément qui se mesure à son destin, je résiste et je demeure dans l’être. Il y a donc en moi une dualité que j’aborde par le biais de ce couple mortel-immortel. Dans l’histoire des civilisations, et même antérieurement dès les premiers temps de l’apparition de l’homme, n’est-ce pas ainsi qu’a surgi de façon presque instinctive le problème de la survie et du principe de cette survie ?
« La distinction de l’âme et du corps relève de traditions religieuses et elle est entrée en philosophie grecque par Platon, sans doute sous l’influence de traditions religieuses de l’Inde. Car toutes les traditions religieuses distinguent une âme qui dure au-delà de la mort et le corps par où je suis lié au monde et qui est corruptible »11.
La philosophie doit éprouver la vérité de ces traditions religieuses. Désir d’évasion, diront certains… Mais le désir d’évasion n’est-il pas le propre de l’homme ?12
De fait, la sépulture des morts, contemporaine des plus anciens vestiges de l’humanité, les rites, cérémonies et monuments funéraires de civilisations anciennes et modernes, le culte des morts, leur invocation, la prière à leur intention, certaine vie familière en leur compagnie qui, de diverses façons, caractérisent religions et grandes cultures… tout cela atteste que les hommes ont toujours postulé, espéré, parfois même éprouvé la réalité de la vie humaine au-delà de la mort. Comment cette attitude, qui assurément ratisse très large, serait-elle possible si elle n’était adossée à la conscience, diffuse ou précise, d’un principe indestructible de subsistance qui est en eux ?13
Le texte ci-après montre bien la force et le réalisme de la croyance généralisée (je préfère dire « reconnaissance », voir plus haut chapitre I) en la survivance par le biais de la vénération des morts, et l’homogénéité de celle-ci avec le sentiment religieux s’adressant d’abord à une pluralité de dieux protecteurs et se concentrant ensuite sur la foi en un Dieu unique.
« Les ordres de l’univers, dans leur complexité, sont infiniment improbables (…) Devant leur immensité, l’intelligence humaine, marquée par le principe de raison suffisante (selon lequel tout effet a une cause), qui en semble un trait congénital, a exigé une explication. Elle en a obtenu plusieurs, qui se groupent en deux familles, en apparence très distinctes. (…) Ce sont : Institution divine ou Hasard et sélection naturelle. »
« Certaines idées » – se rapportant à l’explication par institution divine de l’univers (de ses ordres infinis) – « paraissent tellem...