L'inconstance de nos pas
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L'inconstance de nos pas

RĂ©cit d'une famille de migrants sicilliens de Sousse

  1. 260 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
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L'inconstance de nos pas

RĂ©cit d'une famille de migrants sicilliens de Sousse

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À propos de ce livre

"Ce livre raconte l'histoire d'une lignée familiale issue d'un milieu modeste qui s'est retrouvée, au fil de sa traversée du temps et des lieux, confrontée à différents versants de son identité. Cette histoire m'a été transmise durant mon enfance par mes aïeuls et mes parents et j'ai voulu en faire le récit."

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Informations

Éditeur
TĂ©raĂšdre
Année
2019
ISBN
9782336887487

CHAPITRE 1
L’exode

Ogni scupa nova fa scrusciu.
Toute nouveauté crée du remous.
Ce livre raconte l’histoire d’une lignĂ©e familiale issue d’un milieu modeste qui s’est retrouvĂ©e, au fil de sa traversĂ©e du temps, confrontĂ©e Ă  diffĂ©rents versants de son identitĂ©. Cette histoire m’a Ă©tĂ© transmise durant mon enfance par mes aĂŻeuls et mes parents et j’ai voulu en faire le rĂ©cit.
Sousse en Tunisie est la ville natale de mes grands-parents. La Tunisie n’avait pas Ă©tĂ© choisie au hasard par mes ancĂȘtres siciliens, la proximitĂ© de la cĂŽte tunisienne intĂ©ressait les navigants car l’état de leurs embarcations n’était pas trĂšs fiable, et les femmes redoutaient un exil lointain vers les États-Unis, craignant de ne jamais revoir leur famille. Au tournant du vingtiĂšme siĂšcle, les autochtones tunisiens les plus modestes se sont regroupĂ©s dans les campagnes avoisinantes de Sousse, couvertes d’oliviers, de vignes et de grands champs de blĂ©. GrĂące aux rĂ©formes agraires mises en Ɠuvre aprĂšs une suite de rĂ©bellions contre les beys et l’imposition d’un protectorat français, les productions agricoles prirent leur essor et l’espoir de voir s’éloigner l’indigence gagna une grande partie de la population. Ce qui explique que les paysans n’eurent d’abord pas envie de quitter leurs rĂ©gions pour s’installer dans des villes inconnues. Le littoral n’attirait que des artisans qui venaient exercer leur mĂ©tier dans la mĂ©dina, proposant leurs crĂ©ations Ă  la vente dans les souks. Devant les murs ocre de l’ancienne petite mosquĂ©e, on pouvait voir des poteries aux motifs floraux et des tapis de laine Ă©paisse et douce de couleur prune ou pourpre. Ah le murex d’antan ! Des fours brĂ»lant Ă  l’alfa, aux palmes et aux rameaux d’olivier sortaient des cĂ©ramiques guillochĂ©es. On y trouvait aussi des calottes de feutre rouge, appelĂ©es « chĂ©chias tunisiennes » fabriquĂ©es par les chaouchis, des babouches en cuir et tout un florilĂšge d’étains, de cuivres martelĂ©s. Parfois, la touffeur de l’air confinĂ© gagnait les venelles et faisait perler les fronts des passants. Devant les Ă©choppes adossĂ©es aux maisons construites de guingois, la foule se pressait, en continu.
Nos bateliers siciliens hĂ©sitaient Ă  l’idĂ©e de s’embarquer dans une traversĂ©e de la MĂ©diterranĂ©e car elle reprĂ©sentait une rĂ©elle aventure malgrĂ© la courte distance. Les femmes Ă©taient souvent trĂšs jeunes, des fiancĂ©es ou de jeunes Ă©pousĂ©es, voire des compagnes. Mais les Italiens Ă©taient assurĂ©s de leur accueil administratif en Tunisie, Ă©tabli par une convention bilatĂ©rale entre l’Italie et la Tunisie. À la taverne de la rue de Rome Ă  Sousse, nos aĂŻeux – « nos vieux » – Ă©grenaient inlassablement le chapelet des « bons » souvenirs d’antan, de leur vie dans un pays lointain de l’autre cĂŽtĂ© de la mer, toujours Ă©voquĂ© avec une mĂȘme nostalgie. Ils savaient qu’ils ne retourneraient plus jamais « lĂ -bas ». Une page Ă©tait tournĂ©e, irrĂ©mĂ©diablement, mais l’histoire devait ĂȘtre transmise aux gĂ©nĂ©rations suivantes. J’ai eu vite envie de connaĂźtre ces gens qui, au fil des rĂ©cits, surgissaient d’un passĂ© qui ne m’appartenait que partiellement mais qui disait que la vie est construite de mille histoires personnelles, forgĂ©es avec le cƓur et les sentiments.
