L’horreur enfuie dans les mémoires
Inès me dit qu’il y avait des choses que je connaissais mais que je n’avais pas mentionnées dans mon rapport. Elle me dit aussi qu’il y avait beaucoup d’éléments que j’aurais dû expliquer aux juges. Elle me rappela, entre autres, que plusieurs des enfants des dignitaires du régime Habyarimana, d’officiers de l’armée et de la gendarmerie et des enfants d’hommes d’affaires riches qui s’accoquinaient avec le pouvoir étaient membres très actifs et virulents de la milice Interahamwe.
J’en ai brièvement parlé au début de ce livre. Pour aller dans le détail, le fait est que deux années avant le déclenchement du génocide, ces jeunes garçons de bonne famille étaient souvent des meneurs lors des manifestations violentes au cours desquelles les Tutsis et les Hutus de l’opposition étaient leurs cibles. Certains d’entre eux, réellement pourris, étaient de mauvais élèves qui menaçaient leurs enseignants quand ils n’avaient pas de bons résultats. Les enseignants avaient très peur de ces enfants terribles. Ces jeunes-gens voyaient rarement leurs parents. Ces derniers étaient occupés jour et nuit par des intrigues politiques et à s’enrichir à tout prix. Ces enfants étaient élevés par de jeunes femmes de ménage qui n’avaient pas été à l’école car elles étaient issues de familles paysannes très pauvres. Elles avaient quitté leurs campagnes pour la ville pour avoir un peu d’argent et aider ainsi leurs petits frères et sœurs restés au village. Il se racontait dans ces quartiers riches de la capitale que certaines de ces femmes de ménage se faisaient violer par les enfants de leurs patrons mais qu’elles avaient peur de les dénoncer. Certaines avaient même eu des grossesses suite à ces viols. Ces enfants étaient déjà de petits monstres avant les massacres. Pendant le génocide, ils participèrent avec des Interahamwe au génocide et aux viols des filles et femmes tutsies. Inès me reprocha de ne pas avoir mentionné ces faits dans mon expertise sur les Interahamwe. Elle voulait me raconter la tragédie de sa cousine violée pendant le génocide par un de ces enfants de riche. Elle me précisa qu’elle ne me donnerait pas le nom, ni le tribunal où avait été jugé le bourreau de sa cousine. Nous avons convenu de l’appeler Angéline. Inès tint à me préciser que c’est l’histoire de sa cousine qu’elle aurait aimé raconter, mais puisque j’avais accepté de raconter sa propre histoire et celle son mari Jean-Claude, elle me demandait d’intégrer celle de sa cousine Angéline. Inès semblait même me supplier : « Après le calvaire d’Angéline, je te promets que nous ne parlerons plus du génocide. Dieu nous a donné la vie, nous parlerons de choses plus gaies, des vacances en Italie et en Espagne. » Mais Inès se trompait : on ne peut pas vivre séparé du génocide. Quand on a vécu le génocide, il colle à la peau. Vous vivez avec à jamais.
Les parents, les frères et sœurs d’Angeline avaient été massacrés le 8 avril 1994 par des voisins hutus. Ses parents avaient un troupeau de vaches que les voisins regardaient toujours avec jalousie et envie. Après avoir tué cette famille, ils tuèrent les vaches et se partagèrent la viande. Même les vaches qui donnaient encore du lait ne furent pas épargnées. Le jour suivant l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana, le conseiller communal – MRND - avait déclaré au cours d’une réunion, que les paysans hutus pouvaient s’approprier les vaches des Tutsis tués, mais il leur avait conseillé de les manger au lieu de les garder. Il leur avait dit que c’étaient les Tutsis qui avaient abattu l’avion présidentiel. Plusieurs années d’idéologie raciste, d’intoxication de la population avaient fait de ces paysans des tueurs aveugles. Très peu se sont posés des questions, très peu ont remis en cause les ordres de leurs autorités administratives. Les paysans hutus de cette colline étaient pauvres. Peut-être se sont-ils dit qu’ils tenaient là une occasion de s’enrichir ?
