La Renverse
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La Renverse

  1. 348 pages
  2. French
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  4. Disponible sur iOS et Android
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La Renverse

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Table des matières
Citations

À propos de ce livre

Récit d'une vie en perpétuelle reconstruction, "La Renverse" retrace le parcours semé d'embûches d'une petite fille qui ne s'est jamais résignée. Lorsque, enfant, Faby découvre que cette femme qui la bat et l'humilie n'est pas sa mère, son désir de liberté, aussi immense que sa soif d'amour, ne cessera de la pousser vers l'inconnu, à la recherche d'un autre ailleurs. Elle n'hésitera pas à se brûler les ailes auprès d'un conjoint violent, mais sera prête à tout pour défendre ses enfants et échapper aux monstres qui coiseront son chemin.Petit Poucet devenue femme, mère et artiste accomplie, Faby Perier nous livre ici son histoire; celle d'une vie faite de douleurs, de doutes parfois, mais surtout d'espoir et de résilience; un conte moderne dans lequel elle aura su semer marâtre, ogre et sorcière des terreurs enfantines, avant d'affronter aujourd'hui un drôle d'animal, crabe sournois et silencieux.

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Informations

Année
2020
ISBN
9791030217971

1
L’annonce

Dans les couloirs de l’école, la sonnerie retentissait pour annoncer la fin de la journée. Les parents patientaient déjà en nombre dans la cour, heureux de récupérer leur progéniture adorée. Mon cœur s’emballait au rythme des pas des enfants qui dévalaient les escaliers quatre à quatre. Tout près de la fenêtre, mon voisin de table venait de fermer son cartable. Il disparut en un éclair. Une fois vide, ma classe qui se trouvait au premier étage de cette petite école de village devint mon perchoir, mon observatoire. En levant les yeux, la campagne se déclinait à perte de vue. Je me mis à rêver le temps d’un instant à un hypothétique endroit où quelqu’un m’attendait. En entendant les cris de mes camarades, la réalité se rappelant à moi dirigea mon regard en bas, vers la cour. La distribution des bisous et des goûters parentaux m’émerveillait. Ces retrouvailles journalières se faisaient toujours dans la bonne humeur. Il y avait bien un ou deux gamins qui pleuraient mais la bienveillance de la mère louve qui le rassurait ne laissait aucune ambiguïté sur l’amour qui les unissait. Leur bonheur me faisait envie, j’aimais les observer du haut de mon perchoir. « Que fais-tu là ? », me demanda une petite voix douce et interrogative. « Tu devrais vite rejoindre tes camarades. Ta maman t’attend sûrement. »
Je sursautai, comme prise en flagrant délit de bonheur. La voix de ma maîtresse de CP venait de briser cet instant d’équilibre. Le petit oiseau que j’étais tomba brusquement du nid. Il fallait que je me dépêche. Je fis mon cartable et m’éclipsai.
Comme à l’accoutumée, ma maman, qui ne se mélangeait pas aux autres parents, m’attendait dans la voiture. De grands gestes l’animaient à travers la vitre de la 2 CV rouge. J’aimais cette voiture, je la trouvais rigolote avec ses fenêtres qui ne tenaient jamais et ses grandes embardées dans les virages. L’heure n’était pas aux rires. Je compris que l’impatience de ma mère avait été mise à rude épreuve par mon retard. En me glissant sur le siège arrière de la 2CV, je vis que le regard de ma jumelle Magalie clignotait en feux de détresse. Ma mère semblait très en colère. Je ne savais pas pourquoi mais je ne m’en étonnai pas. Je saisis au vol le fil de la conversation engagée. « Pascale m’a traitée d’adoptée », continuait à raconter ma sœur. Un silence pesant s’installa. Ma mère devint blême. « Mais qui est cette conne ? », hurla-t-elle. « C’est la fille du directeur, on s’est bagarré pendant la récréation. », répondit ma sœur qui s’enfonçait dans la banquette arrière pour disparaître. Elle ajouta : « Elle m’a dit, de toute façon, tu n’es qu’une adoptée comme moi. » Cette phrase devait être l’insulte suprême puisque soudainement ma mère redémarra en trombe et fit vrombir le moteur. Elle fit demi-tour n’importe comment, alla se garer sur le parking de l’école. Elle criait : « Dépêchez-vous, bande de gourdes ! »