Francesca Ă©tait la fille aĂźnĂ©e de Vincenzo et de Pietrina qui sont nĂ©s tous les deux Ă  Sousse en 1884 et en 1887. Elle a Ă©tĂ© le pilier de cette saga originale, le point d’orgue et le trait d’union entre les gĂ©nĂ©rations : Tata Ciccina pour tous les membres de sa famille. Les aĂŻeux de nos grands-parents avaient choisi de s’installer Ă  Sousse, une ville cĂŽtiĂšre au sud du Golfe d’Hammamet dans le Sahel. Habitant en Sicile Ă  quelques kilomĂštres l’une de l’autre, les deux branches familiales Ă©taient les hĂ©ritiĂšres d’une lignĂ©e de marins-pĂȘcheurs, une profession prĂ©Ă©minente dans cette Ăźle aux eaux et aux tempĂ©raments chauds. Leurs dĂ©placements, entre les pĂ©riphĂ©ries palermitaines s’effectuaient Ă  pied ou au moyen de charrettes de charge, d’un usage courant dans les familles modestes et de calĂšches pour les plus fortunĂ©es. Nos deux familles n’entretenaient pas de relations particuliĂšres entre elles. Les B., lignĂ©e paternelle de Francesca, posĂšrent en couple leurs baluchons sur les quais du port de Sousse tout comme le feront les F., sa lignĂ©e maternelle. Un destin commun Ă  de nombreuses familles siciliennes mais tous ceux qui se sont risquĂ©s Ă  l’aventure ne sont pas restĂ©s dans leur nouveau pays. Des jeunes hommes partis seuls sont vite rentrĂ©s au pays, rongĂ©s par le sentiment de solitude, et de jeunes Ă©pouses qui avaient suivi leur mari dĂ©cidĂšrent elles aussi de revenir, prises de nostalgie pour leur Ăźle. Les deux familles Ă©taient soudĂ©es par cette passion pour leur Sicile et elles appartenaient Ă  une mĂȘme ethnie : les Sicaness.
Vers le milieu du dix-neuviĂšme siĂšcle, l’idĂ©e de partir ailleurs germe dĂ©jĂ  chez ces insulaires ayant eu Ă  subir par le passĂ© plusieurs occupations. Cette pensĂ©e mĂ»rit peu Ă  peu et les premiers migrants se dĂ©cidĂšrent Ă  aller braver l’inconnu de contrĂ©es lointaines. Le sud des Ăźles Éoliennes, sur la mer TyrrhĂ©nienne, fait face Ă  la Sicile, la plus grande Ăźle de la MĂ©diterranĂ©e, habitĂ©e jadis selon la lĂ©gende par des nymphes et des cyclopes et qui reçut le nom grec de Trinakria, le Tricorne aux trois caps. On retrouve encore ce nom chez certains « vecchi », de vieux nostalgiques qui revendiquent leurs racines. Cette terre fut, au cours des siĂšcles, assaillie par des conquĂ©rants comme les PhĂ©niciens, les Grecs, les Carthaginois, les Romains, les Vandales, les Byzantins, les Arabes, les Normands, les Souabes et d’autres encore. Survint un Ă©vĂ©nement « historique », qu’apprend dĂšs le plus jeune Ăąge chaque Sicilien. En 1266, FrĂ©dĂ©ric II fut vaincu par Charles 1er d’Anjou qui, en guerroyant, mit sous son joug la ville de Palerme. Mais les Angevins, cruels occupants, furent quasiment anĂ©antis par une rĂ©bellion sicilienne, excĂ©dĂ©e par leur domination. Cette rĂ©volte, nommĂ©e les « VĂȘpres siciliennes », fut suivie d’un massacre collectif de l’occupant alors que toutes les cloches diocĂ©saines de Palerme carillonnaient allĂšgrement Ă  l’occasion de la fĂȘte de PĂąques. À la suite de cet Ă©pisode sanglant, le royaume de Sicile fut scindĂ© et libĂ©rĂ© du joug de la barbarie et de la fĂ©rule de la botte occidentale. Plus tard, cette Ăźle, ancien empire carthaginois avec Syracuse comme capitale phĂ©nicienne, fut conquise par Rome qui en fit, par la force, une riche province romaine. AgitĂ©e constamment par des remous politiques, la Sicile retrouva enfin la sĂ©rĂ©nitĂ© politique avec l’octroi d’un statut d’autonomie Ă©conomique, en 1948.
