Chapitre I
Le « moment Péguy »
Romain Rolland Ă©crit Ă une amie, le 10 avril 1900, quâil connaĂźt un jeune homme nommĂ© Charles PĂ©guy « qui vient de se sĂ©parer brusquement du Parti socialiste » ; ce parti venait dâimposer une discipline absolue Ă toute sa presse. LâĂ©crivain poursuit que PĂ©guy avait dĂ©cidĂ© « de fonder une Revue Ă lui tout seul oĂč il dit les choses les plus Ă©loquentes, oĂč il ose dire les vĂ©ritĂ©s les plus audacieuses Ă tous les puissants, de quelque parti que ce soit. Il a entrepris de travailler Ă Ă©purer le sens public, de fonder la RĂ©volution sociale sur une rĂ©forme des mĆurs et de lâintelligence ».
LES CONSTATS INQUIETS DE PĂGUY
Comment PĂ©guy en est-il arrivĂ© lĂ , lui qui durant toute lâaffaire Dreyfus Ă©crivit dans de nombreux journaux et revues ? NâĂ©tait-il pas lui aussi un intellectuel quasi officiel dans les cercles dreyfusards ? Or il se rebiffe car lâAffaire passĂ©e, les intellectuels, rĂ©cemment encore vigilants, commencent Ă sâendormir : les journalistes reviennent dans le tourbillon artificiel du prĂ©sent, les parlementaires se remettent Ă parler leur Ă©trange langage qui les Ă©loigne des mots du peuple ; les universitaires retournent Ă leurs rituels de promotion et dâautopromotion. Restait la base dreyfusiste, tous ces professeurs du Primaire et du Secondaire et quelques esprits libres, qui entendait rĂ©sister Ă la perversion propagandiste et parlementariste de lâAffaire. AprĂšs de grandes difficultĂ©s, le 5 janvier 1900, PĂ©guy publie le premier numĂ©ro des Cahiers de la Quinzaine qui allaient animer la vie intellectuelle française pendant quatorze ans.
PĂ©guy ne voulait pas en rester Ă lâambigĂŒitĂ© du mot « intellectuel » qui rĂ©sultait de la passe dâarmes de janvier 1898 entre BarrĂšs (le dĂ©nigrant) et les dreyfusards (le valorisant), Ă lâoccasion du Jâaccuse de Zola. Peu Ă peu, le mot « intellectuel » renvoyait Ă une posture alors que durant la lutte ce terme affirmait une exigence rationnelle et gĂ©nĂ©reuse de vĂ©ritĂ© et de justice : il fallait tout reprendre. PĂ©guy sâoppose « Ă tous ceux qui formulent pour se dispenser de penser, tous ceux qui amassent des fiches pour se dispenser de travailler, tous les pourvus et tous les casĂ©s me tombĂšrent dessus » (Nrf, p. 62).
POURQUOI CETTE DĂCISION ?
PĂ©guy prend au sĂ©rieux sa propre formule : « quand il y a une Ă©clipse, tout le monde est Ă lâombre ». Quasiment tous les esprits qui sâĂ©taient mobilisĂ©s avec Ă©nergie au service de la justice et de la vĂ©ritĂ© Ă©taient en train de (se) trahir⊠et de sâĂ©clipser. Pour reprendre une formule de Sartre, ils avaient eu le courage de « se mĂȘler de ce qui ne les regarde pas » ; et cela, en les grandissant, faisait grandir la RĂ©publique et la France. PĂ©guy nomme tout ce mouvement « la dĂ©composition du dreyfusisme » ; il prĂ©cise que la conscience de cette dĂ©composition allait « commander toute notre vie » (II, p. 1281). Il sera donc un intellectuel non intellectualiste et se refusera dâintĂ©grer le parti intellectuel, qui regroupant les experts du savoir, refusait dĂ©sormais de « parler au peuple au nom de lâIdĂ©e » (formule de Jean-Pierre Rioux). PĂ©guy refuse de transformer sa maĂźtrise des savoirs, des mots et des argumentations en autoritĂ© de commandement au profit dâune autoritĂ© de compĂ©tence, quâil met au service du peuple qui souffre. La RĂ©publique allait-elle se retrouver Ă lâĂźle du Diable Ă son tour ? La tĂąche devient simple : « refaire un public ami de la vĂ©ritĂ© ; un public peuple » (I, p. 922). Les Cahiers se veulent une « amitiĂ© » et une « citĂ© » et PĂ©guy prĂ©cise le 20 juin 1909 « une fĂ©dĂ©ration des consciences ». Mais comment ne pas se trahir dans la durĂ©e et conserver le sens de la grandeur ?
LâAVENTURE DES CAHIERS DE LA QUINZAINE (1900-1914)
Contre lâexploitation Ă©lectoraliste du dreyfusisme, il convient de mettre en place une revue originale et libre ; cette publication est le triomphe de ce que RĂ©gis Debray nomme la graphosphĂšre oĂč sâaffirme la force dĂ©monstrative de lâimprimĂ© et de lâĂ©crit et oĂč lâon solennise lâacte de publier ; PĂ©guy revendique le beau nom dâ« ouvrier typographe » dans un monde moderne oĂč commencent Ă triompher Ă la fois la sĂ©duction des images de la publicitĂ© et le charme trompeur des joutes faussement Ă©loquentes. Il entend donner une tribune « Ă tous ceux qui nâont pas de tribune ». Il chĂ©rira toujours ceux qui, discrĂštement, devant leurs Ă©lĂšves ou dans leurs publications font partager la culture humaniste hĂ©ritĂ©e. Pour cela, PĂ©guy met en place un dispositif Ă©ditorial inĂ©dit destinĂ© Ă instituer une vie intellectuelle intense. Le 19 janvier 1904, il prĂ©cise son intention philosophique : « il sâagit de suivre les sophismes Ă mesure quâils se produisent » ; car un sophisme recouvre toujours une injustice. Pour les anticiper, il sâagit de crĂ©er un contentieux intellectuel constructif, en suscitant des controverses qui nous aideront Ă grandir ensemble ; en effet, les controverses obligent chacun Ă ĂȘtre fidĂšle Ă soi et Ă retrouver la force des mots. PĂ©guy nomme cela arrĂȘter de « faire le malin ». En fait, il sâagit de conjurer le risque du retour du paradoxe de lâignorant : je ne me sais ignorant que lorsque je mâinstruis et me cultive. PĂ©guy est sans pitiĂ© : « Il ne faut pas que le peuple non plus veuille tout savoir sans jamais avoir rien appris [âŠ] Jamais on nâaurait lâidĂ©e de faire du pain sans avoir appris l...