« Cessons de spéculer ! » Me dit Inès. Pendant deux jours, les paysans voisins de la famille d’Angéline avaient mangé leurs vaches. Un Hutu du même âge qu’Angéline, qui avait voulu l’épouser et s’était heurté au refus des deux familles, était parvenu à la sauver et à l’amener à la paroisse catholique où étaient réfugiées des centaines de familles tutsies. Angéline était d’une beauté envoûtante. Elle avait de grands yeux que les paysans rwandais appellent des yeux de génisse de vache. Chez les Français et les francophones, apparemment, c’est une insulte, une fille qui a des yeux de génisse est bête. Chez les Rwandais, surtout pour la génération de nos parents, il s’agissait d’un signe de beauté. Au cours de cette conversation, Inès avait toujours la manie de me demander mon avis chaque fois qu’elle affirmait quelque chose. Je ne sais pas si c’est un défaut ou une qualité, mais j’ai l’habitude d’écouter sans intervenir. Mon père m’a appris qu’il ne faut jamais interrompre quelqu’un qui parle. J’ai toujours respecté cette remarque de mon regretté père. Inès avait suivi l’université où on apprend aux gens à réagir, à interagir. Les personnes qui réagissaient comme moi passaient pour des gens passifs ou moins cultivés ! Ah, les différences culturelles !
Le lendemain de l’arrivée d’Angéline, les Interahamwe et des paysans hutus attaquèrent les réfugiés tutsis à la paroisse. Un jeune prêtre parvint à les convaincre de ne pas attaquer les réfugiés. Les assaillants avaient parmi les réfugiés des amis d’enfance. Ils avaient été à l’école ensemble. Pendant les vacances, ils gardaient ensemble les vaches sur les collines verdoyantes. Ils avaient appris ensemble divers jeux comme le saut en longueur, le saut en hauteur, le tir à l’arc, autant de jeux qu’ils avaient partagés sans faire attention à leurs ethnies respectives. Ils parlaient la même langue, partageaient une même culture et habitaient dans les mêmes conditions. Le jeune prêtre ne pouvait pas comprendre comment des gens pouvaient massacrer leurs voisins à la machette sous prétexte que le Président Habyarimana avait été tué dans un attentat contre son avion. Ces paysans hutus de sa paroisse qui pourchassaient leurs voisins tutsis comme des animaux n’avaient jamais vu ce président de leur vie. Ils l’entendaient à la radio, le conseiller communal et le bourgmestre en parlaient lors des réunions publiques ou lors des travaux communautaires appelés umuganda, mais le Président Habyarimana n’avait jamais visité leur commune. La commune dans laquelle était bâtie l’église n’intéressait pas le régime. Il n’y avait aucune richesse, et très peu de ressortissants avaient fait les études universitaires. Ces paysans devaient faire une longue marche pour trouver un dispensaire médical et la majorité de leurs enfants n’avaient pas accès à l’école secondaire. Le jeune prêtre fulminait contre lui-même et se demandait comment ces paysans hutus pouvaient être si bêtes pour accepter de tuer leurs voisins parce que les autorités administratives leur avaient demandé de le faire. Il pensait à des centaines de mariages de couples mixtes qu’il avait célébrés. Il se demandait s’il avait raté quelque chose dans ses homélies dominicales. Il se demandait ce qu’avait fait ce peuple pour mériter des dirigeants si médiocres. Ces dirigeants avaient fait de leur peuple un peuple de bourreaux et de victimes.