Nous n’osions pas nous regarder de peur d’éveiller le moindre soupçon de complicité gémellaire chez ma mère. Nous étions tellement semblables que, pour elle, cette similitude ressemblait à un affront. Nous ne faisions qu’un depuis toujours. Nous étions une force vive, un souffle vital face à l’adversité. Nous nous comprenions sans nous parler. Ma mère nous appelait les filles et ne nous dissociait que rarement. Je ne me souviens pas depuis quand ce lien si fort nous unissait mais il était là, indestructible, probablement depuis que le monde était monde ou plutôt depuis que mon monde était son monde et réciproquement. Nous suivions donc notre mère comme nous le pouvions en arpentant les couloirs de l’école à la recherche de M. Lacassagne, le directeur.
Il ressemblait à l’idée qu’on se fait des enseignants dans les années soixante-dix. Il en était même presque caricatural : une posture imposante, des petites lunettes rondes et une barbe épaisse lui couvrant la moitié du visage. Il gardait toujours à la bouche une pipe Peterson qu’il allumait lors des récréations. Il caressait la forme courbée de celle-ci tout en déambulant dans les couloirs qui sentaient bon le tabac froid. J’aimais cette odeur miellée, cireuse, sèche, presque chaude parce qu’il se dégageait de cet homme une chaleur, une force tranquille. Il enseignait aux élèves de CM2 et représentait pour tous le dernier échelon qu’il nous fallait atteindre avant de pouvoir toucher le Graal, l’avis de passage en 6e.
J’étais effrayée qu’un si petit mot, « adoptée », puisse déclencher une telle tornade. Que voulait-il dire ? Qu’allait-il se passer ? Pourquoi ma mère paraissait-elle si énervée ? Quelle bêtise ma sœur avait-elle faite ? Au détour d’une classe, une maîtresse nous dirigea vers l’endroit où M. Lacassagne se trouverait certainement.
Arrivées devant la porte du bureau de celui-ci, ma mère nous ordonna de l’attendre dans le couloir et entra en claquant la porte. Je l’entendis hurler… Elle criait qu’elle allait nous retirer de cette école, que c’était inadmissible… J’entendais la voix du directeur répondre posément, assez fermement. Puis la conversation devint plus monocorde, la tempête s’atténuait. Après plusieurs minutes, elle en sortit enfin… Elle semblait plus apaisée. L’orage était-il passé ? Nous regagnâmes la voiture sans dire un mot. Ma sœur et moi sentions que quelque chose de grave venait d’arriver. Nous n’osions que peu nous regarder de peur que ma mère suspecte dans le rétroviseur un de nos regards complices. Par un langage de signes que nous seules comprenions, nous avions décidé de nous taire pour ne pas éveiller « le monstre » qui habitait le corps de notre maman. Nous arrivâmes devant la maison, notre mère gara la voiture dans le garage, nous sortîmes sans bruit. Elle nous ordonna de nous rendre dans notre chambre et de n’en sortir que lorsque nous y serions invitées.
Mes parents semblaient des privilégiés. Nous habitions la vallée de Chevreuse dans une magnifique résidence Kaufman et Broad, située en haut d’une côte bordée par une immense forêt. Cette résidence était la parfaite réplique des nouveaux lotissements qui se construisaient aux États-Unis. Le constructeur américain venait de s’implanter en France et il représentait le rêve américain qui s’exporte. Mes parents étaient devenus depuis deux années les heureux propriétaires de cette jolie maison bourgeoise et moderne. Trois types d’habitation existaient, nous avions la plus spacieuse et la plus standing : « La Bougainvillée ». Cette grande maison comportait dix pièces. Au rez-de-chaussée, une grande entrée se trouvait surplombée par un couloir en mezzanine qui distribuait trois chambres. Ma sœur et moi avions la plus petite, celle proche de l’escalier. À côté, une chambre d’amis à la décoration très impersonnelle y figurait. Cette pièce qui ne recevait presque jamais personne semblait vide de sens. Les murs blancs ne lui conféraient aucune des couleurs de la vie à l’exception du velux par lequel entrait la lumière du soleil. Au bout du couloir, à droite, se trouvait notre salle de bain puis la suite parentale avec sa propre salle de douche. La chambre de mes parents était si grande que, lorsqu’en cachette ma sœur et moi y accédions, nous jouions à pénétrer dans la chambre d’un château