Palerme est dotĂ©e d’une architecture riche en styles insolites, entre Orient et Occident, des Ă©glises au style arabo-normand et des habitations patriciennes Ă  cĂŽtĂ© de monuments au style baroque avec des Ɠuvres de Bernin ou de Borromini. Quelques vestiges de la ville punique persistent dans certains quartiers, empreints du monde arabe avec les multiples « quanatin », des canaux d’irrigation et aussi les palais de la Zisa, de la Kalsa et de la Cuba, un Ă©difice fatimide. Rarement ailleurs que dans cette Ăźle un monde aussi hĂ©tĂ©roclite ne prit forme, ne fut tolĂ©rĂ© ou combattu. Plusieurs civilisations se sont affrontĂ©es, tiraillĂ©es, imposĂ©es et ceci amĂšne Ă  croiser dans les rues des hommes et des femmes aux cheveux d’ébĂšne, Ă  la peau mate ou trĂšs claire, aux Ă©tonnants yeux bleus et Ă  entendre des accents et des mots Ă©trangers mĂȘlĂ©s depuis des siĂšcles aux dialectes locaux.
NĂ©anmoins, cette Sicile-lĂ  a su sauvegarder sa nature exubĂ©rante et sa thĂ©ĂątralitĂ© malgrĂ© la misĂšre patente qui a longtemps gangrĂ©nĂ© la vie sociale de ses habitants. Les rĂ©gions Ăźliennes se repliaient dans une bulle partisane en une corolle de petits États isolĂ©s les uns des autres. L’üle recĂ©lait des trĂ©sors naturels peu exploitĂ©s ou mal utilisĂ©s et un patrimoine naturel a Ă©tĂ© sacrifiĂ©. La pĂȘche ancestrale pratiquĂ©e sur les larges bancs de spongiaires n’a pas eu l’expansion qu’elle mĂ©ritait ; en revanche, la pĂȘche au thon rouge a pris une grande place, en particulier dans les eaux de Favignana (fief originel de notre arriĂšre-grand-mĂšre, Nanna Catarina), une des Ăźles Égades. Cette pĂȘche consiste Ă  approcher, durant la pĂ©riode de migration, des bancs de thons dont l’emplacement est surveillĂ© par les pĂȘcheurs locaux qui sont les seuls exploitants. Ceux-ci se dĂ©placent en une procession de thoniers munis de puissants moteurs, ils se rĂ©vĂšlent ĂȘtre d’une grande dextĂ©ritĂ© et patience pour encercler le plus grand nombre de thons qui se retrouvent pris dans leurs filets dĂ©rivants. La pĂȘche a lieu en mai et en juin. Il s’agit d’abord de regrouper sous la direction d’un « patruni » les bancs pris au piĂšge, pour les amener vers un secteur propice Ă  la capture des thons ; de lĂ , les embarcations les encerclent et, dĂšs le retour en branle, les pĂȘcheurs tirent leurs thonaires. C’est alors qu’a lieu un massacre rĂ©alisĂ© dans une course effrĂ©nĂ©e, appelĂ©e la « matanza », jusqu’à la plage oĂč les thons sont brutalement Ă©jectĂ©s des filets. HarponnĂ©s, sanguinolents, Ă©puisĂ©s, ils agonisent lentement, le rostrum bĂ©ant, les yeux rĂ©vulsĂ©s, sur le sable Ă©carlate.
