Dickens et Freud
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Dickens et Freud

  1. 274 pages
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Dickens et Freud

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À propos de ce livre

Dickens et Freud ont éclairé leur époque. Ils se sont penchés sur l'enfance, la famille, l'inconscient, la mémoire. Studieux, aînés de leur fratrie, ils ont supporté des parents instables et irresponsables pour lesquels ils se sont dévoués. Ils ont connu une adolescence difficile qu'ils ont compensée par le travail et l'intelligence. Pères de nombreux enfants, curieux, modernes, célèbres, ils ont traversé des tentations similaires, et sont restés à l'écart des idées politiques, critiques des États-Unis et de l'emballement économique. Tous les deux sont morts à la veille de conflits majeurs, en 1870 et en 1839, conflits dont la démesure allait confirmer leur jugement sévère sur la nature humaine.

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Informations

Année
2018
ISBN
9782336849423

I
Dickens

Il fut sensible, perspicace, vigilant, curieux de tout. Il fut sténographe, journaliste, polémiste. Il fut aussi mime, prestidigitateur, imitateur, acteur, metteur en scène. Il écrivit comme d’autres dessinent ou font des relevés topographiques, multipliant esquisses et croquis, parsemant ses carnets de portraits et d’événements curieux. Il s’engagea, défendit la condition des ouvriers, milita contre la guerre de Crimée. Impitoyable et sarcastique, il stigmatisa la bêtise de l’administration et l’impuissance de la justice. Dandy, élégant, arborant des tenues vestimentaires outrageuses, des vestons de velours, des gilets colorés, des chapeaux blancs, il se voulut artiste et ne passa pas inaperçu, mais il aima aussi se fondre dans la foule, anonyme, et se promener dans Londres, à l’aventure, longtemps. Partout il jetait son regard avide et mobile, il enregistrait, il voulait comprendre, sa quête était multiple, son intérêt polymorphe. Il remarquait les mines, les facies, les gueules, les allures, les vêtures, les loques, les coutumes. Les infirmes et les clochards ne lui échappaient pas. Il notait les menus, il collectionnait les enseignes de pubs. Il hantait les bas-fonds, il s’aventurait sur les docks. Mais il fréquentait aussi Greenwich et Twickenham. Ces longs parcours méditatifs se transformèrent en romans. Il avait vingt-quatre ans quand il commença Pickwick, ce roman itinérant dans la campagne anglaise où cinq messieurs vont en dilettante d’une auberge à l’autre. Sa faconde couchée sur le papier fit merveille, les lecteurs voyaient s’animer des humains qui semblaient issus de contes, leur faisaient des clins d’œil et souriaient avec eux, familles, servantes, petits escrocs, pensionnats, cheval emballé, chasse, patinage, ville d’eau, jeunes filles, carabins, tout cela mené par l’étonnant Sam Weller, le domestique à gilet rayé recruté dans une cours d’auberge où il cirait des bottes. Ce fut un succès, on en redemanda.
Alors Dickens s’arrêta sur l’enfance, l’enfance souffrante, ignorée et méprisée. Il lui fallait une noble cause, il la trouva. Les enfants travaillaient dès l’âge de cinq ans, ramoneurs, ouvriers dans les workhouses, corvéables, utilisés par leurs parents. D’autres subissaient des traitements honteux dans d’invraisemblables institutions et pensions. Certains devenaient complices de brigands et de voleurs, couchaient dans la rue, en quelque recoin. Les filles étaient prostituées, ou tôt mariées, par intérêt, autant dire vendues. Une enfance meurtrie engageait toute la vie, laissait des traces, des malédictions, sapait les bases de l’évolution psychologique. Les orphelins perdaient