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Ă propos de ce livre
Édouard Moradpour est lâun des pionniers de la « nouvelle Russie », où il est considéré comme le « père de la publicité ». Il sâinstalle à Moscou au lendemain de la chute du mur de Berlin et y restera vingt ans. Il mêle ici parcours personnel et réflexions sur le passage de lâUrss vers la nouvelle Russie et son capitalisme débridé. Putsch raté, chute vertigineuse du rouble, crise financière, guerres de Tchétchénie, attentats de Moscou, adieux dâElstine, prises dâotages des rebelles tchétchènes, naufrage du Koursk, chasse aux oligarques – autant dâévénements qui ont marqué le destin de la Russie postcommuniste et constituent des « plaies » encore ouvertes.
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Social SciencesSous-sujet
Essays in SociologyX
« LES TĂNĂBRES » : LA CRISE UKRAINIENNE
ET LâISOLEMENT DE LA RUSSIE
Ă PARTIR DE 2014
« ⊠il y eut dâĂ©paisses tĂ©nĂšbres⊠»
Exode 10 (21-29)
Exode 10 (21-29)
Avant de prendre lâavion pour Paris le 28 novembre 2010, jâavais dĂ©cidĂ© dâenvoyer mes affaires en bagages non accompagnĂ©s sur un vol Air France partant de lâaĂ©roport de Sheremetyevo de Moscou deux jours avant.
JâĂ©tais arrivĂ© Ă lâaĂ©roport le 2 novembre vers 8 heures du matin, ma Peugeot 607 pleine de valises oĂč jâavais entassĂ© lâessentiel de ce que je comptais rapatrier Ă Paris aprĂšs vingt annĂ©es passĂ©es en Russie. Il y avait lĂ mes affaires personnelles bien entendu, mais Ă©galement des documents historiques que jâavais conservĂ©s prĂ©cieusement, articles de journaux, photos, livres, dossiers de travail, cassettes VHS et audio (jâai commencĂ© Ă travailler Ă Moscou au dĂ©but des annĂ©es 1990, les DVD et les CD commençaient Ă peine Ă existerâŠ).
Je nâavais rien jetĂ©.
Jâavais lâintention dâentasser ces « souvenirs » dans ma cave Ă Paris.
à ce moment-là , je ne savais pas encore que je descendrais dans ma cave en 2015 pour remonter tous ces cartons précieux qui me seront trÚs utiles pour écrire cet ouvrage.
Au cours de cette journĂ©e passĂ©e Ă lâaĂ©roport de Moscou de 8 h du matin Ă 8 h du soir, jâaurai, une derniĂšre fois, lâoccasion de me confronter Ă la bureaucratie russe, fortement teintĂ©e de la petite corruption quotidienne et normalisĂ©e.
Jâaurais pu gagner beaucoup de temps ce jour-lĂ et mâĂ©viter un stress inutile si jâavais eu la bonne information dĂšs le matin.
Mon chauffeur mâaccompagnait afin de mâaider dans les dĂ©marches pour expĂ©dier mes six ou sept valises, qui ne contenaient aucun objet prĂ©cieux.
JâĂ©tais persuadĂ© quâil me suffirait de remplir quelques formulaires pour me dĂ©barrasser de cette tĂąche indispensable.
AprĂšs une heure dâattente dans une file interminable devant le premier guichet, mon parcours kafkaĂŻen allait commencer.
On mâinforme tout dâabord que je dois passer devant six guichets diffĂ©rents pour faire tamponner les documents adĂ©quats une fois les taxes de douane rĂ©glĂ©es.
On mâoblige Ă ouvrir chaque valise pour faire la liste prĂ©cise et complĂšte de son contenu sur un formulaire incomprĂ©hensible, avec une estimation du prix de chaque objet.
Un agent des douanes vérifie mes listes en fouillant les valises.
Ces listes étant un peu trop globales, je dois remplir à nouveau tous les documents avec plus de précision : chemises, pantalons, vestes, chaussettes, chaussures, ordinateurs, cassettes VHS, petits souvenirs, livres, dossiers professionnels, etc.
