Logos et analogia

La pensée analogique entre Orient et Occident

Ivan Gros, Thierry Lucas

• Éditeur: Academia
• Année: 2018
• ISBN:
  9782806121981
• Sujet: Théologie et religion
• Sous-sujet: Religion

Une vue conventionnelle oppose souvent la pensée occidentale où prédominerait la rationalité, le logos, à la pensée orientale qui serait le royaume du symbolisme, de l'analogie. Les textes rassemblés ici donnent un aperçu beaucoup plus nuancé de la question. Analogie et raisonnement analytique sont présents tant en Orient qu'en Occident et la frontière entre les deux formes de pensée est moins tranchée qu'on a pu le dire...

Analogies et Analectes confucéennes1

Thierry LUCAS

1. Introduction

L’analogie et la métaphore – qui présuppose une analogie – sont considérées comme des éléments essentiels de notre compréhension du monde, de notre langage, de certains raisonnements tout autant que de la composition littéraire et poétique. On les oppose souvent à la logique déductive, qui n’apporterait « rien de neuf », qui n’exposerait rien de plus qui ne soit déjà contenu dans les prémisses (voir par exemple Douglas Hofstadter et Emmanuel Sander2). Par contre de nombreux auteurs, notamment chinois (voir par exemple Qingtian Cui3) voient le raisonnement par analogie comme le cœur de la pensée logique chinoise pré-Qin et le rangent ainsi à l’intérieur de la logique (voir note 1). Ces deux positions s’opposent en ce qu’elles incluent ou rejettent l’analogie de la logique ; elles se rejoignent cependant en ce qu’elles opposent le raisonnement par analogie à la logique aristotélicienne, qui est vue comme le prototype de la pensée déductive. Ces positions sont ici grandement simplifiées, mais la caricature a la vertu de mettre en évidence les qualités et les défauts et de forcer ainsi quelques mises au point.

Rappelons tout d’abord que si la logique déductive n’apporte rien de plus que ce qui se trouve dans les prémisses, cela ne veut pas dire que cet apport se fasse sans peine ! Oublions un instant les trivialités des Barbara, Celarent et celles des tableaux de vérité de la logique propositionnelle, pour nous rappeler qu’il n’y a pas de méthode de décision, pas de méthode « mécanique », pour résoudre une foule de problèmes logiques : il en est par exemple ainsi de la validité des formules du langage des prédicats de premier ordre. Ce sont les théorèmes d’incomplétude qui nous montrent qu’en un certain sens, on ne peut maîtriser totalement cette notion de déduction logique.

En m’adressant aux auteurs chinois qui défendent l’idée d’une « logique chinoise », il me semble important de rappeler que la pensée logique ne s’identifie pas à la seule logique aristotélicienne des syllogismes ou à la logique des propositions ou même à la logique moderne des prédicats. Rien de ce qui concerne le raisonnement ne lui est étranger et l’on sait qu’il existe actuellement d’innombrables études consacrées aux logiques proches du raisonnement courant et qui essaient d’intégrer ou d’expliquer l’élément créatif de ce raisonnement. On peut bien sûr prendre une définition purement nominale de la logique la restreignant par exemple à la « logique aristotélicienne », arguer de son origine occidentale, de son importation relativement récente dans l’univers conceptuel chinois, de sa traduction essentiellement phonétique (luóji) par des caractères dont le sens n’est en l’occurrence pas pertinent, ceci n’enlève rien au fait que le raisonnement est un fait universel et que le raisonnement analogique n’est pas « de soi » étranger à la logique.