La pĂȘche Ă  l’espadon se pratique aussi couramment et elle est apprĂ©ciĂ©e dans toute la Sicile. Ce poisson-Ă©pĂ©e se pĂȘche au large du dĂ©troit de Messine, avec la technique du rabattage opĂ©rĂ©e par des embarcations dotĂ©es de passerelles. Un guetteur, qui est un genre de mousse, est perchĂ© sur son mĂąt de vigie et guette, en permanence, les mouvements de la mer et le moindre signe annonciateur. La surĂ©lĂ©vation du ponton permet une vision globale et, de lĂ , on peut dĂ©tecter l’éventuelle prĂ©sence des poissons. L’espadon, dont la taille peut atteindre trois mĂštres, expose sa nageoire dorsale au regard scrutateur de son bourreau et il file ainsi tout droit vers son impitoyable destin. L’alerte est donnĂ©e au pointeur placĂ© sur le pont, Ă  l’étage infĂ©rieur, par des signaux visuels ; un autre pointeur est prĂȘt Ă  intervenir et il apprĂȘte son harpon avant de donner l’estocade fatale, un travail minutieux qui requiert plusieurs heures de veille et d’attention. La chair de ce poisson des mers chaudes, dont la mĂąchoire supĂ©rieure est effilĂ©e comme une lame d’épĂ©e, est trĂšs prisĂ©e. L’abondante pĂȘche d’étĂ©, dans les fonds tiĂšdes du canal de Sicile, aux anchois, aux sardines ou aux maquereaux, reste trĂšs active dans les petits ports et les villages littoraux qui, nombreux, Ă©maillent la cĂŽte Ăźlienne.
La ville de Palerme s’étend du Monte-Pellegrino, dont les inscriptions dĂ©couvertes dans les cavitĂ©s profondes de certaines grottes tĂ©moignent de l’ùre prĂ©historique, jusqu’aux rivages Ă©tirĂ©s sur plusieurs cĂŽtes. Ce tertre chapeautĂ© par le sanctuaire de Santa Rosalia domine la plaine de la Conca d’Oro. HĂ©las, la partie marine occidentale de la citĂ© ne bĂ©nĂ©ficiera jamais des ressources rĂ©servĂ©es aux quartiers bourgeois terriens. Au dix-neuviĂšme siĂšcle et dans la pĂ©riode de cet exode, la capitale explosait dans la multiplicitĂ© de ses quartiers extra-muros, trĂšs typiques, vivant en autarcie dans leurs coutumes ancestrales, leur patois, leur cuisine traditionnelle, leurs fĂȘtes votives. Dans cette configuration, quasi inextricable, pĂ©nalisant essentiellement les familles nombreuses, les quartiers littoraux tournĂ©s vers les mĂ©tiers de la mer furent les premiĂšres grandes victimes et la misĂšre s’installa. C’est ainsi que naquit le projet de s’en aller vers d’autres cieux plus clĂ©ments. Les lieux bientĂŽt dĂ©sertĂ©s se nommaient l’Isola delle Femmine, Capaci, la Punta del Passagio, Monreale, Punta Raisi, Terrasini, des terres de nos ancĂȘtres accolĂ©es Ă  leurs voisines CefalĂč, Sferracavallo, Trapani, Mazara, Sciacca. Le dĂ©sarroi s’amplifiant avec le temps, les habitants se mirent Ă  partir de la CĂŽte Ouest, rejoints par « i Capacioti », les habitants du quartier de Capaci Ă  l’Isola delle Femmine, lieu de naissance d’une partie de nos aĂŻeux, le bourg qui faisait face Ă  l’ülot du mĂȘme nom, Ă  quelques miles de lĂ . Ce terme Ăźlien se rĂ©fĂ©rait spĂ©cifiquement Ă  une « galĂ©jade », semble-il rĂ©elle, d’une antique prison pour femmes, et ce site Ă©tait connu de tous les pĂȘcheurs siciliens d’alors, sillonnant la mer TyrrhĂ©nienne et la MĂ©diterranĂ©e. Plus proches dans le temps partaient de cet Ăźlot les migrants vers les États-Unis et New York en particulier.
