1. Les combats de Soustelle
« Ă vrai dire, lâAlgĂ©rie française et IsraĂ«l Ă©taient, lâune
et lâautre, les deux mĂŽles sur lesquels devait se briser la vague totalitaire dont Nasser est lâexpression⊠La dĂ©fense de
lâAlgĂ©rie et celle dâIsraĂ«l formaient un tout, et nos adversaires clairvoyants ne sây sont pas trompĂ©s. »
Jacques Soustelle,
Sur une route nouvelle
Retenu par des dizaines de milliers de mains qui veulent lâempĂȘcher de partir, Jacques Soustelle quitte Alger sous un ciel bas, le 2 fĂ©vrier 1956. JuchĂ© sur un vĂ©hicule militaire pour Ă©chapper Ă lâaffection Ă©touffante des AlgĂ©rois, le dĂ©sormais ancien gouverneur gĂ©nĂ©ral de lâAlgĂ©rie les salue des deux mains et leur promet quâil continuera Ă se battre pour eux. Promesse tenue, et jamais il ne lâoubliera.
Mais sa gĂ©nĂ©rositĂ© est telle et sa curiositĂ© aussi, quâelles lui interdisent dâoublier ses autres amitiĂ©s, ses autres passions. Depuis fort longtemps et bien avant de connaĂźtre lâAlgĂ©rie, il dĂ©couvre en 1932, Ă vingt ans, diplĂŽme dâethnologie en poche depuis deux ans et tout nouvel agrĂ©gĂ© de philosophie, la rĂ©alitĂ© des civilisations prĂ©colombiennes, celle des Otomis et des Lacandons. Il arrive au Mexique en novembre 1932 et revient en France en septembre 1934, sept mois aprĂšs la manifestation du 6 fĂ©vrier 1934 qui rassembla, place de la Concorde, des milliers de militants venus battre le pavĂ© Ă lâappel des ligues patriotiques. Le danger totalitaire est lĂ , bien prĂ©sent en Europe, quâil soit rouge ou brun, stalinien ou hitlĂ©rien. Avant la victoire du front populaire, sensible Ă lâatmosphĂšre dĂ©lĂ©tĂšre qui rĂšgne dans le pays, il Ă©crira dans Mexique, terre indienne : « Jamais lâIndien ne doit avoir honte de lui-mĂȘme, sâil a honte, câest quâon lui a fait honte, et on a eu tort. » Il se souviendra longtemps de cette leçon et prendra toujours garde Ă nâhumilier personne. Au printemps 1936, il aide son maĂźtre Paul Rivet Ă gagner la circonscription du 5e arrondissement de Paris, sous les couleurs socialistes. Câest au cours de cette campagne quâil rencontre le physicien Jacques Solomon, militant communiste. Avec lui et dâautres intellectuels, ils fonderont, aprĂšs Munich, lâUnion des intellectuels français pour la justice, la libertĂ© et la paix (UDIF), crĂ©Ă©e pour sâopposer Ă lâesprit munichois incarnĂ© dĂ©sormais par le ComitĂ© des intellectuels antifascistes. Cette dĂ©marche souhaite ĂȘtre un rassemblement situĂ© au-dessus des partis. Un goĂ»t dâunion nationale quâaffectionne beaucoup Jacques Soustelle.
De retour au Mexique pendant la drĂŽle de guerre, il rejoint le gĂ©nĂ©ral de Gaulle et la France libre Ă la fin de lâannĂ©e 1940, en partant de Halifax, au Canada. Il dirigera, Ă Londres, la communication de la France libre puis, Ă Alger, la DGSS, ses services spĂ©ciaux.
