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- French
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eBook - ePub
Sous l'empire des mots
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Citations
Ă propos de ce livre
Contrairement Ă l'approche spontanĂ©e du rapport entre la pensĂ©e et le langage, les mots n'ont pas seulement une fonction reproductrice des idĂ©es et des choses, mais ils prĂ©sident Ă la conception mĂȘme de celles-ci, dans la mesure oĂč c'est d'abord le vocabulaire disponible qui structure l'expĂ©rience des locuteurs. Les mots ne les suivent donc pas comme des outils mais les prĂ©cĂšdent comme des Ă©claireurs. C'est sous leur empire qu'on parle et qu'on pense.
Foire aux questions
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Informations
Sous-sujet
LinguistiqueI. EN UN MOT COMME EN CENT
Nommer les choses
Cela sâest sans doute passĂ© le sixiĂšme jour de la CrĂ©ation. Ayant ĆuvrĂ© tout au long de la premiĂšre semaine de lâunivers, lâĂternel Ă©tait passablement Ă©puisĂ©. Tant et si bien quâil nâĂ©tait pas fĂąchĂ© de voir arriver le week-end. Mais il se dit en lui-mĂȘme (Ă lâĂ©poque il parlait souvent Ă lui-mĂȘme, vu quâil nây avait encore personne avec qui tailler une bavette) : « Puisque tout ça est magnifique, pourquoi sâarrĂȘter en si bon chemin ? Encore un dernier coup de collier et nous pourrons nous reposer sur nos lauriers ! » (OĂč lâon voit aussi quâil usait du pluriel majestatif pour parler Ă lui-mĂȘme.) Et ajoutant le geste Ă la parole divine il crĂ©a lâhomme. Ă son image, en plus. Puis il convoqua tous les animaux pour que lâhomme leur donnĂąt un nom. Et celui-ci sâexĂ©cuta sans se tromper. MĂȘme pour les cas difficiles comme lâoryctĂ©rope, lâornithorynque et les nĂ©mathelminthes, il eut dix sur dix. Ce qui prouve quâil Ă©tait fait Ă lâimage de lâĂternel. Car sans cours prĂ©paratoire, sans diplĂŽme, sans mĂȘme avoir potassĂ© le classement de LinnĂ©, il savait nommer les choses.
VoilĂ une compĂ©tence dont nos Ă©lites politiques seraient dĂ©pourvues de nos jours. Câest tout au moins lâopinion dâun prĂ©sident de la RĂ©publique, Ă qui lâon reprocha dans un rĂ©cent dĂ©bat tĂ©lĂ©visĂ© dâemployer des expressions vulgaires. En effet, en visite Ă Ăgleton (CorrĂšze), oĂč des ouvriers de GS&M Ă©taient venus exprimer leurs dolĂ©ances, il avait dit dans un apartĂ© dĂ»ment enregistrĂ© que « certains, au lieu de foutre le bordel, feraient mieux dâaller regarder sâils ne peuvent pas avoir des postes lĂ -bas ». Ă dâautres occasions il avait Ă©voquĂ© « des gens qui ne sont rien », des « fainĂ©ants » qui omettent de chercher du travail, des « zigotos », des « cyniques » qui bloquent les rĂ©formes avec lâaide dâ« activistes » sans scrupules. Et quand on lui fit remarquer que câest peut-ĂȘtre lĂ un langage auquel on ne sâattend pas dans la bouche dâun prĂ©sident, il fit dâabord un distinguo entre langage soutenu et registre populaire en faisant appel Ă lâAcadĂ©mie. Il se dĂ©fendit ensuite dâavoir voulu humilier qui que ce soit. Il prĂ©tendit enfin assumer totalement sa façon de communiquer et promit de continuer Ă dire les choses.
Cette prĂ©tention de nommer ou de dire les choses rappelle Ă©trangement le « parler vrai » de Michel Rocard dâil y a trente ans. Sauf que chez le Premier ministre de lâĂ©poque, le but Ă©tait moins de « parler comme tout le monde » que de dire la vĂ©ritĂ© sur la situation socio-Ă©conomique, dâen finir avec une communication qui tendait Ă cacher les aspects moins reluisants de lâexercice, sous prĂ©texte de ne pas « insulter lâavenir » de maniĂšre Ă garder toutes ses chances aux prochaines Ă©lections. Câest en pensant aux gens de peu quâil avait fait voter le RMI (revenu minimum dâinsertion), dont les bĂ©nĂ©ficiaires ne furent pas des fainĂ©ants ou des zigotos, encore moins des ouvriers qui foutent le bordel.