D’autres prĂ©tendants Ă  l’évasion rĂȘvaient d’horizons plus abordables comme les cĂŽtes africaines. Il s’agissait lĂ  d’une population plutĂŽt sĂ©dentaire, pour la plupart dĂ©shĂ©ritĂ©e et le plus souvent illettrĂ©e. À cette escadrille nautique partie des proches pĂ©riphĂ©ries de Palerme s’ajoutaient et s’agglomĂ©raient d’autres Siciliens issus de Linosa et d’üles sƓurs plus grandes comme Lampedusa et Pantelleria. Cette Isola de Lampedusa, la plus vaste des Ăźles PĂ©lagies, est de nos jours mieux connue, du moins par son patronyme, grĂące Ă  l’Ɠuvre de Giuseppe Tomasi, principe di Lampedusa (Prince de) : Il Gattopardo (Le GuĂ©pard) et du film Ă©ponyme adaptĂ© de ce roman lui-mĂȘme inspirĂ© d’une certaine sociĂ©tĂ© plutĂŽt privilĂ©giĂ©e. Lampedusa qui se situe Ă  proximitĂ© de la cĂŽte tunisienne face Ă  la ville de Sousse, est une terre sans grande vĂ©gĂ©tation mais possĂ©dant de splendides plages qui attirent d’innombrables touristes Ă©trangers ; sa lĂ©gendaire Ăźle des Lapins dite « Isola dei Conigli », Ă©tait plutĂŽt un Ăźlot, dĂ©crĂ©tĂ© depuis rĂ©serve naturelle, et elle imposait une excursion incontournable lors de la ponte d’Ɠufs de ses tortues centenaires. Et la Vierge de Porto Salvo, Ă©tait chĂšre Ă  notre pĂšre qui la vĂ©nĂ©rait particuliĂšrement et l’a implorĂ©e Ă  maintes occasions au cours de sa vie. L’üle de Pantelleria, dite la « perle noire », est plus proche de la Tunisie que de la Sicile ; elle est proche du canal de Sicile, au nord-est de la cĂŽte tunisienne face Ă  la ville de Nabeul, et de ce fait, se trouve ĂȘtre l’üle italienne la plus orientalisĂ©e : petite perle ilienne, Pantelleria est riche en criques, en Ăźlots et en grottes d’origine volcanique.
Les Ăźliens migrants lampĂ©dusiens, Ă  l’issue de leur pĂ©riple maritime, avaient choisi de s’installer en Tunisie mais dans une autre ville, le petit port de Mahdia, importante ville « sainte » dans l’Islam, et surtout capitale fatimide intronisĂ©e par le Mahdi, l’élu de Dieu. Ce port est un centre de pĂšlerinage et la ville de transit, par excellence, vers le sud. GrĂące Ă  son commerce actif et ouvert, elle excelle dans la pĂȘche aux sardines, aux anchois, aux maquereaux et autres scombridĂ©s. TrĂšs lucrative, cette pĂȘche favorisait alors l’ouverture, Ă  grande Ă©chelle, d’usines de salaison d’anchois et de mise en conserve de sardines. Tous ces poissons, trĂšs abondants dans les mers chaudes tunisiennes, permirent une exportation massive vers l’Europe. Cette industrie est actuellement prĂ©dominante au Maroc, qui a pris la relĂšve il y a quelques annĂ©es. À Mahdia mĂȘme, un hommage fut rendu au dĂ©but du vingtiĂšme siĂšcle, Ă  un certain Joseph B., citoyen d’origine sicilienne ; ce dernier fut un personnage emblĂ©matique qui contribua par son charisme et son engagement personnel Ă  l’expansion Ă©conomique du port de Mahdia ; son portrait a trĂŽnĂ© longtemps parmi d’autres mĂ©cĂšnes Ă©mĂ©rites, sous les arcades du souk de la ville.