princier. Ma sœur faisait la princesse et moi le preux chevalier. Un long couloir jonché de placards débouchait sur leur lit immense recouvert d’un dessus de lit en poils longs de couleur orange. J’aimais le caresser, il changeait de teinte en fonction du sens de la caresse. Au rez-de-chaussée, l’entrée donnait accès à un immense salon puis à une salle à manger avec cheminée. Tout était très moderne, la décoration avait pour dominante les années 70. Les fauteuils en cuir retourné vert pomme dans le salon nous étaient explicitement interdits. Un immense meuble bar-bibliothèque, séparé par un mur de lumière, occupait les deux murs du fond. Dans la salle à manger, le canapé en cuir blanc permettait à mes parents de s’adonner à leurs lectures préférées auprès du feu lorsque l’hiver venait. Tout était élégant. La moquette écrue avec de longs poils donnait à la pièce beaucoup de classe. La lumière était traversante. Je ne me souviens pas de la manufacture des meubles mais leur qualité ne faisait aucun doute. Cette pièce nous était totalement proscrite à l’exception des jours où mes parents recevaient. Attenante à la salle à manger, la cuisine en formica avait vue sur le jardin. En enfilade, une buanderie permettait d’accéder au jardin de derrière. Une troisième salle de bain servait de toilettes aux invités et à mes parents. À côté, le bureau de mon père restait le sanctuaire impénétrable où le calme absolu devait être respecté. Les murs recouverts de liège pour l’isoler du bruit empestaient l’odeur des gitanes qu’il fumait à longueur de journée. Au pied du bureau, un immense canapé était devenu le lit de notre épagneul breton qui se prénommait Pluto. En face, se trouvait le bureau de ma mère. Un vieil orgue représentait à mes yeux d’enfant le seul trésor de cette pièce. Je ne sais pas pourquoi mais du haut de mes six ans, j’étais très fière d’habiter dans cette jolie maison même si, derrière ses murs, bien des secrets étaient gardés. Habiter une si grande maison faisait de moi quelqu’un d’important. Mes parents semblaient être des personnes respectées, je l’étais donc aussi. J’avais su décerner très petite qu’être de ceux qui ont la chance d’être dans une famille aisée pouvait donner une stature aux yeux du monde.
Ma mère se précipita dans le bureau de mon père et ferma la porte. Nous les entendions discuter, l’heure semblait grave ! Lorsque mes parents se réunissaient ainsi en huit clos, nous savions que quelque chose se tramait. Nous ne comprenions toujours pas le drame qui semblait se nouer, mais il planait dans l’air une étrange torpeur.
Nous n’osions pas bouger, nous nous étions toutes les deux assises sur nos lits respectifs et guettions les bruits de la maisonnée. À l’affût, le moindre bruissement nous inquiétait. Nos regards se croisaient alors, tétanisés de peur. Le danger était là, nous le sentions, nous regarder nous rassurait. Nous étions deux. Peu importe ce qui allait arriver, nous étions deux. Au bout de plusieurs minutes, ma mère cria : « Les filles, vous descendez ! » Ma sœur et moi nous exécutâmes immédiatement et dévalâmes les escaliers du premier étage. Mon père et ma mère nous firent entrer dans la salle à manger. L’instant était donc solennel. Je pressentais que les secondes et les minutes qui allaient suivre changeraient sûrement le déroulement de la soirée et peut-être même celui de mon existence. Il y avait trop de cérémonial dans les gestes de mes parents. Ils nous autorisèrent à nous asseoir sur les beaux fauteuils vert pomme et s’installèrent face à nous. Une intuition, un pressentiment animal m’envahissait…
Après avoir eu le geste d’approbation de mon père signifié par un mouvement de tête, ma mère, enfin, prit la parole : « Savez-vous ce que veut dire adoptée ? » Je regardais ma sœur, aussi inquiète que moi. Nous répondîmes en chœur : « Non », d’une toute petite voix, avec la peur au ventre de dire une énormité. Nous avions cette caractéristique qu’ont souvent les jumeaux et jumelles de répondre la même phrase en simultané. Cette gémellité constituait notre force, notre bouclier, notre pouvoir face aux éléments du sort.