DĂšs la libĂ©ration de Paris, de retour dans la capitale, il devient commissaire chargĂ© de lâinformation au sein du gouvernement provisoire, puis ministre des colonies. Entre-temps, il a Ă©tĂ© Ă©lu dĂ©putĂ© Ă la premiĂšre assemblĂ©e constituante. En tant que ministre des colonies, il est intĂ©ressĂ© au premier chef par les affaires du Moyen-Orient. Il nâoublie pas quâil a Ă©tĂ© le patron, Ă Alger, de la DGSS, et logiquement demeure en contact Ă©troit avec ses anciens interlocuteurs. Avant mĂȘme la crĂ©ation dâIsraĂ«l, il entretient les meilleures relations du monde avec ce qui deviendra le Mossad. Ă Paris, il est trĂšs proche du futur ambassadeur Maurice Fischer, le reprĂ©sentant de lâAgence juive en France, un bon connaisseur des ambiguĂŻtĂ©s françaises concernant le Moyen-Orient.
Durant ces annĂ©es dâaprĂšs-guerre, alors que les Juifs de Palestine se rĂ©voltent contre la Grande-Bretagne mandataire, Soustelle contribue, avec toute son Ă©nergie, Ă obtenir en France le maximum de soutiens moraux et matĂ©riels pour ce qui allait devenir IsraĂ«l. Quand il aide un groupe de chefs de la rĂ©sistance sioniste, Ă©vadĂ©s dâun camp de dĂ©tention britannique en ĂrythrĂ©e, Ă parvenir en France, il a su faire jouer lâensemble de ses contacts, notamment ceux qui se sont nouĂ©s au moment de la RĂ©sistance. Aryeh Ben-Eliezer, futur vice-prĂ©sident du Parlement israĂ©lien, est au nombre des prisonniers ainsi libĂ©rĂ©s. Il bĂ©nĂ©ficiera, avec ses camarades, de lâasile politique français.
Douze ans plus tard, en janvier 1956, revenu dâAlgĂ©rie aprĂšs lâĂ©chec Ă©lectoral dâEdgar Faure, il porte de nouveau son regard vers IsraĂ«l. LâactualitĂ© le pousse Ă le faire car câest cette annĂ©e-lĂ que Français et Anglais prĂ©parent leur intervention contre Nasser qui vient de nationaliser le canal de Suez, tout en menaçant lâexistence mĂȘme dâIsraĂ«l. Ce petit pays, nĂ© huit annĂ©es plus tĂŽt, ne survit que grĂące Ă la vigilance incessante de ceux qui ont fait le choix du retour Ă Sion, ou de ceux qui sont lĂ depuis toujours, malgrĂ© les massacres perpĂ©trĂ©s par les cavaliers dâAllah ou par les CroisĂ©s. Cette fois encore, Soustelle mieux quâun autre sait quâIsraĂ«l devra se battre.
La dĂ©termination des IsraĂ©liens lui fait penser Ă une autre dĂ©termination quâil a rencontrĂ©e lĂ -bas, de lâautre cĂŽtĂ© de la MĂ©diterranĂ©e, celle des Français dâAlgĂ©rie qui ont su, eux aussi, vaincre la maladie ou lâĂ©puisement pour faire souche sur cette terre dâAfrique. Soustelle note cette ressemblance : « Les premiers colons arrivĂ©s en Palestine, au terme de leur voyage, et aprĂšs mille peines, trouvent un sol ravagĂ© par des siĂšcles dâincurie, un territoire oĂč rĂšgne la malaria et une administration turque paresseuse et corrompue, sans oublier le pillage constant des bĂ©douins. »
Il est fascinĂ© par lâhistoire de ce peuple qui plonge loin ses racines : « La civilisation hĂ©braĂŻque offre Ă lâhistorien des cultures ce spectacle unique dâune civilisation sans territoire et sans Ătat⊠câest bien dâune civilisation quâil faut parler. Le judaĂŻsme ne se dĂ©finit pas par une race dĂ©terminĂ©e. Oublions toute rĂ©fĂ©rence sĂ©rieuse Ă une prĂ©tendue race juive. » Il est dâailleurs Ă©trange, note-t-il plus loin, « que les grands thĂ©oriciens de lâhistoire des cultures, tels que Oswald Spengler ou Arnold Toynbee aient nĂ©gligĂ© de mentionner la civilisation juive parmi toutes celles que lâhumanitĂ© a connues depuis Sumer ».