AprĂšs plusieurs allers-retours entre des guichets oĂč de longues files mâattendent, jâarrive Ă lâĂ©preuve « infranchissable » des deux tableaux que je veux rapporter Ă Paris.
Tout Ă fait par hasard, au moment de la construction de mes nouveaux bureaux de Euro RSCG Moradpour en 2003, jâavais dĂ©couvert, dans les ordures du chantier, deux tableaux sans valeur. Il sâagissait de portraits sur bois reprĂ©sentant deux Ă©crivains russes cĂ©lĂšbres, Ivan Goncharov et Alexandre Ostrovski. Jâavais alors demandĂ© au chef de chantier lâautorisation de prendre les deux tableaux pour les accrocher aux murs de mon bureau.
En Russie, toute Ćuvre dâart doit ĂȘtre expertisĂ©e et Ă©valuĂ©e par un certificat spĂ©cial (tamponnĂ© bien sĂ»râŠ) pour pouvoir franchir la frontiĂšre.
Connaissant bien cette rĂ©glementation, jâavais pris la prĂ©caution de faire le nĂ©cessaire pour obtenir les certificats en question, dĂ©livrĂ©s par un bureau dĂ©pendant du ministĂšre de la Culture.
MĂȘme pour des croĂ»tes sans valeur, il fallait sâacquitter de droits substantiels pour obtenir les certificats dâexportation.
Je pensais que jâĂ©tais en rĂšgle pour rapporter ces deux tableaux Ă Paris.
Vers 15 h, je commence Ă dĂ©chanter en entendant le commentaire de lâun des douaniers :
« Comment ĂȘtre certains que ces certificats correspondent bien Ă ces deux tableaux ?! Nous devons vĂ©rifier. Je dois appeler la responsable culturelle de lâaĂ©roport pour faire une expertise. » Je nâai pas le choix, je tiens beaucoup Ă ces deux tableaux, souvenirs sans valeur, qui ont ornĂ© mon bureau pendant des annĂ©es.
Je vais attendre plus de deux heures cette fameuse « responsable culturelle » qui examine longuement les portraits de Goncharov et dâOstroski, cĂŽtĂ© face et cĂŽtĂ© pile, avant de tamponner et signer mes certificats.
Il est plus de 19 h quand jâarrive au bout de ce parcours absurde et Ă©puisant, au dernier guichet pour rĂ©gler les ultimes formalitĂ©s. Jâai rĂ©ussi Ă garder mon calme pendant prĂšs de douze heures sans quoi on mâaurait obligĂ© Ă revenir le lendemain et tout recommencer Ă zĂ©ro.
Câest devant ce dernier guichet que jâentends la rĂ©vĂ©lation dâun fonctionnaire Ă©tonnĂ© :
« Ah, mais vous ĂȘtes français ! Vous auriez dĂ», comme tous les Ă©trangers, prendre un broker. Il vous aurait obtenu tous les documents nĂ©cessaires en moins dâune heure pour 500 $. Il y en a plusieurs Ă lâaĂ©roport. »
Je comprends soudain que toutes les embĂ»ches de ce parcours sont autant dâobstacles destinĂ©s Ă dĂ©courager les gens Ă accomplir eux-mĂȘmes toutes ces formalitĂ©s. Lâ« intermĂ©diaire » rĂ©munĂ©rĂ© partagerait les sommes collectĂ©es avec une chaĂźne de petits responsables.
Ă lâinstar du « pourboire » quâil fallait donner aux portiers des hĂŽtels pour Ă©trangers durant les annĂ©es communistes pour faire entrer une amie soviĂ©tique, il sâagit du mĂȘme systĂšme de petite corruption administrative banalisĂ©e.
Je connaissais pourtant bien ces pratiques, mais jâavais oubliĂ©, Ă lâheure du dĂ©part, quâen Russie, tout (ou presque) peut sâacheter, Ă condition dâen connaĂźtre le prix.