leur identité, renvoyés d’un milieu à l’autre, égarés, déracinés. Oui, l’enfance comme genèse évidente de la personnalité, catastrophe initiale quand l’être est privé de modèle, de destin explicite, livré à la dérive. L’enfance comme symbole d’une pureté et d’une innocence qu’il faudrait à tout prix respecter. L’enfance comme index, comme symptôme. Une société qui méprise ou exploite l’enfance se porte mal. L’enfance comme protestation, comme remords. Vous allez bien, vous vous enrichissez, mais voyez où en sont vos enfants quand vous ne pensez qu’à travailler et à gagner de l’argent, loin des vôtres, affairiste, affairé.
Comment en était-on arrivé là ? Bien sûr, l’explication pouvait être sociale, par la misère et l’exploitation des pauvres. Dickens, sans doute n’était pas le seul à le penser. Mais l’on rencontrait aussi des enfants méprisés parmi les riches, les armateurs, les chefs d’entreprise, les maîtres de forges. Il pouvait se tramer dans les familles bien des transactions et des injustices, et des courants dans les profondeurs pouvaient mobiliser les psychologies, désirs inavoués, indécence, pouvoirs, préférences, oublis, égoïsme. Alors l’enfance pouvait se venger, et de multiples façons. L’enfant, moqueur, plus mature que ces adultes futiles, méprisait lui aussi. Voire, il pouvait prendre la place des parents, inverser les rôles. Ou fuguer, s’engager dans l’armée, partir outre-mer, aller quérir ailleurs de quoi se façonner une véritable personnalité, hors de ces influences. L’enfant amplifiait son imaginaire, organisait ses amitiés, ses amours, les amours enfantines avec leurs fidélités, leurs jeux, leurs rites. Il créait sa société, ludique, rigolarde, débrouillarde, mais aussi malhonnête et cynique. Adulte, Dickens serait longtemps un enfant, conservant toute fraîche sa capacité d’émerveillement et d’amusement, mais aussi son sens précis de la vengeance narquoise, de la niche qui surprend, de l’objectif longtemps médité et accompli. Ainsi se constituait ce clan infantile dont il voulait faire miroiter les facettes et célébrer les secrets sans les dévoiler. Car il ne voulait pas mettre tout au jour, bien au contraire. Il lui fallait respecter l’intime, l’innocence. S’il aima les femmes-enfants, c’était bien pour les adorer en les laissant pures – d’où son abomination des pervers. Dans son dernier roman, inachevé, Le Mystère d’Edwin Drood, il nous montre deux jeunes gens si neufs qu’ils préfèrent se séparer un temps avant de s’unir, comme pour préserver encore un peu cette part d’enfance, si essentielle. Contrairement à ce psychiatre qui allait un peu plus tard chercher dans l’enfance les racines de la psychologie, Dickens ne voulut pas y entrer avec de gros sabots. Observateur, il se contenta de repérer les facteurs en présence, sans manipuler des concepts abstraits, trop souvent réducteurs. Par contre, il voulut mettre l’enfance à l’épreuve et composa, avant d’autres, des romans expérimentaux. Que se passerait-il si un enfant issu de la bourgeoisie était séparé de sa famille et placé dans un milieu de brigands l’obligeant à voler et à cambrioler ? (Olivier Twist). Que se passerait-il si une petite fille accompagnant son grand-père irresponsable était livrée aux appétits les plus immondes ? (Le Magasin d’antiquités). Si une famille, le père et ses trois enfants se trouvaient emprisonnés pendant plusieurs décennies ? (Petite Dorrit). Si un jeune adulte rentrant des colonies s’approchait d’une famille de petits employés en dissimulant son origine et sa fortune ? (Notre Ami commun). Par ces observations et ces expériences, Dickens nous apprend à pénétrer la psychologie, avec subtilité, décence, pudeur. Suivons-le, écoutons-le.

