1 - Le blues de la génération Erasmus
Ma génération est politiquement née le 21 avril 2002. Elle pourrait bien avoir sombré le 23 avril 2017. Parce que nous n’avions rien vu venir, nous avions pris le résultat de 2002 « en pleine gueule ». De l’électro-choc était née une prise de conscience, une révolte. Mais 15 ans après, notre sursaut s’est mué en bonne conscience et notre choc en gueule de bois. Satisfaits que le FN ne soit qu’en seconde position pour finalement être battu, nous avons oublié la révolte. Triste bilan.
Nous avons trop longtemps considéré que le combat politique fonctionnait comme une roue à cliquer qu’on ne peut plus faire revenir en arrière une fois qu’elle avance. Ce que d’autres avaient conquis avant nous était désormais acquis définitivement. Le progrès et l’émancipation étaient forcément une marche inéluctable qui, avec quelques soubresauts, devait se poursuivre. Baigné de notre culture, on a cru en la linéarité de l’histoire.
Alors nous avons porté notre énergie sur d’autres combats, développé d’autres priorités. Après tout, puisque l’histoire avance toute seule, ne perdons pas notre temps à savoir où elle va. Et nous n’avons plus interrogé la fin mais nous nous sommes mis à débattre des moyens. En politique, comme en économie, nous sommes partis de la règle dominante pour débattre de ses adaptations. Nous avons accompagné le changement plus que nous ne l’avons pensé. Progressivement cette génération Erasmus a créé d’autres cadres de références, une autre lecture du monde que les générations précédentes. Nos rapports aux autres, au monde, à la construction collective, ont profondément changé.
Cette génération, comme les précédentes, n’est évidemment pas homogène. Mais les grandes évolutions ont traversé toutes les classes, toutes les différences. C’est particulièrement vrai pour l’Europe. Nous sommes devenus la première génération qui est née avec elle. Elle fait partie du paysage. Il aura fallu attendre plus de 15 ans pour que le projet d’échanges étudiants porté par les ministres européens de l’Éducation en 1971 voie le jour en 1987. Le grand projet de Delors d’une « Europe du quotidien » allait trouver une nouvelle expression. Après Schengen, Erasmus était né et avec lui toute une génération de Français qui ne connaîtrait jamais les frontières avec l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne… Le brassage avec d’autres jeunes de pays différents allait se démocratiser. De ces rencontres naîtraient des regards différents. Un changement institutionnel mineur au regard de la construction européenne mais qui allait donner lieu à un bouleversement culturel majeur.
En réalité il y a au moins deux « générations Erasmus ». Celle qui a assisté à sa mise en place et celle qui a toujours vécu avec. La première a vu se construire le changement. Elle a participé aux premières années du programme. Elle a conscience de l’avancée majeure que cela représente et elle l’inscrit dans la progression européenne. Cette génération arrive désormais aux affaires politiques et économiques dans les principaux pays et avec elle l’idée que l’Europe reste à construire, à parfaire, à penser.
Mais elle est talonnée par la seconde génération Erasmus. Celle qui est née avec. Celle qui n’a pas vu les combats mais qui jouit des avancées. Celle qui, définitivement, trouvera son identification générationnelle dans « l’auberge espagnole ». Bien sûr le film de Cédric Klapisch a largement contribué à populariser Erasmus. Le nombre de demandes d’admission au programme a d’ailleurs doublé en France dans l’année suivant la sortie du film. Mais au-delà, il a donné une incarnation aux changements d’une génération, son mode de vie, ses mutations sociales. Il a permis, dans une fable moderne, d’expliquer ces nouveaux échanges et ce nouveau brassage culturel. Il est une fenêtre ouverte sur le monde des trentenaires.
Et ce monde est traversé de courants contraires. Tiraillé entre des idées qui semblent contradictoires. En permanence sur le fil entre le développement personnel à outrance et la quête de sens global, l’inscription dans un récit commun. Ce n’est pas sans raison que, de manière stable depuis 10 ans, près de 70 % des jeunes se disent optimistes sur leur propre avenir alors que c’est l’exact contraire pour la projection collective. Lorsqu’il s’agit d’exprimer son sentiment sur l’avenir de la France : 69 % des jeunes sont pessimistes. Cette projection à front renversé devrait nous interroger, nous secouer, nous perturber. Comment pouvons-nous construire une histoire commune alors que 70 % des jeunes ne s’y projettent pas positivement ?