Profitons de ce bordel pour retracer la lointaine origine tout Ă fait honorable du mot. On verra que de simple chose nommĂ©e il a pu devenir familier, vulgaire, voire injurieux. Il fut dâabord empruntĂ© au germanique oĂč bord signifiait une planche servant notamment de plateau de table. DĂšs son adoption en ancien français (au pluriel du diminutif bourdeaux ou bourdiaus), il dĂ©notait aussi une cabane faite de planches, pour devenir ensuite un quartier rĂ©servĂ© au commerce des prostituĂ©es. LâĂ©volution de planche Ă quartier de prostitution a pris plusieurs siĂšcles. Finalement, tout en gardant son sens de maison de passe ou de lupanar, le mot dĂ©note en français actuel un lieu oĂč rĂšgne le dĂ©sordre. Au surplus, en tant quâobjet direct du verbe foutre, lâexpression indique lâaction de crĂ©er la pagaille. Or on perçoit sans peine la diffĂ©rence de registre entre crĂ©er le dĂ©sordre et foutre le bordel : lâun appartient au langage soutenu, lâautre au parler relĂąchĂ© ou vulgaire.
Fort de cette distinction on voit donc se dĂ©gager deux formes de dire les choses. La premiĂšre est celle que notre ancĂȘtre lĂ©gendaire aurait pratiquĂ©e au paradis : appeler un lion un lion, un tigre un tigre et mĂȘme un chat un chat. La deuxiĂšme est de nommer les ĂȘtres avec des termes Ă forte charge pĂ©jorative. CâeĂ»t Ă©tĂ© le cas si Adam avait parlĂ© dâĂve non comme dâune femme, mais dâune gonzesse. Au lieu de baptiser un concept bien dĂ©fini, ce choix eĂ»t exprimĂ© un rapport dĂ©prĂ©ciatif entre le locuteur et lâĂ©lĂ©ment quâil entendait nommer.
Au vu de cette distinction une conclusion sâimpose. Un prĂ©sident qui nâhĂ©site pas Ă dĂ©crire sans ambages la situation du pays rĂ©el, Ă nommer un chat un chat, force le respect ou lâadmiration. Mais câest Ă condition quâil nâambitionne pas de sâexprimer comme tout le monde, avec la verve et les mots crus qui « font peuple » et dont la dĂ©rive est connue sous le nom de populisme. Car quand un prĂ©sident dĂ©daigne le langage « soutenu » qui sied Ă sa fonction, il risque bientĂŽt de ne plus ĂȘtre « soutenu » lui-mĂȘme par une majoritĂ© des citoyens qui lâont Ă©lu.
Le sujet et le verbe
Ăa ne vient pas de sortir mais câest tout comme. Si vous Ă©coutez de temps en temps un dĂ©bat ou une interview sur les ondes, vous avez dĂ» le noter : pour signifier que le problĂšme quâon vient dâaborder (quâon se promet dâaborder ou, plus souvent, quâon nâa plus le temps dâaborder) est trĂšs important, on dit que câest un vrai sujet. Jadis et naguĂšre on parlait dâune question capitale, dâun point crucial, dâun thĂšme primordial, dâun souci trĂšs actuel, dâune matiĂšre Ă ne pas perdre de vue. DĂ©sormais, celui ou celle qui estime que sa prĂ©occupation, sa crainte ou son cheval de bataille mĂ©rite quâon en discute, dit que câest un vrai sujet.
Ă premiĂšre vue on pourrait en dĂ©duire quâil y a aussi de faux sujets, ce qui nâest pas le cas, vrai Ă©tant en lâoccurrence un qualificatif qui exprime la dimension, le poids, la profondeur, bref lâimportance du sujet. Notons que classer une question comme sujet â dire simplement « câest un sujet ! » â indique dĂ©jĂ le droit ou le devoir de la considĂ©rer comme digne dâun dĂ©bat. Mais la promouvoir vrai sujet, câest bien mieux. Câest dĂ©samorcer par avance toute objection de lĂ©gĂšretĂ© ou de frivolitĂ©. En somme, le vrai sujet est celui qui sâimpose comme problĂšme sĂ©rieux, urgent voire incontournable.
Dans lâordre du discours le contraire du vrai sujet nâest pas le faux, mais celui quâon nie, auquel on refuse le statut de sujet, de matiĂšre Ă dispute. Exemple : « Tu dis que tu as jouĂ© de malchance ? Ce nâest pas le sujet ! Ce quâon te demande, câest pourquoi tu nâas pas essayĂ© ! » On le voit, la nĂ©gation du sujet, câest le refus de lâadmettre dans lâaire du dĂ©bat, dans lâespace de la discussion.