1. L’industrie des personnages

L’œuvre de Dickens est réputée pour la variété et le pittoresque de ses personnages. Le romancier les fabrique et les met en scène avec une étonnante virtuosité, infatigable, encore capable, après six cent ou huit cent pages de faire entrer en scène un vieillard tordu ou un obscur clerc de notaire qui vont égayer le récit et faire rebondir l’intrigue. Cette profusion enchante les amateurs et fatigue les impatients, remarquable exercice pour la mémoire et qui invite à prendre des notes ou à s’aider de croquis. « On a pu compter dans son premier grand ouvrage, Pickwick, plus de trois cent cinquante personnages non anonymes », remarque Silvère Monod (Monod, 1958). D’emblée leur identité nous interpelle. Leurs patronymes sont souvent évocateurs, Murdstone (meurtre-pierre), Headstone (tête-pierre), Jingle (tintement), Smallweed (petite mauvaise herbe), Pecksniff (pique et renifle), Landless (sans terre), l’entourage leur inflige des surnoms, Pip, Biddy, Kit, Tattycoram, Nemo. Les noms peuvent comporter une allitération, Pickwick, Nicolas Nickleby. Ces différents acteurs sont bien vite décorés de vêtements, physionomies et habitudes caractéristiques, Dickens, à la façon d’un dessinateur ou d’un metteur en scène utilise là son talent d’illustrateur perspicace.
Néanmoins, ces personnages se situent bien au delà de la caricature rapide. Dickens est affectueux, il ne se moque pas des êtres, il n’est ni méprisant ni condescendant. L’humour et la familiarité lui permettent un dessin clair et nuancé, variable en fonction de son objet. Car nous rencontrerons au gré de ce panorama aussi bien des grotesques que de jolies filles et de jeunes premiers, ces héros a priori impeccables qui donnent souvent leurs titres aux romans. Plutôt que de grotesques il faut plutôt parler d’originaux, car les étonnants chez Dickens ne sont pas ridicules, insolites ou excentriques. Issus de la vie quotidienne, familiers, attractifs, nous les connaissons sans nous en douter et nous les acceptons sans crainte, souvent ravis de retrouver au fil des pages leurs manières et leurs tics comme les leitmotivs de Wagner. Certains d’entre eux sont célèbres et ont renforcé la popularité de leur auteur, tels Pickwick, Miss Havisham, Micawber. Toutefois, dans le cours du roman, le statut d’un original, qui fait rire au début, peut se modifier et prendre une dimension plus grave. La palette de Dickens reluit de variations inattendues, il faut savoir, avec charité et souplesse, rénover notre jugement. Les êtres évoluent, ils ne sont pas prisonniers de gravures figées, c’est une des clés de l’œuvre, qui participe à son attrait, à sa vitalité.
Prenons quelques originaux. Le premier qui entre en scène, dès les premières pages de Pickwick, est Jingle, un grand maigre aux longues jambes, boutonné, la chevelure noire, portant de vieux chapeaux et s’exprimant en style télégraphique rapide. Roué, escroc, changeant de patronyme au gré des occasions, il est un coureur de dots assez convaincant qui réapparaît sous diverses identités. Bientôt affublé d’un comparse, Job Trotter, il finira par se réfugier en Australie. Monsieur Dick, compagnon discret mais fidèle de Betsey Trotwood, la tante de David Copperfield, semble atteint d’une obsession qui pourrait bien être la séquelle chronique d’un délire. Dick, en effet, dont la physionomie est douce et plaisante, rédige sans fin un mémoire consacré à Charles 1er, dont il utilise les pages rédigées pour confectionner des cerfs-volants qu’il fait ensuite s’envoler dans la campagne. Dick apparaît ainsi comme l’un de ces originaux qu’il faut considérer comme pathologique. Il en est de même de Joe, le gros joufflu, le domestique des Wardle dans Pickwick, qui s’endort sans cesse et semble pourvu d’un bon appétit. Il souffre d’un syndrome d’apnées de sommeil, que les neurologues dénommèrent, injustement, syndrome de Pickwick. Notons que ce n’est pas Pickwick lui-même qui en est atteint, mais le domestique décrit dans ce roman. Madame Gamp, dans Martin Chuzzlewit, fort agitée, vulgaire et débonnaire, à la fois sage-femme et veilleuse des morts, semble dialoguer avec une imaginaire Madame Harris, dont elle entend peut-être la voix et qui encombre son bavardage abondant. Chuffey, dans le même roman, a souffert d’une fièvre et pendant son délire n’a pas arrêté de faire des additions. Il est arrivé à tant de millions qu’il n’a pas recouvré toute sa tête. Flora Finching, dans Petite Dorrit, déroule une logorrhée diffluente et sans ponctuation. Excellent clinicien, Dickens note le caractère inoffensif de ces pathologies mentales.
