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« NOUS SOMMES PARTIS
ESCORTES DE SOLDATS PRUSSIENS »
« Ce petit pays digne et fier n’en a pas moins rempli ses destinées,
en scellant l’union intime entre la Lorraine et la France. »
A propos du pays meusien, Paul Vidal de la Blache,
Tableau de la géographiede la France, 1903.
A onze heures, ce 12 février 1917, Emilienne, 15 ans, quitte Latour-en-Woëvre. C’est un village limitrophe des départements de la Meuse et de la Meurthe-et-Moselle. Elle est seule. Seule de sa famille au milieu de ce groupe de civils lorrains venus de différents villages et rassemblés à Latour. Ils sont sous la garde de soldats allemands. Pour Emilienne, sur cette terre qui garde le souvenir de la guerre de 1870 cesont des Prussiens
C’est en mai 1915 que sa mère, atteinte d’une sévère déficience visuelle, avait dû quitter Jonville-en-Woëvre, le village familial. Elle avait été évacuée par les Allemands au titre de « bouche inutile ». Quant à Elvire, sa tante maternelle, elle avait quitté Billy-sous-les-Côtes dès septembre 1914. Dans ce village situé à l’ouest de Jonville et très proche du futur front, la confusion dans laquelle s’était effectuée l’avance allemande avait fait fuir la population civile. Le village de Billy s’était retrouvé dans la zone des combats. Les habitants étaient partis de peur que la rumeur des atrocités allemandes ne devienne réalité.
En ce début d’année 1917, Emilienne ne savait ni où était sa tante ni où était sa mère. Elle n’avait pas de nouvelles non plus de sa sœur aînée, Augustine ni de son grand-frère, Emile. Avant la déclaration de guerre d’août 1914, Emile, 17 ans et Augustine, 24 ans, travaillaient à Moncel-sur-Seille, en Meurthe-et-Moselle, à un kilomètre et demi de la frontière de l’Empire allemand. La Meurthe-et-Moselle ( Fig 1) était ce nouveau département français, créé en 1871, du fait de l’annexion par les Allemands de l’Alsace et d’une partie des deux départements de la Meurthe et de la Moselle. Emilienne vivait dans le département de la Meuse, à Jonville-en-Woëvre, un village qui, avant la guerre, était à une vingtaine de kilomètres de la frontière de l’Empire allemand, dans cette partie occidentale de la Lorraine qui était restée française après 1871.
Comme 40 % des communes meusiennes, Jonville avait subi l’occupation allemande au tout début de la Première Guerre mondiale. Le 20 septembre 1914, Emilienne avait vu arriver des soldats dans son village. Ils ne pouvaient rappeler que de mauvais souvenirs. Emilienne était née bien après la guerre de 1870. C’était donc par procuration mémorielle qu’elle avait ressenti la hantise du retour de l’ennemi.
Dès les premières semaines de la guerre, l’avance allemande vers l’ouest avait été impressionnante, affectant le nord du département. Les Allemands occupaient la totalité de l’arrondissement de Montmédy, la moitié de l’arrondissement de Verdun et un quart de l’arrondissement de Commercy, dont le village d’Emilienne (Fig 2). La guerre coupait le département de la Meuse en deux zones. Au sud, se constituait l’arrière-front alors qu’au nord, là où se situait le village d’Emilienne, la population se retrouvait sous le joug allemand. La vague avait enjambé Jonville, plaçant le village dans une mer germanisée et militarisée. A partir de l’automne 1914, le front s’était stabilisé à l’ouest du village, plaçant l’environnement d’Emilienne en territoire occupé, versant allemand. Elle faisait partie des populations françaises qui, vivant à l’est de la ligne de front, pouvaient être considérées comme « englobées », dans l’océan impérial et « embarquées » du mauvais côté des choses. Situé à une trentaine de kilomètres à l’est de Verdun, Jonville était un village coincé entre le front et l’ancienne frontière du Reich. Ce village français s’était retrouvé sous le feu des canons français. Ses habitants devaient vivre avec la peur de devenir une cible pour leur propre armée. Ils avaient aussi la hantise que leurs fils, leurs frères, leurs pères, à quelques kilomètres de là, ne tombent sous les coups d’un ennemi qui avait fait de leur propre village, un élément de leur dispositif de guerre.