Ma mère expliqua alors l’histoire de deux petites filles abandonnées à la naissance par une méchante maman qui n’avait que faire d’elles. Heureusement, des gentils parents, qui n’avaient pas pu avoir d’enfant, avaient eu l’infinie gentillesse de les récupérer pour leur donner un toit et de l’amour. Elle racontait cette histoire avec beaucoup de détachement comme si ce n’était pas la nôtre alors qu’en réalité, ces petites filles, c’était ma sœur et moi. Elle clôtura son histoire en précisant qu’elle avait l’intention de nous en parler un jour mais que, par la force des choses et des évènements de la journée, elle le faisait aujourd’hui. Elle ferma toute conversation en disant que cela ne changeait rien, qu’ils étaient nos parents, peu importe s’ils nous avaient donné la vie ou pas, ils étaient nos parents. Je ne compris pas tout mais j’assimilai, je crois, l’essentiel. Ces explications révélaient donc qu’elle n’était pas ma mère puisqu’elle ne m’avait pas portée dans son ventre. Ces gens-là qui nous parlaient n’étaient pas nos vrais parents. Tout était faux, tout n’était que mensonge. Je regardais ma sœur Magalie qui, sidérée par l’annonce, ne bougeait plus, ne réagissait plus. Elle semblait anesthésiée par ce qu’elle venait d’entendre. Elle était bien cette « adoptée » comme sa camarade de classe le lui avait si rageusement déclamé. L’insulte suprême devenait réelle puisqu’elle se retrouvait dépossédée d’une vraie maman, de vrais parents. Je ne suis pas certaine que nous comprenions tout mais un sentiment d’abandon vint prendre toute la place. Un sentiment de vide et de manque absolu m’inondait. Je lisais dans les yeux de ma sœur, mon autre, le chemin que son petit cerveau de six ans opérait. Nous progressions ensemble sur ce chemin, comme par télépathie. Nous comprenions que le ventre de cette méchante mère n’était pas celui qui nous avait portés. Je me souviens avoir pleuré en voyant ma sœur si désemparée. Ma mère eut un geste tendre si rare. Elle nous prit sur ses genoux et nous expliqua que cela ne changeait rien, qu’elle était notre maman et qu’il fallait garder ce secret. Cette étonnante gentillesse de sa part me fit comprendre que ce secret, je me devais de ne pas le trahir sous peine de sanctions importantes. Je fis la promesse de ne jamais le raconter à mes camarades ou à qui que ce soit.
Cet après-midi-là, une profonde tristesse m’envahit. Elle ne me quittera plus jamais… Paradoxalement, au fil des heures, un autre sentiment s’installait. Une sorte de soulagement colonisait mon cœur. Je le sentais, il battait la chamade. Mon inaccessible rêve que quelqu’un m’attende quelque part n’était peut-être pas irréalisable. Oui, quelque part, une maman aimante nous attendait peut-être. Le rêve d’un bonheur accessible prenait sa place dans mon cœur d’enfant. Je me sentais libre de pouvoir rêver, libre d’espérer. Un jour, comme dans les contes de Perrault que j’aimais lire, les petits cailloux que j’aurais laissés volontairement tomber permettraient à ma vraie mère de me retrouver. Cet espoir de bonheur possible ne me quittera plus, il embellira mes heures les plus sombres. J’allais donc m’atteler à laisser tomber dans l’avenir des petits cailloux partout où mon chemin me guiderait. Je ne savais pas encore comment ni vraiment pourquoi, mais il représentait mon espoir de survie. Tout s’expliquait. Cette mère qui se métamorphosait parfois n’était pas ma « vraie mère », elle n’était pas mon sang. C’est pour cela qu’elle ne m’aimait pas. L’amour serait ailleurs, probablement. À compter de ce jour, lorsque ma mère deviendrait cette autre, j’opérerais une sorte de détachement. Ce n’était pas grave puisqu’elle n’était pas ma vraie mère. Cette annonce qui révélait mon abandon par ma mère biologique aurait pu faire naître en moi le renoncement. J’aurais pu accepter de me morfondre sur mon triste sort, ce fut tout l’inverse. J’étais, c’est vrai, prisonnière d’une situation que je n’avais pas voulue mais l’espoir d’un monde meilleur venait de se révéler à l’enfant que j’étais. Je pouvais me permettre d’espérer et prétendre à une vie meilleure. Le chemin du possible s’ouvrait devant moi. Quel soulagement ! J’avais envie de célébrer l’espoir ! La vie me faisait un signe. L’amour d’une maman existait sûrement quelque part. Peu importe le tableau qui m’en avait été fait, une maman ne pouvait être qu’amour. Un jour, cette mère et cet amour, je les retrouverais… Je me fis cette promesse !