Plus fantaisistes encore, mais néanmoins aussi actifs que décoratifs, remarquons d’autres personnages. Wemmick, le clerc de Jaggers dans Grandes Espérances, vit dans un petit cottage d’allure médiévale avec créneaux, fenêtres et porte gothiques, muni d’un petit canon, d’un lac avec une île, d’une tonnelle, d’un mât où il hisse un drapeau. Dans ce petit château fort où il a tout construit, il héberge son vieux père « vêtu d’un paletot de flanelle, propre, gai, présentable, bien soigné mais étonnamment sourd ». Jaggers lui-même est étonnant. Cet avoué qui tient les affaires de Miss Havisham mord le bout de son énorme index, sa tête est large, le teint brun, les yeux perçants, les sourcils épais, il sent le savon, se lave souvent les mains, arbore une grosse chaîne de montre, met un pied sur une chaise. Son cabinet est éclairé par le haut, son fauteuil en crin noir est entouré de clous de cuivre comme un cercueil, sur une tablette on voit « deux effroyables moules en plâtre de figures particulièrement enflées et tirées autour du nez » qui furent moulées sur des criminels exécutés par pendaison.
Micawber est d’abord présenté comme un original. Corpulent, le crâne chauve énorme et luisant, vêtu d’un pardessus marron et d’un pantalon noir collant, ses habits râpés, mais le col de la chemise imposant, ce chef de famille qui loge David Copperfield est accablé de dettes et se lance dans des affaires extravagantes qui font régulièrement faillite. Son langage est élégant, fleuri, cultivé. La capitaine Cuttle, dans Dombey et fils, est un navigateur en retraite, manchot avec un crochet, sourcils noirs embroussaillés, coiffé d’un chapeau ciré, vêtu d’un large vêtement bleu et qui s’exprime en langage maritime. Il offre souvent des petites cuillères et des pinces à sucre. Il est courageux, impulsif, populaire, et ne craint pas de prendre à partie assez vertement les hommes d’affaires qui méditent derrière leur bureau. Ces originaux, au départ assez ridicules, égayent et enjolivent le roman, mais ils changeront ensuite de stature, participant en première ligne aux actions décisives, éclipsant presque les jeunes premiers. Isabelle Jan souligne à ce propos la métamorphose et la nouvelle dénomination par Dick Swiveller, dans Le Magasin d’Antiquités, de la petite servante des Brass : « Ebloui par la perfection d’une telle souillon, et pour rendre sa future relation avec elle « plus réelle et plus agréable », il ne peut faire moins que de la baptiser la Marquise et la traiter avec tous les égards dus à ce titre. Ainsi adoubée, la toute petite souillon, sans cesser d’être minuscule, anonyme et dépenaillée, se montre digne en extravagances de celui qui l’a nommée et prend toute sa place d’énorme créature dickensienne » (Jan, 2003).
Dickens ne craint pas de mettre en scène, avec la même charité, des infirmes plus ou moins handicapés. Miss Mowcher dans David Copperfield est une petite naine émouvante et psychologue. Bertha dans Le Grillon du foyer est une jeune aveugle qui fabrique des jouets avec son père. Notre Ami commun met en scène Jenny Wren, filleule de Riah, habilleuse de poupées, qui a le dos malade et les jambes faibles. Plus loin rôde Silas Wegg, le littérateur unijambiste qui, souhaitant vendre son squelette à la science, cherche une jambe qui s’y adapte auprès de Venus, naturaliste et empailleur.
Signalons les dames insupportables, pour utiliser une expression décente, qui torturent leurs époux avec des revendications excessives et sans fin. La palme pourrait revenir à Marthe Varden, épouse de Gabriel Varden et mère de Dolly dans Barnabé Rudge. « Mme Varden avait un de ces caractères que l’on appelle communément « incertain », formule qui, si on l’interprète, désigne un caractère dont on peut être à peu près certain qu’il rendra tout le monde malheureux ». Madame Varden est maussade quand les autres sont joyeux et quand les autres sont maussades elle est portée à se montrer d’une gaieté prodigieuse. Elle est sagace, surprise, modérée et frénétique, loyale et