La curiosité intellectuelle de Jacques Soustelle le pousse alors à mettre ses pas dans ceux laissés, il y a longtemps, par tous les penseurs et précurseurs juifs du sionisme.
Mais les passions de Soustelle, quâelles soient prĂ©colombiennes, algĂ©riennes ou sionistes, sont loin de sâexclure lâune lâautre. Elles se nourrissent mutuellement et ne cessent de se regarder, dans un curieux jeu de miroir, pour sâinterroger, se rejoindre ou sâĂ©loigner.
Cette annĂ©e 1956 va lui permettre de mener de front ses deux passions politiques. DĂšs le mois de mars, un mois aprĂšs ĂȘtre revenu dâAlgĂ©rie, il crĂ©e lâUSRAF (Union pour le salut et le renouveau de lâAlgĂ©rie française) oĂč lâon retrouve des hommes politiques de tous bords, de la droite Ă la gauche. Quelques mois plus tard, il sort chez Plon AimĂ©e et souffrante AlgĂ©rie, un cri dâamour pour cette terre brĂ»lante. Une rencontre qui changera sa vie.
Ă la fin de lâannĂ©e, il prend la prĂ©sidence de lâAlliance France-IsraĂ«l. Cette prise de responsabilitĂ© a lieu au moment mĂȘme oĂč les Ătats-Unis et lâUnion soviĂ©tique imposent aux Britanniques et aux Français lâarrĂȘt immĂ©diat de ce que lâon a appelĂ© « lâexpĂ©dition de Suez ». Ils imposent aussi Ă IsraĂ«l lâarrĂȘt de son avance Ă©clair Ă travers le SinaĂŻ. Le Gouvernement français dirigĂ© par Guy Mollet se sent particuliĂšrement humiliĂ© par cet oukase lancĂ© par les deux « grands ». Au-delĂ de lâhumiliation, Guy Mollet pense que cette injonction renforce le pouvoir de Nasser, un dictateur quâil compare Ă Hitler. Il dĂ©cide alors que la France assurera la sĂ©curitĂ© dâIsraĂ«l. Il le dĂ©clare haut et fort mais, beaucoup plus discrĂštement, il lâaide Ă se doter de lâarme nuclĂ©aire pour que jamais, plus jamais, les Juifs ne soient menacĂ©s dâextermination. Quand Soustelle est Ă©lu Ă la tĂȘte de lâAlliance France-IsraĂ«l, le directeur gĂ©nĂ©ral de lâassociation est Salomon Friedrich, le reprĂ©sentant Ă Paris du Herout, parti de la libertĂ©, dirigĂ© par Menahem Begin. Un parti qui est la matrice idĂ©ologique de lâactuel Likoud, nĂ© en 1973, le parti de Benyamin Netanyahou. Friedrich et Begin compteront bientĂŽt au nombre des amis de Jacques Soustelle. Câest eux qui lui feront connaĂźtre Vladimir Jabotinski, un monument du sionisme.
Le tĂ©lescopage de ces deux actualitĂ©s, lâalgĂ©rienne et lâisraĂ©lienne, emporte la conviction de Jacques Soustelle : les deux pays sont bel et bien confrontĂ©s aux mĂȘmes ennemis, le panarabisme et le communisme. Il partage cette surprenante myopie avec tous les observateurs du moment qui, pour des raisons parfois opposĂ©es, ont nĂ©gligĂ© la dimension islamiste du combat en train dâĂȘtre menĂ© par les pays arabes ou par les mouvements de libĂ©ration. Soustelle ne fait pas exception, mĂȘme sâil pose un regard lucide sur les oulĂ©mas algĂ©riens, Ă©manation des FrĂšres musulmans. Ils sont prĂ©sentĂ©s par beaucoup dâobservateurs comme des rĂ©formateurs de lâislam, sans doute capables de faire oublier les pratiques algĂ©riennes traditionnelles de la religion musulmane, jugĂ©es trop favorables Ă la France. Guy Moll...