2
La maison témoin

Mes parents capitalisaient leur vie sur les apparences. Elles semblaient calquées sur les brochures distribuées par le promoteur immobilier Kaufman and Broad. Heureux propriétaires d’une belle maison témoin, au regard du monde, celle-ci témoignait de leur réussite. Mon père, très brun et de taille moyenne, était de corpulence trapue. Il se dégageait de lui une bonhomie joviale. Ses traits plutôt ronds le rendaient naturellement sympathique. En épicurien averti, il aimait la bonne table et les bons vins. Celui-ci avait su saisir l’ascenseur social qui s’était présenté à lui à la fin des Trente Glorieuses. Dans les années 60, tout semblait encore possible avec un peu de courage. Après un simple certificat d’études en poche, à force d’ambition et de travail, il avait gravi les échelons. Devenu gérant d’une société informatique après n’avoir été qu’un simple programmeur, il gagnait très bien sa vie. Affable, blagueur et bon orateur, ses employés l’appréciaient beaucoup. Son entreprise située sur les bords de Seine à Chatou avait intégré, depuis quelques mois, de grands immeubles prestigieux où logeaient des enseignes technologiques de pointe. Mon père se montrait fier de bénéficier de leur rayonnement économique. Très régulièrement, celui-ci se rendait à des déjeuners d’affaires avec des clients qui s’éternisaient. Il revenait trop alcoolisé au goût de ma mère. Cela avait le don de l’énerver, elle passait alors ses nerfs sur les petites filles que nous étions. Mon père, issu d’une famille nombreuse de huit frères et sœurs, représentait l’enfant prodige de la fratrie, celui qui avait réussi. De nombreux conflits naissaient avec quelques-uns de ses frères et sœurs qui se revendiquaient encore de la classe ouvrière. Un fossé s’était creusé et les réunions familiales se révélaient mouvementées. Je ne comprenais pas le sens des tensions mais je sentais que la condescendance de mon père alimentait la jalousie de certains. Mes grands-parents paternels ressemblaient à un couple parfait. L’amour qui les unissait figurait le noyau de leur histoire familiale, au détriment peut-être de l’amour pour leurs enfants.
Comme beaucoup de femmes de la nouvelle bourgeoisie des années 70, ma mère était femme au foyer. Celle-ci, comptable dans une autre vie, avait dû renoncer à son travail pour faciliter les démarches de notre adoption. Elle en parlait souvent depuis que ma sœur et moi connaissions notre histoire. J’entendais dans ces mots un regret et même un sacrifice. Ma mère était aussi claire de peau que mon père était brun. Sa chevelure épaisse et blonde contrastait avec les cheveux frisés si courts de mon père. En femme élégante mais sans fioriture, elle ne se maquillait que très peu. Pourtant, de magnifiques yeux bleus éclairaient son visage si souvent crispé. Malgré ses quarante-huit ans, aucune ride ne tapissait sa figure encore juvénile. Sa peau si claire, presque translucide, laissait deviner la longue ligne de ses veines formant un labyrinthe où mes yeux aimaient se perdre parfois. Dans ces moments de contemplation si rares, j’aimais ma mère. Seuls son nez et ses oreilles se coloraient instantanément de rouge lorsqu’une contrariété venait assombrir son visage. Je la trouvais jolie, j’aimais sa blondeur. Elle avait tellement l’air d’un ange ! Derrière sa beauté fragile, un diable, pourtant, l’habitait. Son parcours d’enfant avait quelques similitudes avec le mien. Sa maman biologique était morte en couche et son papa des suites d’un éclat d’obus, terrible vestige de la guerre 14-18. Elle avait donc vécu l’abandon avant d’être recueillie et adoptée par une amie de son père, Mademoiselle Blanc, directrice de pouponnière dans les années 1930. Son enfance l’avait blessée. Sa mère adoptive vouait une passion sans limite à son métier et aux enfants dont elle s’occupait. Celle-ci s’appliquait à ne faire aucune distinction entre eux. Pour ma grand-mère, ces enfants étaient tous les siens. Maman nous racontait avoir souffert de devoir la partager avec d’autres enfants, de parfaits inconnus selon elle. Elle ajoutait toujours à cela une image idyllique de sa grand-mère maternelle qui, elle, avait su l’entourer et l’aimer à sa juste valeur. Je percevais dans ses paroles un profond regret sur cet amour déçu. Elle lançait au détour de la journée de petites phrases anodines sur sa mère qui n’étaient que de l’ordre du reproche : c’était une femme généreuse mais uniquement avec les autres, elle n’était pas si démonstrative avec elle, elle n’avait pas pu jouer tranquille à l’abri des autres… Un jour de bonté et de confidence, Maman nous raconta un épisode de son enfance qui me choqua terriblement. Elle le relatait avec un ton amusé, comme pour narrer une bêtise anodine, mais mes oreilles d’enfants détectèrent autre chose. Elle nous confia que, pendant la guerre 39-45, sa gourmandise insatiable de chocolat l’avait poussée à engloutir la ration hebdomadaire de tous les enfants de la pouponnière. J’eus le sentiment que ce geste qu’elle appelait une bêtise d’enfant révélait plutôt un esprit revanchard. Était-ce pour venger son sentiment de passer constamment après les autres enfants ? Elle en riait… Cela m’attrista. Comment l’esprit de ma mère qui n’était alors qu’une enfant avait pu la pousser à priver des innocents d’une sucrerie si rare pendant la guerre ? Qu’avait-elle été capable d’imaginer et de faire pour assouvir sa jalousie et calmer sa frustration ? Peut-être qu’il y avait dans cette histoire enfantine une des clés de son fonctionnement psychologique : faire payer inconsciemment aux autres les souffrances de sa vie. Rendre les autres responsables de son mal-être puisqu’il lui fallait un coupable. J’eus très tôt le sentiment que ma mère souffrait. Je l’excuserais très longtemps de ses actes puisque j’avais intégré sa souffrance. Je l’avais faite mienne, j’acceptais inconsciemment d’être la coupable désignée pour la soulager un peu.
Je n’ai jamais vu mes parents s’embrasser ou avoir un geste tendre l’un envers l’autre. Le lien qui les unissait ne paraissait pas être de l’amour. Mes yeux d’enfant le percevaient ainsi. Leur réussite sociale les obnubilait. Aux dires de ma mère, c’était elle qui était à l’origine de l’évolution professionnelle de mon père qu’elle avait rencontré à vingt-cinq ans. À l’époque, il travaillait à la SNCF et n’avait, disait-elle, aucune ambition. Elle l’avait alors poussé à reprendre ses études puis l’avait guidé dans son ascension professionnelle comme un coach. Leurs liens semblaient ce...