Pour certains comme le sociologue Alain Ehrenberg, nous serions rentrés dans une « société du malaise ». Pour lui, « le malaise se résume dans la double idée que le lien social s’affaiblit et qu’en contrepartie l’individu est surchargé de responsabilités et d’épreuves qu’il ne connaissait pas auparavant ». Chacun voit bien comment ce concept peut s’appliquer à sa réalité et la littérature sur cet effet ciseaux entre délitement du lien social et augmentation de la responsabilité individuelle n’en finit pas de s’allonger. La génération des trentenaires est certainement au cœur de ce malaise. N’ayant pas connu les grandes luttes sociales fondatrices, elle cherche à redéfinir les liens sociaux tout en faisant face à des défis individuels nouveaux qui font voler en éclat les schémas classiques.
Mais on ne peut pas comprendre ce nouveau malaise sans analyser d’abord trois grandes mutations qui ont percuté de plein fouet les cadres de référence établis. Au premier rang de ces mutations, il y a le bouleversement de la communication moderne.
« La Terre est Plate… »
Les grandes périodes historiques ont toujours été précédées par des bouleversements de communication : écriture, imprimerie, électricité, mass-média, informatique, internet, big data. C’est l’information et sa transmission qui se sont radicalement modifiées à la faveur de ces ruptures. Pour Thomas Friedman, l’auteur en 2007 d’A flat Earth, cet aplatissement vient de loin. Il se serait fait en trois phases, qui constituent autant de mondialisations.
La première, celle que tout le monde connaît, débute avec la découverte du « nouveau monde », en opposition à l’ancien, celui connu jusqu’alors : Europe, Afrique, Asie. Lorsqu’en octobre 1492, Colomb débarque sur l’île de Guanahanila, il relie deux civilisations qui avaient évolué indépendamment l’une de l’autre pendant près de 12 000 ans. On connaît la suite. En démontrant que la Terre était ronde, il a commencé son aplanissement… ironie de l’histoire.
Le second aplatissement vient au XIXe siècle avec ce qu’Auguste Blanqui nommera la « révolution industrielle ». Le développement du ferroviaire dans les années 1840 qui va faire basculer une société paysanne et artisanale vers une société commerciale et industrielle. Le rail bouleverse le lien entre le temps et la distance. Il a produit une mutation déterminante dans les modes de communication et la vitesse de l’information.
Le troisième aplatissement est en cours : c’est celui des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Satellites, 4G, fibre optique… Il aura fallu 400 ans pour passer de Colomb au ferroviaire. Il ne faudra probablement que quelques dizaines d’années pour surmonter totalement le dernier aplatissement. Nous entrons désormais dans un monde où la géographie n’a plus aucune prise sur la diffusion de l’information. Les idées, les informations, les rumeurs et les mensonges sont désormais planétaires. Une idée n’a plus de frontière et peut, instantanément, être reprise partout sur le globe. Cette vitesse de transmission bouleverse le monde. Que l’on songe qu’il faut moins de 13 millisecondes dans le trading Haute fréquence pour transmettre un ordre et on mesure la révolution culturelle qui nous traverse. L’instantanéité est devenue la règle.
L’enjeu de demain ne sera donc plus la vitesse de l’information mais son débit. C’est-à-dire la capacité à émettre, recevoir et traiter le plus d’information possible en même temps. C’est certainement cela qui, à l’avenir, sera la plus grosse révolution « numérique » de notre économie. La multiplication des algorithmes capables de traiter simultanément une masse d’information « sur humaine », au sens propre du terme.
Mais cet « aplatissement spatial » se double d’un second aplatissement : celui des émetteurs, de la hiérarchie.
Car non seulement les individus peuvent tous recevoir du contenu, mais depuis la fin des années 1990, ils sont mis en capacité d’en émettre chacun à leur niveau, et sur un plan accessible à tous. Tout le monde connaît désormais Wikipédia, qui rassemble la connaissance consolidée par des millions d’uploader. Au-delà du fond des articles, c’est la démarche même de Wikipédia qui révolutionne la communication. Nous sommes tous émetteurs, tous détenteurs d’une part de savoir.
L’abolition de la dépendance à la géographie aurait pu se contenter de permettre une meilleure diffusion de la connaissance scientifique et académique. Cela aurait pu n’être qu’un formidable accélérateur de la vulgarisation théorique, en conservant ainsi les hiérarchies. L’émission d’information serait restée l’œuvre des « sachants » qui auraient démultiplié leurs diffusions.
Mais, avec cette hyper-vitesse de l’information, s’est également mise en place une horizontalisation de l’information qui rend désormais chacun émetteur, récepteur, diffuseur. Il n’est plus besoin d’être un expert académique, ou un « émetteur habilité » vulgarisé par des pédagogues et repris par des canaux d’information pour dif...