Ainsi, jâĂ©tais de retour Ă Paris fin novembre 2010, sans pourtant quitter la Russie dans ma tĂȘte. Je rĂ©flĂ©chissais Ă ces vingt ans passĂ©es dans ce pays. Jâavais tant de choses Ă raconter !
GrĂące Ă mes deux premiers romans, jâai continuĂ© Ă vivre dans mes pensĂ©es, la Russie ne me quittait pas.
Je suivais de prĂšs lâactualitĂ© de ce pays en gardant un contact permanent avec mon rĂ©seau dâamis. Je nâai pas passĂ© un seul jour sans Ă©changer de coups de fil, dâe-mails ou de SMS avec ceux que jâavais quittĂ©s.
Ă chaque Ă©vĂ©nement, jâavais pris lâhabitude de vĂ©rifier les informations par le biais de mes relations. Je voulais leur version des faits. Elle variait souvent de 180 degrĂ©s avec ce que nous entendions dans les mĂ©dias français et occidentaux.
JâĂ©tais trĂšs marquĂ© par les informations diamĂ©tralement opposĂ©es, au niveau des discours officiels comme en ce qui concerne les opinions publiques. Notamment sur ce quâon appellera, dĂ©but 2014, la « crise ukrainienne » qui allait aboutir, rapidement, Ă lâisolement de la Russie sur la scĂšne internationale.
Cette crise ukrainienne Ă©tait lâaboutissement dâune sĂ©rie dâĂ©vĂ©nements qui avaient marquĂ© la vie politique de la Russie durant la fin du mandat du prĂ©sident Medvedev en 2012 et au moment du retour de Poutine, en mars, pour un troisiĂšme mandat.
Le dĂ©but du mandat du prĂ©sident Medvedev en 2008 avait Ă©tĂ© marquĂ© par la crise Ă©conomique mondiale, on lâa vu.
Au cours des annĂ©es 2010-2012, lâĂ©conomie du pays avait renouĂ© avec une croissance relative, grĂące Ă lâaval de la Banque mondiale. Le contexte nâĂ©tait pas pour autant merveilleux. On assistait Ă une montĂ©e du mĂ©contentement de la population dans une cinquantaine de grandes villes, en raison de la hausse du coĂ»t de la vie. Des centaines de milliers de manifestants rĂ©clamaient la dĂ©mission de Poutine en tant que Premier ministre, tandis que ce dernier prĂ©parait dĂ©jĂ son retour comme prĂ©sident.
En septembre 2011, Medvedev et Poutine vont annoncer officiellement que Vladimir Poutine est le candidat de leur parti, Russie unie, Ă lâĂ©lection prĂ©sidentielle de mars 2012. Medvedev sera son Premier ministre.
Lors des Ă©lections lĂ©gislatives de dĂ©cembre 2011, le parti Russie unie obtient 49 % des voix, soit 15 points de moins quâen 2007.
Ces Ă©lections lĂ©gislatives seront contestĂ©es pour fraudes massives, provoquant dâimportantes manifestations qui rĂ©clament lâannulation du scrutin.
Le tour de passe-passe entre Medvedev et Poutine ne passait pas auprĂšs de lâopinion publique.
La cote de popularitĂ© de Poutine va chuter auprĂšs dâune grande partie de la population qui a bien compris la manĆuvre.
Poutine reste le grand favori pour la course Ă la prĂ©sidentielle, mais il est contestĂ© au cours de manifestations de masse Ă Moscou comme dans dâautres grandes villes. Ces manifestations rĂ©unissent des opposants comme Boris Nemtsov ou Garry Kasparov, le champion dâĂ©checs.
Afin de retourner lâopinion publique en sa faveur, Poutine va organiser une gigantesque contre-manifestation qui rĂ©unit plus de 130 000 personnes en janvier 2012, dans le stade olympique de Moscou.
