CHAPITRE 1
La France à « l’heure allemande »
Le 3 septembre 1939, dix mois après Munich, la france déclare la guerre à l’Allemagne, en réponse à l’invasion, deux jours plutôt, de la Pologne. C’est alors que débuta la « drôle de guerre ». On assiste alors aux premières évacuations des régions frontalières avec l’Allemagne et l’Italie. Quatre cent mille habitants alsaciens et lorrains de soixante et onze villes et villages doivent rejoindre le Sud-Ouest. Plus de 500 000 Parisiens, en majorité des femmes et des enfants, sont contraints de quitter la capitale pour échapper aux bombardements allemands. Le 10 mai les forces armées allemandes déclenchent une offensive surprise de grande envergure, dirigée simultanément contre les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg et la France, qui était le seul de ces pays à se trouver officiellement en état de guerre avec l’Allemagne, les trois autres voyant leur neutralité dans le conflit violée.
Le 11 mai, les troupes françaises et britanniques se portent en Belgique pour tenter de stopper les Allemands. Mais dès le 13 mai, les trois Panzer Divisionen sous la direction du général Heinz Guderian progressent en direction de Sedan, et enfoncent le front français à Abbeville le 19 mai. Les Français sont pris à revers. Le 15 mai, la Hollande capitule. La reine des Pays-Bas, Wilhelmine, et son gouvernement se transportent en Angleterre, apportant au camp allié les ressources de l’empire colonial et la flotte des Pays-Bas. Le 18 mai, Paul Reynaud, président du Conseil national, remanie son gouvernement : Philippe Pétain est nommé à la vice-présidence du Conseil. Il appelle aussitôt le général Maxime Weygand qui remplace Gamelin à la tête des armées françaises, mais ne parvient pas à dresser la situation. Le 20 mai, les Allemands franchissent la Somme. Huit jours plus tard, Léopold III, roi des Belges, capitule. Quelques 235 000 Anglais et 120 000 Français et Alliés se regroupent à Dunkerque d’où ils s’embarqueront pour l’Angleterre en laissant sur les dunes tout leur matériel de campagne. Le 9 juin, les Allemands franchissent la Seine et arrivent à Paris le 14 juin. Rien ou Presque ne résiste à la ruée des Panzers devant lesquels des millions de civils, hommes, femmes et enfants, fuient vers le Sud de la France.
Le 17 juin le maréchal Pétain, nommé président du Conseil trois jours auparavant, annonce la nécessité de signer un armistice et explique ce choix dans son discours à la radio par les propos suivants : « À l’appel de M. le Président de la République, j’assume, à partir d’aujourd’hui, la direction du gouvernement de la France… Je fais le don de ma personne pour atténuer son malheur… C’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat ».
C’est dans une France ébranlée par le choc de la débâcle et de l’occupation que se met en place le régime de Vichy. Le maréchal Pétain, le « vainqueur de Verdun », se pose en ultime recours de la nation française. La débâcle induit un profond sentiment de honte, de culpabilité et de peur. Face au cauchemar de la défaite, les Français sont nombreux à écouter les messages du maréchal Pétain et retrouvent l’espoir d’un retour à une vie quotidienne plus ou moins normale. « Pétain n’eût pas existé qu’on aurait dû l’inventer, a écrit Rémy. Il fallait aux Français de temps-là une idole, une équivoque et, surtout un prétexte ». D’où, pour une bonne part, l’extraordinaire prestige du Maréchal en 1940, l’admiration étant en partie due à un « lâche soulagement ». Le lendemain, le 18 juin 1940, une poignée de Français entend le général de Gaulle, qui de Londres, prend place derrière un micro de la BBC pour demander aux Français de le rejoindre pour continuer la lutte, affirmant que rien n’est perdu pour la France. Il encourage ses compatriotes à la BBC : « Quoi qu’il arrive, la flamme de la résistance française ne doit pas s’éteindre et ne s’éteindra pas ». Son appel n’émeut qu’une poignée de patriotes. Combien de personnes en France qui ont décidé d’agir l’on fait suite à ce message ? Difficile d’avancer des chiffres. Mais beaucoup ont agi sans l’avoir entendu. L’impact du message restera assez limité, même si au fil des mois, les émissions à la BBC auront une résonance plus profonde.