indifférente en un seul et même instant. Elle est accompagnée d’une duègne encore plus nerveuse, Mlle Jézabel Miggs, jeune personne de haute taille, mince et acariâtre, de physionomie pointue et acide, qui tiendra de remarquables discours féministes. Plus nuancée, Betsey Trotwood, la tante de David Copperfield, masculine, active et responsable, semble former avec Monsieur Dick, effacé et perdu dans ses obsessions, un couple inversé. Elle sait se dévouer et combattre dans les moments décisifs. Mais les dames insupportables sont parfois plus âgées, comme cette Cléopâtre Skewton, mère d’Edith Dombey, qui domine sa fille et organise d’autorité son mariage avantageux en se souciant assez peu de ses sentiments. Toujours servie, elle est passée, dans sa coquetterie, du landau de jeune fille au fauteuil roulant de la vieille femme odieuse.
À côté de ces portraits qui sont des eaux fortes, le jeune premier et la jeune première, innocents et purs, peuvent paraître plus pâles. Les critiques l’ont noté. Ils sont souvent incertains, hésitants, non encore sculptés dans une personnalité définitive, ce qui est la marque de la jeunesse. Il est somme toute difficile de caricaturer un être aux traits réguliers, au teint frais, à l’allure discrète. Le narrateur devra utiliser des tics de langage, des manières ou des formules, voire les résultats scolaires médiocres ou inattendus. Traddles, camarade de classe de David Copperfield, dessine des squelettes dans ses cahiers, Suzanne Nipper, cette adolescente qui prend soin du petit Paul Dombey a les yeux vifs et noirs et la parole incisive, elle est dite Soupe au lait. Les actes plus que les traits du visage vont définir ces jeunes gens, et ils subissent des aventures inattendues qui vont former leur caractère.
Le héros central se trouve en attente d’un destin, hésitant, incertain, parti en voyage. Au-delà de Nicolas Nickelby, monolithique et déterminé, fameux par ses colères et sa bravoure, Martin Chuzzlewit, David Copperfield, Pip, John Harmon demeurent longtemps irrésolus. Le romancier leur adjoint un héros auxiliaire, souvent plus actif : John Westlock pour Martin, Traddles pour David, Herbert Pocket pour Pip. Il en ira de même pour les jeunes premières. Rose Maylie, Dora Spenlow, Esther Summerson, Bella Wilfer, Florence Dombey sont dessinées d’un trait ferme et savent se décider quand il le faut, même s’il faut attendre qu’elles s’épanouissent. Mais Mary Graham, dans Martin Chuzzlewit, Emma Haredale, dans Barnabé Rudge, sont plus pâles, malgré leur beauté et le nombre de leurs soupirants.
La pudeur caractérise l’amoureux transi qui n’ose avouer sa flamme. Ils sont nombreux dans l’œuvre de Dickens et connaissent des destins variés, depuis l’effacement, le dévouement, le sacrifice jusqu’à l’incertitude et au triomphe, en passant par une résidence surveillée dans l’entour de la personne aimée. Ils peuvent aussi se réfugier auprès d’une personne proche de l’objet de leur passion. Pip, amoureux d’Estelle, continue d’espérer aux dernières lignes de Grandes Espérances. Agnès, depuis toujours amoureuse de David triomphe enfin dans les derniers chapitres.
L’amour filial et les relations entre père et fils sont rarement décrits dans l’œuvre de Dickens, au-delà de l’idéale affection complice qui lie, dans l’humour et l’astuce, Sam Weller à son père Tony, cocher de diligence, dans Pickwick. Les héros, souvent orphelins, recherchent un oncle ou une tante, d’où là encore une galerie de personnages originaux qui vont se signaler par des attitudes imprévues. Ralph Nickleby est un monstre, Betsey Trotwood, grande tante de David Copperfield, d’abord rigide et sèche, phobique des ânes qui se risquent sur sa pelouse, se montre plus tard active et solidaire, tout comme Geoffrey Haredale, l’oncle d’Emma dans Barnabé Rudge, aristocrate catholique et rude, qui se révèle héroïque quand se déclenchent les émeutes. On remarquera aussi Daniel Peggotty, l’oncle de la petite Emily dans David Copperfield.
Jeunes premiers,...

Table des matières

  1. Couverture
  2. 4e de couverture
  3. Copyright
  4. Du même auteur
  5. Titre
  6. Dans la même collection
  7. Exergue
  8. Remerciements
  9. Dédicace
  10. I Dickens
  11. II Freud
  12. III Freud élève de Dickens
  13. IV Dickens et Freud
  14. Références
  15. Annexe
  16. Table des matières