Au plus profond de soi : quand le spirituel se fait intime

Quand le spirituel se fait intime

Sylvie Crinquand, Paloma Bravo

• Éditeur: EME Editions
• Année: 2016
• ISBN:
  9782806657671
• Sujet: Literature
• Sous-sujet: Literary Criticism

A la suite du volume consacré à L'intime et ses frontières (2012), l'enquête se poursuit sur le périmètre de l'intime, s'intéressant à ce que deviennent à l'époque contemporaine les rapports entre l'intime et le spirituel. Ce volume réunit des chercheurs qui ont réfléchi ensemble sur une nouvelle configuration du spirituel: bien que relégué dans la sphère intime, le spirituel est perçu comme une forme de relation profonde à l'altérité, au mystère et à cette part de soi et du monde qui échappe.

TROISIÈME PARTIE
LE SOUFFLE POÉTIQUE

Poétique et politique de la maternité dans Through the Square Window de Sinéad Morrissey (2009)

Catherine CONAN

Université de Brest

Pour Marcel Gauchet, le propre de la période moderne est d’avoir situé le lieu de la transcendance « à l’intérieur des hommes » (GAUCHET, 1985 : 47). Cela entraîne des conséquences importantes pour la perception du processus intime par excellence que représentent la sexualité, puis la grossesse et l’accouchement. Ainsi, dans des sociétés de plus en plus sécularisées, on peut s’attendre à ce que le sacré déserte la place publique pour se loger au cœur du corps humain, en particulier féminin, réservoir pour l’instant inépuisé de mystère et de transcendance. En effet, pour citer Julia Kristeva,

La fertilité féminine et la période de grossesse constituent, aujourd’hui encore, non seulement un pôle de fascination pour l’imaginaire mais aussi un refuge du sacré. Pour la religiosité moderne, l’« au-delà » ne serait plus au-dessus de nos têtes mais dans le ventre maternel. Être mère aujourd’hui nous confronterait ainsi aux survivances du sentiment religieux. (KRISTEVA, 2007 : 170).

Le terme important ici est celui de « survivance » : dans une société désenchantée, le « reste » de mystère que constituent la grossesse et l’accouchement va inévitablement se charger d’une signification politique dont le poids symbolique sera porté par les femmes en tant que membres de cette société. C’est ainsi que la société nord-irlandaise depuis l’éruption de ce que l’on a appelé les Troubles à la fin des années 60 a investi collectivement l’intimité féminine et la part du processus de la reproduction dévolue à la femme. En Irlande tout particulièrement, du fait de la place importante tenue par la religion catholique au Sud et du conflit colonial partout puis communautaire au Nord, le corps de la femme et sa fonction de reproduction sont le siège de représentations collectives puissantes et tenaces. L’histoire du féminisme irlandais est inséparable de ses combats politiques nationaux (KILFEATHER, 2005 : 98).

La constitution de l’État libre d’Irlande de 1937 (Bunreacht na hEireann) réaffirmait le lien entre état irlandais et religion catholique, et assignait à la femme un rôle de mère considéré comme central dans le fonctionnement politique de la nation :

L’état reconnaît que, par son rôle au sein du foyer, la femme fournit à l’État une aide sans laquelle le bien commun ne peut être atteint.

L’État s’engage par conséquent à s’assurer que les mères de famille ne soient pas contraintes par nécessité économique à un travail salarié qui les conduirait à négliger leurs devoirs domestiques1.

On constate que ce passage de la constitution ne fait pas de distinction entre « woman » et « mothers », la maternité, et donc la perpétuation de la nation, étant la destinée naturelle de la femme irlandaise. L’interdiction sous-entendue au second paragraphe se traduisait en des termes très concrets par l’impossibilité légale pour les femmes mariées d’obtenir un emploi de fonctionnaire. Les questions liées au corps de la femme et à la reproduction se sont donc trouvées au centre des interrogations sociales de l’Irlande pendant la période de sa modernisation économique et sociale, des années 60 aux années 90 : contraception, divorce, avortement ont largement dominé les débats de société de cette période. En Irlande du Nord, du fait de l’appartenance politique au Royaume-Uni et du conflit communautaire entre Nationalistes et Unionistes qui a couvert presque exactement la période de transformation du Sud, les enjeux liés au corps féminin se posaient de façon différente, mais étaient tout de même influencés par la présence du voisin catholique. Ainsi, l’Abortion Act britannique de 1967 ne s’appliquait pas (et ne s’applique toujours pas) à l’Irlande du Nord, ce qui en soi constitue un geste à forte signification politique : cela revient à reconnaître que l’Irlande du Nord est une région à part du Royaume-Uni, où les questions religieuses dominent la politique, et cela crée un lien entre les deux parties de l’Irlande, où des femmes du Nord comme du Sud doivent encore se rendre en Grande-Bretagne pour subir une interruption de grossesse2.

Pour ce qui est des enjeux liés à la maternité, l’Irlande du Nord est donc beaucoup plus proche du conservatisme irlandais que de la Grande-Bretagne, même si l’approche nord-irlandaise reste plus libérale que celle de la République (FERRITER, 2009 : 369). De plus, le féminisme nord-irlandais, né à partir des années 60, a toujours dû se positionner en référence au combat politique, tantôt considérant que l’oppression des femmes, qui était une forme de l’oppression coloniale, prendrait fin avec la libération politique, tantôt affirmant que la lutte féministe, en prônant une sororité trans-communautaire, était une force importante dans le processus de paix.