Si globalement, les armées sont impuissantes à résister aux Allemands, à Saumur, les cadets de l’École militaire d’officiers de cavalerie sous le commandement du colonel Charles Michon résistent aux Allemands en sauvant ainsi l’honneur national. Les moyens dont dispose ce groupement sont dérisoires : 2 500 hommes avec les éléments récupérés sur place dont 900 cadets, quelques canons antichars, une dizaine de vieux chars, pas d’artillerie et pas d’aviation. Le 20 juin, les Allemands passent à l’attaque. Pendant quarante-huit heures les « cadets », renforcés par diverses unités dont une compagnie de tirailleurs nord-africains, résistent et tiennent avant de décrocher au soir du 21 juin. Il est vrai que les soldats et la population sont soulagés à l’annonce de l’armistice, mais cela ne signifie pas, comme le laisse entendre Marc Bloch, que l’ensemble des officiers envisageaient déjà la capitulation dès le 6 mai 1940. Beaucoup parmi les militaires n’approuvaient pas la décision du maréchal Pétain de cesser les combats.
Ces combattants de 1940, trahis, diffamés et abandonnés, que Weygand croit ménager en les privant d’espoir et que Pétain croit soulager en les invitant à cesser le combat, sont prêts à suivre le général Cochet, qui les encourage à résister dans ses premiers messages. On peut aussi rappeler que le 23 juin, au poste de commandement central replié au séminaire de Bon-Encontre près d’Agen, les membres présents autour de leur chef, le colonel Rivet, font le serment devant le monument aux morts, de poursuivre la lutte avec vigueur. Ce ne sont donc pas les volontés qui manquent chez les militaires pour continuer le combat, mais face à la signature de l’armistice, rares sont ceux qui osent affirmer clairement leur souhait de le faire, en désobéissant aux ordres de leurs supérieurs. Ils doivent attendre le moment propice, pour s’organiser.
SIGNATURE DE L’ARMISTICE
Le 22 juin, la France est contrainte accepte de signer un armistice qui prend effet le 25. Sur le plan symbolique d’abord : l’armistice est signé à Rethondes, où l’on avait pour l’occasion ressorti le vieux wagon du 11 novembre 1918. Hitler effaçait ainsi d’un trait de plume la défaite que le caporal qu’il était en 1918 n’avait pas supportée. Le wagon de la honte, devenu celui de la victoire, est transporté comme trophée en Allemagne. Si le symbole était humiliant, les clauses ne l’étaient pas moins. Plus d’un million cinq cents milles combattants français ont été faits prisonniers et leur sort n’était en rien réglé par l’armistice qui stipulait que seul un accord de paix permettrait leur libération. Les prisonniers se transforment ainsi en otages potentiels et en moyen de pression.
À la suite de l’armistice, la France est divisée en plusieurs territoires d’administration. Une ligne de démarcation qui va de la frontière franco-espagnole à la frontière franco-suisse, à hauteur de Genève, se transforme en véritable frontière interne quasiment étanche : la circulation des personnes, des marchandises et du courrier est restreinte au minimum, ce qui causera de graves problèmes économiques et humains. Cette nouvelle division administrative et territoriale va jouer un rôle considérable dans le destin des populations, rendant souvent difficiles et risquées leurs possibilités de déplacement et donc de fuite. Désormais, pour se rendre de zone occupée en zone libre, un laissez-passer est indispensable. L’action du gouvernement est fortement entravée en ce qui concerne la direction des services administratifs demeurés à Paris, car même des personnalités gouvernementales ou des hauts fonctionnaires n’obtiennent pas toujours les autorisations nécessaires au franchissement de la ligne. Sur la ligne, le fardeau de la répression et des restrictions apparaît rapidement avec un trafic sans cesse croissant de passages illégaux.