Je pense donc que la logique est un domaine très large, qu’il y a place pour une étude logique de l’analogie, que Hofstadter et Sander y ont contribué de façon importante et que la « logique chinoise » ne s’oppose pas à la « logique occidentale ». Ce dernier point me semble clair quand j’étudie des auteurs antérieurs à la dynastie Qin, tout particulièrement Mozi et l’école Mingjia, mais je découvre aussi beaucoup de logique chez des auteurs tels que Mengzi et Xunzi. Et j’en découvre même beaucoup dans les Analectes de Confucius, qu’on aime si souvent à opposer à une approche « déductive ». Il est vrai que la logique n’est pas là un thème de réflexion, mais cela ne veut pas dire qu’elle est absente de la pratique du discours des Analectes. J’espère montrer cela plus en détail dans un article ultérieur consacré à la logique dans les Analectes, mais je veux montrer ici qu’il y a une grande richesse logique dans les analogies qui parsèment le texte. Je remarque d’ailleurs la consonnance de ces considérations avec certaines de Joachim Gentz et Dirk Meyer4, Edward Slingerland5, Minghui Xiong6 et de Jean-Paul Reding7, ainsi que de bien d’autres, qu’il serait trop long de signaler ici.

La traduction des Analectes la plus utilisée ici est celle de Pierre Ryckmans8. J’utilise cependant aussi la traduction de Edward Slingerland9, lorsqu’elle est significativement plus proche du texte ou lorsque je veux référer aux commentaires qui accompagnent sa traduction. Je signale également deux fois le commentaire de Roger Ames et Henry Rosemont Jr10. Étant donné les variantes de numérotation des Analectes, je donne toujours la numérotation utilisée dans la traduction sous la forme R.X.y pour la première, S.x.y pour la seconde et AR.x.y pour la troisième.

2. Les analogies, les proverbes, les métaphores, les exemples et les « petites histoires »

L’analogie est étudiée de façon relativement formelle dans de nombreux articles de revues d’intelligence artificielle. Les approches sont multiples, mais elles contiennent toutes un certain noyau qui nous suffira amplement pour aborder la diversité des analogies que l’on trouve dans les Analectes confucéennes. Ce noyau est en première approche donné par une fonction qui est au moins un homomorphisme (au sens technique du terme) qui va d’une structure censée connue vers une structure censée moins connue. Cette approche est mise en œuvre et appliquée à la pensée chinoise ancienne par Volkov11. Je me limiterai dans cet article à quelques exemples introductifs classiques et au texte des Analectes, mais je montrerai aussi plus loin de nombreux exemples de limitation de cette conception. Voici quatre exemples qui permettent de bien comprendre cette première approche.

EXEMPLE 1

Partons de l’exemple classique : le modèle de l’atome de Rutherford ; dans ce modèle historiquement important, l’atome est conçu comme un système planétaire ; il y a un noyau central, assimilé à un soleil ; autour de ce noyau tournent des particules, les électrons, qui sont assimilés à des planètes qui tournent autour du soleil. Quelle est d’un point de vue logique la nature de cette « assimilation » ? En simplifiant beaucoup pour dégager une structure logique de cette assimila...

Table des matières

• Couverture
• 4e de couverture
• OUVRAGES PARUS DANS LA MÊME COLLECTION :
• Titre
• Copyright
• Table des auteurs
• Logos et analogia, la pensée analogique entre Orient et Occident*
• Voyage du connu à l’inconnu : l’analogie en Occident et en Extrême-Orient Entre médiation métaphysique et constatation de l’unicité du monde
• Sémiotique et zen : jeux d’eau entre Suzuki et Peirce
• Métaphore : une conception poétique sur l’homme et le monde qui l’entoure
• Entre analogie visuelle et analogie sonore, la muraille de Chine des caractères chinois : un pont est-il possible ?
• La pensée analogique entre Orient et Occident : une mise en perspective anthropologique
• Analogies et Analectes confucéennes
• Analogies et associations du système du monde représenté par le Luo Shu
• Analogical reasoning in early Chinese mathematics
• Les figures d’analogie dans les spots de campagne des élections présidentielles 2008, 2012, 2016 à Taiwan Chronique en images d’une alternance différée
• Table des matières