Des souvenirs de Sicile refluent dans une rĂ©miniscence empreinte de tristesse et de mĂ©lancolie. Nos aĂŻeux Ă©taient alors de jeunes mariĂ©s fraĂźchement unis pour la vie et ils se retrouvĂšrent en cette journĂ©e de printemps sur le parvis ensoleillĂ© rempli de monde d’une petite chapelle de leur quartier. Les demoiselles d’honneur jetaient les pĂ©tales de roses blanches qui retombaient sur les plis du pantalon bouffant du mariĂ©, sur le voile immaculĂ© de la jeune mariĂ©e et sur le parterre d’invitĂ©s. EntourĂ©s de leurs parents et de leurs amis pour une derniĂšre rĂ©union festive, les jeunes Ă©poux se frayaient un chemin. La mariĂ©e Ă©tait intimidĂ©e et un peu empĂȘtrĂ©e dans la longue robe qui lui couvrait les mollets. ParĂ©e d’un voile en dentelle ajourĂ©e lui glissant joliment sur les Ă©paules, elle faisait ses adieux, des adieux longs, lourds et dĂ©chirants, les yeux brouillĂ©s de larmes. Dans le mĂȘme bourg, quelques mois plus tĂŽt, un autre couple entreprit l’aventure aprĂšs s’ĂȘtre aussi mariĂ© aprĂšs de longues fiançailles.
Ah les fiançailles siciliennes d’alors ! HĂ©ritage encore prĂ©sent Ă  la fin du dix-neuviĂšme siĂšcle et jusqu’au milieu du vingtiĂšme, elles s’éternisaient souvent Ă  cause de problĂšmes financiers. Plusieurs annĂ©es Ă©taient parfois nĂ©cessaires pour Ă©laborer l’avenir des jeunes fiancĂ©s. Il fallait compter sur une situation stable chez le promis d’une part, et permettre Ă  la promise de se pourvoir d’une dot consĂ©quente. La fiancĂ©e utilisait toutes ses heures de loisir Ă  coudre, Ă  broder, Ă  confectionner de vrais chefs-d’Ɠuvre ; des piĂšces de parures d’une grande finesse, aux ajouts incrustĂ©s et aux broderies raffinĂ©es, devaient contribuer au futur bonheur de l’intimitĂ© maritale. Ces parures Ă©taient toujours ornĂ©es des initiales de la fiancĂ©e, incrustĂ©es en point d’application et dans des motifs en arabesque, soit : LR pour L. Rosa ; CF pour C. Francesca ; CC pour C. Catarina ; ces initiales correspondant au nom et prĂ©nom de nos aĂŻeules siciliennes.
Dans un dĂ©licat ajour, exĂ©cutĂ© avec soin ou au point d’ombre, les piles de linge de maison, faisant partie intĂ©grante du trousseau, s’entassaient, rĂ©parties en linge d’hiver et en linge d’étĂ© : trois chemises de nuit en finette pour les nuits fraĂźches, une robe de chambre chamarrĂ©e en pilou, deux chĂąles tricotĂ©s main, trois liseuses en coton pour les soirĂ©es plus douces, six draps brodĂ©s de couleurs variĂ©es et six taies d’oreillers assorties, six serviettes de bain, douze serviettes de table ; une sĂ©rie de bas Ă©pais, destinĂ©s Ă  ĂȘtre enfilĂ©s sous les jupes Ă©paisses, spĂ©cialement pour le Jour du Seigneur, un rite bien respectĂ© et suivi Ă  la lettre dans toutes les familles siciliennes de l’époque. Cependant, cette attente insupportable rendait les jeunes fiancĂ©s impatients. Et pour certains couples de condition modeste, une sortie de ces interminables fiançailles se rĂ©vĂ©lait plus expĂ©ditive et audacieuse, ils s’unissaient dans une « fugue sentimentale » adoptĂ©e couramment en ces temps anciens.