La zone occupée couvre toute la façade atlantique depuis Biarritz, le Poitou, l’Ouest et la totalité du tiers Nord-Est de la France. Elle abrite 24 millions d’habitants (hors l’Alsace et la Lorraine annexées) et correspond à la France la plus riche, la plus urbanisée et la plus industrialisée. L’Alsace et le département de la Moselle se voient imposer un statut tout à fait à part. Ces départements sont dotés le 2 août 1940 d’une administration civile et annexés de facto au Reich sous la houlette du Gauleiter Wagner en Alsace et du Gauleiter Bürckel en Lorraine, eux-mêmes responsables des provinces allemandes frontières. Le Haut-Rhin et le Bas-Rhin sont fusionnés avec le pays de Bade sous l’autorité du Gauleiter de Karlsruhe qui déménage une partie de ses services à Strasbourg. Ceux des Alsaciens et des Lorrains, qui ne sont pas déclarés inassimilables par les Gauleiter et expulsés vers la France de l’intérieur, seront enrôlés de force dans le service du travail du Reich, puis de la Wehrmacht. Une zone appelée « zone interdite » couvrant le Nord et le Pas-de-Calais est, avec le territoire de la Belgique, confié à un gouvernement militaire. Au sein de cette unité territoriale, la région Nord-Pas-de-Calais, rattachée au commandement militaire de Bruxelles – situation qui n’est pas sans rappeler l’expérience des « départements occupés » de 1914 – constitue une zone juridique particulière, confiée à l’Oberfeldkommandantur de Lille (670 OFK) dirigé par le général Niehoff.
Si le traité de l’armistice laisse subsister un gouvernement français, officiellement libre et souverain, et qui prétend continuer de légiférer pour l’ensemble du territoire français, dans ses lois et décisions Vichy doit cependant recevoir l’approbation de l’occupant, lequel détient d’ailleurs, pour la zone d’occupation, un pouvoir législatif concurrent, supérieur à celui du gouvernement français. Le texte de l’armistice comprend également des articles très politiques : les réfugiés allemands et autrichiens qui étaient venus chercher asile en France – et qui pour un certain nombre d’entre eux avaient été internés en 1939 comme ressortissants d’une nation ennemie – devaient être livrés sans autre forme de procès à l’Allemagne.
L’article 3 de la convention d’armistice stipulait en outre que « Le gouvernement français s’engage à faciliter par tous les moyens les réglementations relatives à l’exercice de ces droits, à leur mise en exécution avec le concours de l’administration française. Le gouvernement français invitera immédiatement toutes les autorités françaises et tous les services administratifs français du territoire occupé à se conformer aux règlements des autorités militaires allemandes, et à collaborer avec ces dernières d’une manière correcte ». Les Allemands peuvent s’y référer pour destituer, arrêter ou expulser les préfets, sous-préfets ou maires de localités qui ne leur conviennent pas, ce qu’ils s’empressent de faire dès le mois de juin et juillet en Alsace et en Moselle dans le but d’annexer ces territoires. Formellement l’administration française se trouve donc engagée dans la collaboration dès le 22 juin 1940. Elle tient dès l’origine à faire preuve de professionnalisme et de fair-play : le devoir des fonctionnaires français est de « respecter les droits de la puissance occupante qui s’exerçaient notamment par des ordonnances dont l’exécution ne doit, en aucune manière, être contrariée ». Il leur fallait faire honneur aux engagements pris par le gouvernement. L’administration militaire allemande, elle, tire très vite, dans le sens le plus large et de la façon la plus abusive, la conclusion pratique de cette clause qui oblige l’administration française à exécuter ses directives. Elle montre rapidement que les termes de la convention ne constituent à ses yeux qu’une borne minimale des obligations imposées à la France.
LE VOTE DU 10 JUILLET
Bien que l’armistice conditionne la naissance du nouveau régime, le vote du 10 juillet 1940 par l’Assemblée nationale légalise le gouvernement aux yeux de l’opinion publique et des chefs des gouvernements étrangers. Le vote en faveur des pleins pouvoirs est acquis par 570 voix pour, 80 contre et 21 abstentions. Le régime qui se met en place de façon légale, à la mi-juillet 1940, est hiérarchique, national et autoritaire. Chef militaire prestigieux lors de la Première Guerre mondiale, vainqueur de Verdun, Pétain est, en 1940, respecté, et bénéficie du soutien de l’Église catholique et d’une popularité considérable, faisant même l’objet d’un culte de la personnalité : le « maréchalisme ». Comme nous l’explique Lucie Aubrac : « Au début de l’Occupation rares étaient les Français prêts à prendre des risques et à s’engager dans la Résistance. La France à la différence, disons, des Pays-Bas ou du Danemark, avait un gouvernement qui collaborait avec l’occupant. La situation était ambiguë. C’était un mélange de patriotisme et de nationalisme. ...