L’entrée des troupes allemandes en France, en 1914, avait eu pour conséquence l’occupation de dix départements français. (FIG 2) Le département des Ardennes était totalement occupé. L’Aisne, la Somme, l’Oise, le Nord, le Pas-de-Calais, les Vosges, la Meurthe-et-Moselle, la Meuse et la Marne l’étaient partiellement. La République française s’était repliée abandonnant une partie de son territoire. C’était non seulement son armée qui avait reculé, mais aussi toute son administration : les services de la poste, de la gendarmerie, de la justice, des Ponts et chaussées, des finances, des chemins de fer, de l’enseignement.
Le départ de sa mère, Emilienne l’avait vécu de façon tragique, pleurant et courant derrière la charrette qui l’emmenait. Pour les Allemands, il n’était pas question d’autoriser Emilienne à accompagner sa mère pourtant infirme. Il n’était pas question non plus, pour eux de priver le village d’une main-d’œuvre potentielle. Emilienne avait dû alors supporter de voir s’éloigner le seul membre de sa famille encore présent au village. Pendant deux ans et demi, entre ses treize ans et ses quinze ans et demi, Emilienne avait été comme beaucoup d’autres jeunes filles de Jonville, employée de ferme sous occupation allemande. Employée à Jonville, dans la ferme où elle travaillait déjà avant la guerre, et qui était désormais réquisitionnée. Dans le département de la Meuse, dès les premières semaines de l’occupation, des hommes, des femmes et des jeunes en âge de travailler avaient été réquisitionnés sur place ; d’autres, encore moins chanceux, avaient été emmenés dans un camp de travail en Allemagne.
Emilienne était née à Jonville-en-Woëvre le 17 mai 1901. Elle était la septième enfant d’une famille de neuf, dont cinq avaient survécu. Son père Joseph-Eugène, domestique, était mort à l’âge de quarante-et-un ans, elle avait alors quatre ans et demi. Dès l’âge de neuf ans, Emilienne avait dû travailler. Elle avait été employée de ferme. Toute petite, quand elle gardait les vaches, elle en avait peur. Sa famille ne pouvait se passer du salaire d’appoint des enfants, mais cela ne l’avait pas empêchée d’aller à l’école, même si sa présence était plus rare ou fragmentée à l’approche de l’été.
La loi du 28 juin 1833, dite loi Guizot, obligeait toutes les communes françaises, seules ou par regroupements, à entretenir au moins une école élémentaire. Ainsi, Jonville avait construit une maison-école sur un jardin, qui fut l’école mixte jusqu’en 1859. La commune avait alors échangé le terrain attenant au presbytère dont elle était propriétaire contre le jardin sur lequel donnait la maison-école qui appartenait à l’Eglise. Le 10 février 1847, le conseil municipal de Jonville avait voté la construction d’une nouvelle salle d’école et l’amélioration du logement de l’instituteur. A partir de 1859, il y avait eu une école de filles et une école de garçons. Ici comme dans beaucoup de communes françaises, la scolarisation avait été engagée avant les lois de Jules Ferry.