Pour nos proches, la grande entreprise de larguer les amarres et de se retrouver sur un autre continent Ă©tait engagĂ©e avec beaucoup d’ardeur et de foi. Et aprĂšs de laborieux prĂ©paratifs et de dĂ©chirants adieux Ă  la famille, souvent dĂ©finitifs pour les Ă©pouses qui se rĂ©signaient Ă  contrecƓur Ă  quitter leurs gĂ©niteurs, nos voyageurs embarquaient des malles renfermant tous leurs trĂ©sors et leurs biens : la dot de la nouvelle mariĂ©e, quelques bijoux, des souvenirs de leur pays, rassemblĂ©s au fil du temps par plusieurs gĂ©nĂ©rations. ApprĂȘter le gros bateau baptisĂ© « Santa Rosalia » Ă©tait parmi les premiĂšres urgences pour ces hommes volontaires et enhardis ; il s’agissait aussi d’étendre un taud salvateur pour protĂ©ger les femmes et les enfants d’un soleil cuisant et remailler les filets abĂźmĂ©s et lacĂ©rĂ©s qui serviraient Ă  pĂȘcher une Ă©ventuelle bonne prise Ă  griller ; accastiller les taquets, les seuils, les paumelles, soit l’ensemble des structures, et apprĂȘter la fiĂšre « Santa Rosalia » maintes fois rafistolĂ©e et astiquĂ©e Ă  cale sĂšche. Les visages dĂ©ridĂ©s et les corps enfin apaisĂ©s des Ăąpres frayeurs, les femmes souriaient, riaient ; au ras du plancher pontĂ©, elles versaient du vin de Marsala, doux et capiteux, dans des petites timbales ; dans la cale, les denrĂ©es se dĂ©ballaient dans la bonne humeur et la bousculade ; sur le pont, les enfants se poussaient en se chamaillant ; les « mamme » Ă  bout de nerfs, s’époumonaient sans aucun rĂ©pit :
– AttĂŹa muccusu, attentu a vastunata ! È nna virgogna ! (toi donc morveux, attention Ă  la fessĂ©e ! C’est une honte !).
Et l’un des aĂźnĂ©s de rĂ©pliquer, du tac au tac, comme toujours :
– Ehi !
 giustu !
 sunnu curnutu e vastuniatu ! (allons donc !
 je suis cocu et bastonnĂ© !) (je subis le tort et les coups de bĂąton).
– Nun fari lu smurfiusu, vai ! E firmati di runguliari, sbannutu ! (ne fais pas le maniĂ©rĂ©, va donc ! Et arrĂȘte de grogner, petit voyou !).
Ils riaient tous de bon cƓur, tout en grignotant des « mennule caliate » (amandes grillĂ©es) et des « nespuli maturi » (nĂšfles mĂ»res). DĂ©tendu et plutĂŽt soulagĂ©, l’équipage respirait enfin ; oui, le ciel bleu leur souriait et l’avenir leur appartenait ! En cette fin de journĂ©e estivale, lumineuse et calme, une cohorte d’embarcations disparates, des barcasses, des tartanes, des bateaux, des chalutiers voguaient sur la mer plane.
Comme Charon, le nocher des Enfers, nos humbles nautoniers s’agitaient, leurs chemises blanches collĂ©es Ă  leurs robustes poitrines. En contrechamp, des femmes aux tĂȘtes ceintes de fichus noirs nouĂ©s sous le menton se mouvaient avec assurance ; l’une d’elles serrait dans ses bras son poupon joufflu, enveloppĂ© dans ses langes de coton ; une autre offrait son sein Ă  la voracitĂ© de son nourrisson ou encore apostrophait sa bruyante progĂ©niture tournant autour d’elle. Leurs jupes, que le mouvement oscillatoire s’évertuait Ă  renfler et Ă  relever, suscitaient des « Oh ! », et des « Ah ! » en cascade de la part de la gente...

Table des matiĂšres

  1. Couverture
  2. 4e de couverture
  3. Collection
  4. Titre
  5. Copyright
  6. Devoir de mémoire
  7. DĂ©dicace
  8. Exergue
  9. Chapitre 1 - L’exode
  10. Chapitre 2 - Terre d’accueil
  11. Chapitre 3 - Les États-Unis
  12. Chapitre 4 - La vie soussienne
  13. Chapitre 5 - Le retour
  14. Chapitre 6 - La guerre
  15. Chapitre 7 - Nos coutumes
  16. Chapitre 8 - Notre quartier
  17. Chapitre 9 - Les traditions
  18. Chapitre 10 - Le départ
  19. Chapitre 11 - Marseille
  20. Épilogue
  21. Table des matiĂšres