Poutine-candidat affirme son « amour de la Russie » et demande à ses opposants : « Aimez-vous la Russie ? »
La rĂ©ponse ne peut ĂȘtre que « Oui ! ».
DÚs le lendemain, les sondages donnent Poutine gagnant avec plus de 63 % des voix dÚs le premier tour. Il sera effectivement élu président de la Russie en mars 2012, pour un troisiÚme mandat de six ans avec plus de 63 % des voix au premier tour de scrutin.
En mai 2012, Ă lâissue de la cĂ©rĂ©monie officielle dâinvestiture, il propose le poste de Premier ministre Ă Dmitri Medvedev.
Lâopinion publique nâest pas dupe. Une cassure dans les esprits se produit Ă ce moment-lĂ .
Les deux premiers mandats de Vladimir Poutine entre 2000 et 2008 ont entraßné une excellente cote de popularité et de confiance, bùtie sur des résultats économiques positifs.
Son faux départ entre 2008 et 2012 en tant que Premier ministre de Medvedev a déjà eu du mal à passer.
Son vrai retour en tant que prĂ©sident provoquera des oppositions farouches et des questionnements profonds quâil essaiera de contrebalancer par une politique de plus en plus « autoritaire » Ă partir de 2012.
Il va sâappuyer sur un certain nombre de valeurs patriotiques, nationalistes, chrĂ©tiennes et familiales profondĂ©ment ancrĂ©es dans la population russe.
Sans les prĂ©senter dans un ordre chronologique, les faits politiques majeurs suivants illustrent Ă lâĂ©vidence la dĂ©rive autoritariste du prĂ©sident.
â La crĂ©ation du ComitĂ© dâenquĂȘte de la FĂ©dĂ©ration de Russie. Ce sera lâorgane dâenquĂȘte principal du pays, crĂ©Ă© en janvier 2011 et nommĂ© directement par Poutine.
Ce comitĂ© remplace le ComitĂ© dâenquĂȘte du procureur gĂ©nĂ©ral de Russie. Il se situe au sommet du pouvoir juridictionnel. Ce sera, en quelque sorte, le bras armĂ© judiciaire de Poutine. Le « ComitĂ© dâenqu...
Table des matiĂšres
- Couverture
- 4e de couverture
- Copyright
- Titre
- DĂ©dicace
- Citation
- PRĂFACE
- PROLOGUE
- I. « LES GRENOUILLES » : LE PUTSCH DE MOSCOU DâAOĂT 1991
- II. « LA GRĂLE » : LE BOMBARDEMENT DU PARLEMENT ET LâOCTOBRE ROUGE DâELTSINE EN 1993
- III. « LES TAONS » : LES PRIVATISATIONS ET LES OLIGARQUES 1992-1997
- IV. « LES FURONCLES » : LES DEUX GUERRES DE TCHĂTCHĂNIE DE 1994 ET 1999
- V. « LES SAUTERELLES » : LA GRANDE CRISE FINANCIĂRE DâAOĂT 1998
- VI. « LES POUX » : LES TERRIBLES ATTENTATS « TERRORISTES » DE MOSCOU EN 1999
- VII. « LES EAUX CHANGĂES EN SANG » : LE NAUFRAGE DU SOUS-MARIN KOURSK EN AOĂT 2000
- VIII. « LA MORT DES TROUPEAUX » : LA PRISE DâOTAGES DANS LE THĂĂTRE DE LA DOUBROVKA DE MOSCOU EN OCTOBRE 2002
- IX. « LA MORT DES PREMIERS-NĂS » : LA PRISE DâOTAGES DANS LâĂCOLE DE BESLAN EN SEPTEMBRE 2004
- X. « LES TĂNĂBRES » : LA CRISE UKRAINIENNE ET LâISOLEMENT DE LA RUSSIE Ă PARTIR DE 2014
- ĂPILOGUE. POUTINE Ă JAMAIS ?
- ANNEXE. REPĂRES : DE LâURSS Ă LA RU$$IE