Sujet est un concept forgĂ© dĂšs lâAntiquitĂ© par des philosophes ou grammairiens qui rĂ©flĂ©chissaient sur les parties du discours. Une des premiĂšres distinctions fut celle entre ce dont on parlait et ce quâon en disait. Il y avait dans cet ordre le subjectum, le futur sujet (on a perdu le b, mais on lâa gardĂ© dans subjectif), et le predicatum, dans lequel on reconnaĂźt sans peine le prĂ©dicat. De nos jours encore ce dont on parle peut sâappeler couramment le sujet. Ainsi vous avez fixĂ© rendez-vous Ă quelquâun qui vous a demandĂ© aide ou conseil. La premiĂšre question que vous lui poserez aprĂšs les salutations dâusage, est celle-ci : « Câest Ă quel sujet ? » Et la rĂ©action ne se fera pas attendre : « Câest au sujet dâun contentieux avec ma banque, par exemple, avec le syndic de mon immeuble ou avec le propriĂ©taire de la maison mitoyenne. » Et comme son problĂšme, quâon appelle dĂ©sormais son « souci », lâintĂ©resse au plus haut point, il pourra dire â et vous serez bien dâaccord avec lui, mĂȘme si vous nâavez ni secours, ni solution â que câest un vrai sujet.
Ă ce sujet comme contenu dâune pensĂ©e, dâun ouvrage, ou dâune Ćuvre dâart, est venu sâajouter plus tard celui dâune personne. Sous lâAncien rĂ©gime, oĂč le monarque de droit divin trĂŽnait au sommet de la sociĂ©tĂ©, tous les humains qui la composaient Ă©taient ses sujets. Le lien qui les unissait au roi Ă©tait celui de la sujĂ©tion, qui est une forme de subordination, sinon de soumission. Plus rĂ©cemment, pour railler un certain prĂ©sident Giscard, Ă qui on reprochait des airs dâaristocrate ou de ci-devant, des humoristes le dessinaient parfois avec les atours de Versailles et lui faisait dire : « Jâaime mes sujets et mes sujets mâadorent ! » Mais cette utilisation du mot pour indiquer une personne humaine a bientĂŽt dĂ©passĂ© le seul lien de subordination. DĂšs le XIXe siĂšcle, sous lâinfluence notamment de la philosophie allemande, le sujet est devenu un ĂȘtre pensant, siĂšge de la rĂ©flexion, des sensations et des sentiments. Il sâopposait par lĂ mĂȘme Ă lâobjet, rĂ©putĂ© dĂ©pourvu de ces compĂ©tences. Câest ainsi quâencore aujourdâhui on peut entendre qualifier un candidat prometteur, un athlĂšte battant un record, un Ă©tudiant ayant obtenu des notes supĂ©rieures, comme dâexcellents sujets. Dans ce sens un sujet peut dâailleurs ĂȘtre appelĂ© bon ou mauvais. Brassens nâa-t-il pas consacrĂ© quelques versets paillards Ă un « mauvais sujet repenti » ? Et comme on sait que lâhomme se distingue des autres animaux par sa capacitĂ© langagiĂšre, on en est venu Ă parler, dans des sciences modernes comme la linguistique et la psychologie, du « sujet parlant » pour dĂ©signer le locuteur. Ou la locutrice, pourquoi pas ?
Notons Ă propos de la fĂ©minisation des noms de professions quâil a fallu des siĂšcles pour quâune personne humaine appelĂ©e femme soit Ă©galement considĂ©rĂ©e comme un sujet capable dâintelligence et de crĂ©ativitĂ© dans tous les domaines oĂč les sujets se distinguent des objets. Ătant donnĂ© les luttes â fĂ©minines et fĂ©ministes â contre lâexploitation de la femme-objet et pour la libĂ©ration de la femme-sujet, vu aussi le torrent de violences faites aux femmes, qui dĂ©frayent la chronique ces temps-ci, nâest-on pas en droit de conclure quâil y a lĂ comme un sujet ? Je dirais mĂȘme un vrai sujet ?
Assimil
Il fut une Ă©poque oĂč le Français dĂ©sireux dâapprendre une langue Ă©trangĂšre ne jurait que par un procĂ©dĂ© qui rendait superflus lâentraĂźnement et la mĂ©morisation. Contrairement aux mĂ©thodes traditionnelles, qui nâavaient pas fait leurs preuves, on allait dĂ©sormais acquĂ©rir lâanglais ou lâespagnol par autoapprentissage basĂ© sur la lecture, lâĂ©coute et la rĂ©pĂ©tition dâĂ©noncĂ©s rudimentaires. LâĂ©tude astreignante de la grammaire et du vocabulaire Ă©tant mise entre parenthĂšses â ou remise Ă plus tard â, on allait pouvoir sâadonner à « lâimprĂ©gnation intuitive ». Et comme celle-ci se ferait « sans peine », Ă la maniĂšre des aliments quâon assimile, pourquoi ne pas lâappeler assimilation, en plus court : Assimil ? Ce fut Alphonse ChĂ©rel qui en conçut lâidĂ©e en 1929, crĂ©ant ainsi une entreprise florissante, sans quâelle produise pour autant chez les Français une amĂ©lioration notable de la connaissance des langues Ă©trangĂšres.