Table des matières

  1. Couverture
  2. 4e de couverture
  3. Copyright
  4. Titre
  5. Préface
  6. 1. L’annonce
  7. 2. La maison témoin
  8. 3. L’échappée belle
  9. 4. Modes et travaux
  10. 5. À table !
  11. 6. Tout doit être nettoyé
  12. 7. Vroum, vroum
  13. 8. La grande musique
  14. 9. Seule au monde
  15. 10. Mademoiselle
  16. 11. La révélation
  17. 12. Le regard d’un père
  18. 13. L’alliée
  19. 14. Le départ
  20. 15. Cet être qui grandit
  21. 16. Plus rien…
  22. 17. La transition
  23. 18. L’apparition
  24. 19. Maura
  25. 20. Le Molosse
  26. 21. Elles !
  27. 22. Devenir papillon
  28. 23. Une nouvelle vie
  29. 24. Une petite boule
  30. 25. Patient
  31. 26. Les autres
  32. 27. Proto-colère
  33. 28. Le mur
  34. 29. Un nouvel amour
  35. 30. Carton plein
  36. 31. Mal-à-dire
  37. 32. Mon ADN
  38. 33. Les héroïnes du quotidien
  39. 34. Raz-de-marée
  40. 35. L’aventure humaine
  41. 36. Le cri
  42. 37. Un nouveau défi…
  43. 38. Le sésame
  44. 39. Écrire ! Et, crie !
  45. Table des matières