Pour Catriona Clutterbuck, les poètes de la génération de Morrissey, qui a commencé à se faire entendre à partir du milieu des années 1990, ayant bénéficié des avancées féministes conquises par la génération précédente, se sont appliquées à conquérir « les libertés que constituent la transcendance et l’indétermination »3 (CLUTTERBUCK, 2012 : 652), ce qui les conduit à un apparent désengagement politique et à une écriture où domine le doute4. Née en 1972 à Portadown, petite ville à majorité uninoniste située à une quarantaine de kilomètres au sud-ouest de Belfast, Morrissey a vécu en Irlande du Nord jusqu’en 1990, puis après avoir vécu au Japon, en Nouvelle-Zélande et ailleurs, y est retournée en 1998, pour devenir en 2002 chercheur et enseignante en écriture créative au sein du Seamus Heaney Centre for Poetry associé à la Queen’s University de Belfast. Talent précoce, elle a été à dix-huit ans la plus jeune lauréate du prix Kavanagh et a publié son premier recueil, There Was Fire in Vancouver, en 1996. Sa poésie explore les mutations de Belfast depuis le cessez-le-feu de 1994 et les accords du Vendredi Saint de 1998, et la place que la ville peut s’inventer dans un monde globalisé. Elle pratique un style qui rappelle l’écriture des poètes métaphysiques, incidemment pour Robert Ellrodt (dans le cas de Donne) au carrefour entre intime et spirituel :

[C’est] une poésie spirituelle qui se rapproche de la conversation […] cette poésie dont le tour est proche de la conversation se veut intime. On converse entre soi, au lieu de le déclamer sur la place publique. (ELLRODT, 1960 : 103).

Le quatrième recueil de Morrissey, Through the Square Window, a pour préoccupation principale son expérience de la grossesse, de l’accouchement, et les premiers mois avec son premier enfant, prénommé Augustine. Il s’agira ici d’examiner comment Through the Square Window négocie la tension constitutive de l’intime entre dissimulation et dévoilement par l’écriture poétique, matérialité du corps (jusqu’à l’abjection) et spiritualité de l’idéal esthétique.

Un autre point commun entre la poésie de Morrissey et celle des métaphysiques est le goût pour les images scientifiques. Pour Ellrodt, les métaphores scientifiques sont une caractérisation erronée de la poésie métaphysique, « l’image scientifique indique peut-être une nouvelle orientation de [la] curiosité [de Donne] mais ne marque aucun changement fondamental de son esprit » (ELLRODT, 1960 : 386). En effet, les images scientifiques ont moins à voir avec la science entendue comme quête de vérité, volonté de connaissance menée au moyen d’un protocole rigoureux qui guide la progression de la réflexion, qu’avec l’histoire des sciences : ce sont les découvertes des autres qui fournissent éventuellement au poète des éléments de comparaison. Or si l’esprit scientifique n’est pas l’apanage d’un genre en particulier, on ne peut pas en dire autant de l’histoire des sciences, récit de progrès dominé par la présence masculine. Dans « Matter », l’un des premiers poèmes de Through the Square Window, le héros de ce récit est tourné en ridicule, ce qui suggère justement au lecteur une vision de la science « masculine » comme risible et erronée, comme une fausse route de l’esprit quand elle s’attache à déterminer les causes de l’apparition de la vie.

La première moitié du poème présente un résumé de diverses tentatives « scientifiques » pour rendre compte d’une création de la vie qui pourrait se passer du corps de la femme. Organisé de manière chronologique, passant d’Aristote à St Augustin (ainsi le prénom Augustine donné plus tard à l’enfant apparaît-il avant sa conception et renvoie-t-il à la quête de savoir menée pat l’auteur des Confessions), l’alchimie et la sorcellerie du Moyen-Âge, Paracelse et enfin Leeuwenhock, considéré comme le père de la microbiologie. L’impression de progrès qui mène à l’apparition d’une science moderne, tirant sa légitimité d’innovations techniques – Leeuwenhock est surtout célèbre pour l’amélioration qu’il a apportée au microscope – est battue en brèche par la pusillanimité inchangée des préoccupations des scientifiques. En cherchant à faire l’économie de la matrice féminine dans l’explication de la vie, ils révèlent surtout leur peur ancestrale de toute altérité, et d’abord celle du corps maternel, ainsi que leur pulsion de repli sur eux-mêmes :

Paracelse, avocat par excellence de la décrépitude

Ne voyait aucune raison de ne pas appliquer

Les lois de la génération spontanée

À nous-mêmes : renfermez pendant quarante jours

La liqueur spermatique d’un homme dans une courge

Qu’elle s’y putréfie jusqu’à ce qu’elle commence à

vivre et se mouvoir.

Nourri de mystérieux sang humain,

Gardé dans le noir, son agile homunculus

Avait tous les traits d’un petit d’homme

Leeuwenhoek avait gardé cette expérience à l’esprit

Qu...

Table des matières

• Couverture
• 4e de couverture
• Copyright
• Titre
• Introduction
• PREMIÈRE PARTIE : VERS LE SPIRITUEL
• DEUXIÈME PARTIE : SPIRITUALITÉ ET CONNAISSANCE
• TROISIÈME PARTIE : LE SOUFFLE POÉTIQUE
• Dans la collection « Proximités – Littératures »
• Table des matières