Le terme assimilation revient de nos jours dans le discours politique pour traiter du problĂšme de lâimmigration. Une fois de plus câest la mĂ©taphore de la digestion qui prĂ©vaut. En effet, dans un pays dâaccueil comme la France, lâĂ©tranger est comme avalĂ©, absorbĂ©, assimilĂ© par « lâappareil digestif » de la communautĂ© nationale. Lâautre devient le mĂȘme, dans lâexacte mesure oĂč il est censĂ© partager les mĂȘmes droits et devoirs. Immigrer Ă©quivaut alors Ă adhĂ©rer aux rĂšgles et valeurs de la sociĂ©tĂ© dâaccueil, laissant au vestiaire (ou Ă la frontiĂšre) les normes socio-culturelles auxquelles on Ă©tait habituĂ© dans son pays dâorigine. Ou en les limitant strictement Ă lâespace privĂ©. Bref, pour la communautĂ© autochtone assimiler câest transformer lâautre en sa propre substance. Câest « incorporer » le corps Ă©tranger en son propre corps.
Or le mĂȘme discours politique recĂšle un autre terme, celui dâintĂ©gration, qui aurait pu ĂȘtre un synonyme du premier si on sâĂ©tait basĂ© sur sa seule Ă©tymologie. DĂ©rivĂ© du latin in-teger (non-entamĂ©, entier, dâun seul tenant) intĂšgre dĂ©nota dâabord lâĂ©tat intact dâun Ă©lĂ©ment, avant dâexprimer la qualitĂ© morale dâune personne (honnĂȘte, droite, pure). NĂ©anmoins, pour certains dĂ©rivĂ©s, tels quâintĂ©grer et surtout intĂ©gration, on est revenu au sens de la « totalitĂ© intacte » Ă laquelle on sâintĂšgre. LâintĂ©gration a donc fini par dĂ©noter lâopĂ©ration par laquelle un Ă©lĂ©ment quelconque devient membre â câest-Ă -dire partie intĂ©grante â dâun ensemble. Vu le problĂšme de lâimmigration, la question principale est alors de savoir Ă quelles conditions lâĂ©lĂ©ment Ă©tranger devient membre de lâensemble dit « communautĂ© nationale ». Et câest lĂ que le bĂąt blesse. Car lâintĂ©gration est basĂ©e sur la coexistence, quâon espĂšre harmonieuse, de plusieurs cultures, idĂ©ologies ou religions dans un mĂȘme cadre national. Quand lâadhĂ©sion aux rĂšgles de la sociĂ©tĂ© dâaccueil tolĂšre, voire encourage le maintien de diffĂ©rences, le risque est grand que se constituent en son sein des sous-ensembles de plus en plus repliĂ©s sur eux-mĂȘmes et ayant leurs propres rĂšgles de fonctionnement. Cette dĂ©rive, appelĂ©e communautarisme, devient prĂ©occupante quand un groupe dâimmigrĂ©s ignore (Ă la fois au sens de « ne pas connaĂźtre » et de « ne pas respecter ») des valeurs fondamentales telles que la sĂ©paration des pouvoirs, lâĂ©galitĂ© homme-femme, la frontiĂšre entre public et privĂ©, voire la diffĂ©rence entre les rĂšgles morales dâune religion et les lois du code civil. Quand une communautĂ© tend Ă se constituer en enclave autogĂ©rĂ©e, avec parfois son Ă©conomie parallĂšle, voire ses zones de non-droit, elle illustre plus lâĂ©chec de lâintĂ©gration que sa rĂ©ussite.
Or lâautre versant de lâimmigration, celui...
Table des matiĂšres
- Couverture
- 4e de couverture
- Copyright
- Titre
- Du mĂȘme auteu
- Exergues
- Avant-propos
- I. EN UN MOT COMME EN CENT
- II. LâACTUALITĂ PRISE AU MOT
- III. MOTS ET PAROLES DâĂVANGILE
- IV. LES MOTS DE LâARĂNE POLITIQUE
- V. LES INFOS SE PAIENT DE MOTS
- VI. LE FIN MOT DE LâHISTOIRE
- VII. LES MOTS ET MOI, ET MOI, ĂMOIS
- Table des matiĂšres