Pendant deux semaines, le jeune prêtre parvint à protéger les réfugiés tutsis contre les paysans hutus et les Interahamwe. Puis un jour arriva le curé de la paroisse. Ce dernier était absent quand le génocide commença et il n’avait pas pu rejoindre sa paroisse à cause des barrages routiers qui dissuadaient les gens de voyager. Il retrouva les lieux dans une situation dramatique. Des centaines d’enfants avec leurs mamans dormaient à terre à l’intérieur de l’église. Même la sacristie était occupée. Les hommes ne dormaient pas, ils passaient les nuits dehors, dans les jardins de la paroisse, dans la cour intérieure. Les toilettes de la paroisse étaient insuffisantes, les réfugiés utilisaient la bananeraie de la paroisse comme toilettes à ciel ouvert. On était de surcroît au mois d’avril, caractérisé par ses pluies torrentielles. Le curé piqua une grande colère en voyant cette marée humaine qui avait fait de ses beaux jardins un lieu de désolation. Il demanda à son jeune vicaire comment il avait pu accepter autant de monde à la paroisse. Le jeune prêtre l’avait regardé avec étonnement et beaucoup de tristesse. Il avait demandé à son curé où il aurait pu mettre ces enfants, femmes et vieillards puisque le bourgmestre, les conseillers communaux et la police communale qui devaient les protéger s’étaient alliés aux Interahamwe et aux nombreux paysans hutus pour les pourchasser. Même si des paysans hutus avaient caché des voisins tutsis ou les avaient accompagnés à la paroisse, plusieurs d’entre eux avaient soutenu les Interahamwe. Le curé n’était pas content de la remarque du jeune prêtre. Il répliqua qu’il revenait à ces autorités administratives de protéger les Tutsis. Brusquement, il avait demandé au jeune prêtre : « Est-ce que tu as réfléchi pour savoir pourquoi ces autorités ne veulent pas protéger les Tutsis ? » En racontant cet épisode, Inès observa de nouveau une pause. Celle-ci fut plus longue que les précédentes. J’en profitai pour vider ma bouteille de whisky. Jean-Claude et mon épouse dormaient sur leurs chaises. La fatigue et la nuit avaient eu raison d’eux. Je ne comprenais pas d’où Inès tirait cette énergie. Je lui fis remarquer qu’il allait faire jour, qu’elle devrait se reposer, que nous aurons une autre occasion pour terminer son histoire. Elle me rappela qu’elle avait décidé de se débarrasser de ce passé, qu’elle avait beaucoup de projets pour l’avenir. La jeune battante avait d’autres projets d’avenir pour elle, son mari et leurs enfants. Elle me demanda si je pouvais tenir quelques minutes et entendre la réponse du jeune prêtre à son curé. J’acquiesçai de la tête.
Le jeune prêtre avait fixé son supérieur dans les yeux et lui avait répondu : « Nous n’avons jamais eu l’occasion de parler politique, parlons en maintenant. Avez-vous compris comment l’archevêque a accepté d’être membre du Comité central du parti unique ? Comment peux-tu tolérer l’existence d’autres religions quand tu es convaincu que toute la population d’un pays n’a pas droit de choisir d’autres idées politiques que celles du parti unique ? Comment pouvez-vous parler du mystère de la pauvreté en tant que prêtre quand vous roulez dans une voiture ministérielle ? Comment un prêtre peut-il prêcher le message de la vie, de l’amour, quand il est incapable de défendre son prochain ! ».
Je commençais à fatiguer et il devenait difficile de suivre le récit d’Inès. Je me permis de l’interrompre et je lui rappelais que, comme elle, je m’étais réfugié à l’Hôtel des Mille collines et au camp de déplacés de Kabuga, en plein génocide et en pleine guerre. Je lui dis que l’image de chiens errants qui mangeaient des corps humains hante mes nuits depuis plusieurs années. Je lui dis que dans la ville de Kigali, le 29 mai 1994, quand je suis arrivé au camp de Kabuga dans un camion de la MINUAR, j’avais vu à l’entrée de Kabuga un squelette sur un piquet dont un bras levé semblait saluer les automobilistes. Cette image d’horreur ne m’a jamais quitté. Je voulais que nous arrêtions là notre conversation. Les souvenirs d’Inès réveillaient les miens alors que j’avais décidé de garder mes souvenirs pour moi-même. Ne me demandez pas pourquoi. Inès comprit ma réaction et me promit de finir son récit avec le souvenir d’Angéline. Inès me dit qu’elle ne pouvait pas parler de son histoire sans parler de celle d’Angéline. Qu’elle le lui avait promis mais qu’elle n’avait pas eu le courage de l’écrire. Je lui dis que le lecteur serait confus, qu’il ne saurait pas faire la différence entre Inès et Angéline. Elle me sourit une fois de plus et me dit : « Alors ton lecteur n’aura rien compris. » Inès et Angéline sont deux rescapées différentes du génocide. Comme promis, Inès raconta le dernier épisode du calvaire d’Angéline.
Pendant un mois les réfugiés de la paroisse subirent les attaques d’Interahamwe et de paysans hutus voisins de la paroisse. Les réfugiés se défendirent avec des pierres. Un beau jour, le bourgmestre et ses conseillers arrivèrent et eurent une réunion avec le curé de la paroisse. Ce soir-là, la police communale et des gendarmes arrivèrent et massacrèrent les réfugiés. Le jeune prêtre put sauver un petit groupe de réfugiés dont Angéline. Au cours d’une messe célébrée à la fin du génocide, il avait dit qu’il aurait aimé pouvoir sauver plus de vies. Mais dans un coin de la planète Terre, où des hommes et des femmes av...