Sur la photo de classe de Jonville de 1910, couleur sépia, il y a vingt-quatre fillettes d’âges divers et la maîtresse est Mademoiselle Henry (Photo 1). Emilienne a huit ans et demi. Elle est la petite fille à l’extrême gauche de la photo. Elle porte une grande blouse qui se boutonne à l’arrière comme tous les autres enfants. La sienne est de couleur claire. Les blouses sont longues et les enfants portent des bottines. Ses cheveux longs sont très bruns avec un petit nœud au-dessus de la tête. Elle est une des plus « grandes ». C’est une classe unique qui regroupe des enfants d’âges et de niveaux différents : les plus « petites » semblent avoir moins de sept ans et elles représentent plus du quart des élèves de la classe. La loi du 28 mars 1882 avait rendu l’instruction primaire obligatoire pour les enfants des deux sexes, français et étrangers, âgés de six à quatorze ans révolus. A Jonville, comme dans de très nombreuses communes rurales de l’époque, on rassemblait dans une « classe unique » les enfants de la classe enfantine (six à sept ans), ceux du cours élémentaire (sept à neuf ans) ainsi que ceux des cours moyen (neuf à onze ans) et cours moyen supérieur (onze à treize ans). La classe unique était le modèle le plus répandu : elle permettait d’éviter les dépenses inutiles et donc de respecter les conseils de Guizot aux maires. On considérait aussi qu’elle créait un excellent environnement pédagogique. Ce qui importait, pour les autorités administratives, c’était le niveau personnel de l’élève et l’émulation que permettait la cohabitation d’élèves de niveaux différents. L’enfant dit « éveillé » pouvait suivre le travail des plus grands et l’enfant en difficulté trouvait de l’aide parmi les autres.
FIG 3 : La classe de filles de Jonville en 1910
Cette photographie de 1910 est prise en extérieur et le groupe est debout, dans la rue, devant le bâtiment de l’école avec double porte en bois. En France, la photo de classe était apparue vers 1865 et s’était diffusée très largement à partir de 1885. A partir de 1865, on avait suffisamment raccourci le temps de pose pour permettre d’obtenir une netteté convenable. Les prises de vue étaient faites en extérieur pour exploiter au mieux la lumière du jour. Au début du XXème siècle, la photo de classe était devenue une sorte de rituel républicain. Sur cette photo de 1910, personne ne sourit. Emilienne a les bras repliés à l’avant. Ses mains sont serrées nerveusement au niveau de la taille. Son visage est un peu tendu. Elle, et sa petite sœur Louise, six ans, ont la peau bien plus mate que les autres. Louise est la troisième petite fille en partant de la droite, au premier rang. Toute la classe a les bras repliés ou le long du corps. Les visages sont impassibles ou un peu apeurés. On sent bien que c’est un moment solennel que vivent les enfants ; nous le fixons comme tel encore aujourd’hui. Ce sont des enfants à qui on a appris le respect de l’autorité. L’institutrice a soigné sa tenue et pose en robe foncée à col haut. Ses cheveux relevés en chignon accentuent la sévérité de son attitude. Elle a beaucoup de prestance. Ses élèves semblent retenir leur souffle devant la nouveauté technique.
Photo 2 : La classe de filles de Jonville en 1914
Quatre ans plus tard, sur la photo de la classe des filles de 1914, vingt et une fillettes entourent l’institutrice, Mademoiselle Adnot, d’allure bonhomme (Photo 2). Comme Mademoiselle Henry quatre ans plus tôt, elle a ôté sa blouse pour la photo. Sa tenue, avec col Claudine et boutonnières passepoilées ne parvient pas à cacher des origines vraisemblablement rurales et modestes. On ne connaît pas le mois de la prise de vue. Etait-ce en début d’année ou à l’approche de l’été, c’est-à-dire à l’approche de la guerre ? Des familles ont peut-être déjà envoyé leurs plus jeunes enfants vers des communes moins exposées : huit élèves qui étaient sur la photo de 1910 manquent. La photo de 1914 est plus « lisible » que celle de 1910. Les élèves ont des blouses différentes, souvent à carreaux et certaines avec col en dentelles. Emilienne, qui est la première à droite sur la deuxième rangée, porte une blouse des plus simples, une des moins riches. Sur cette photo, bien plus que sur celle de 1910, on croit pouvoir distinguer des différences sociales. Cette impression est peut-être à nuancer ; peut-être est-elle fa...