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Ă propos de ce livre
Le présent ouvrage prend le contre-pied de l'image du Pakistan véhiculée par les médias et par nombre de spécialistes en sciences politiques. Il ne s'agit pas pour autant de nier ni de banaliser les nombreux défis auxquels le Pakistan est confronté, mais plutÎt de les situer dans une approche anthropologique, notamment de la religion.
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Informations
Sujet
Theology & ReligionSous-sujet
Islamic TheologyCHAPITRE 1
La gestion de la diversité religieuse
Les statistiques sont claires : le Pakistan est un pays musulman Ă une majoritĂ© Ă©crasante. Le pourcentage officiel avoisine les 95%. Sans chercher Ă discuter ces chiffres, qui mĂ©riteraient cependant de lâĂȘtre, et sachant que le dernier recensement officiel remonte Ă 1998, câest pourtant bien Ă la question de la gestion de la diversitĂ© religieuse que ce chapitre est consacrĂ©. LâhypothĂšse de dĂ©part est que la diversitĂ© de lâoffre religieuse au Pakistan est le principal facteur qui permet dâexpliquer dâune part lâĂ©chec de la « chariatisation », câest-Ă -dire de lâinstauration de la charia, et dâautre part le maintien, quoique confinĂ©, du sĂ©cularisme, câest-Ă -dire de la sĂ©paration du politique et du religieux. Parler de diversitĂ© religieuse peut impliquer lâexistence de religions autres que lâislam, ce qui est bien le cas. Mais il sâagit avant tout dâattirer lâattention sur la diversitĂ© au sein mĂȘme de lâislam pakistanais. Câest un non-dit majeur qui permet pourtant de construire une argumentation significative pour comprendre la trajectoire de cette rĂ©publique islamique.
La diversitĂ© religieuse au sein de lâislam pakistanais pose avant tout le problĂšme des chiites. Ils sont estimĂ©s entre 15 et 20% de la population totale du pays qui doit avoisiner les 200 millions dâhabitants. La seule rĂ©gion du pays oĂč ils sont numĂ©riquement majoritaires est le Gilgit-Baltistan, situĂ© dans le nord, oĂč ils formeraient 75% de la population totale qui est forte dâenviron 3,5 millions (Ali, 2012 : 14). Les spĂ©cialistes du chiisme voient quoi quâil en soit le Pakistan comme le deuxiĂšme pays chiite du monde par le nombre de croyants aprĂšs lâIran. Câest encore un aspect tout Ă fait sous-estimĂ© de la rĂ©publique islamique du Pakistan. Bien que la fourchette retenue pour les chiites soit large, il reste que leur implication dans la vie du pays lui est certainement encore largement supĂ©rieure. Jusque dans les annĂ©es 1970, les chiites duodĂ©cimains et ismaĂ©liens dominaient encore lâĂ©conomie nationale. Câest Ă©galement le cas des minoritĂ©s non musulmanes, qui reçoivent lâappellation officielle de « minoritĂ©s religieuses » au Pakistan. Dans les premiĂšres annĂ©es de la rĂ©publique, les hindous par exemple exerçaient encore une quasi-domination dans certains secteurs de lâĂ©conomie.
Le facteur chiite et le non-dit de la diversité musulmane
La polarité sunnite
Les sunnites reprĂ©sentent environ 75% de la population totale du Pakistan. MalgrĂ© lâimportante minoritĂ© chiite, ils demeurent donc largement prĂ©dominants, ce qui permet de parler dâune polarisation sunnite. De surcroĂźt, les deux premiers chefs dâĂtat que furent Mohammed Ali Jinnah et Liaquat Ali Khan, puis plus tard Iskander Mirza (1899-1969) et Yahya Khan (1917-1980), Ă©taient certes chiites mais ils nâexercĂšrent le pouvoir suprĂȘme dans le pays que pour une courte durĂ©e5. En tant que sunnites, les Pakistanais suivent les prĂ©ceptes de lâislam commun Ă tous les musulmans, Ă commencer par les cinq piliers de la foi. Il sâagit en premier lieu de la profession de foi, la shahada : « Ashhadu an la ilaha illa-llah, wa-ashhadu anna muáž„ammad rasulu-llah », habituellement traduit en français par « Jâatteste quâil nây a de divinitĂ© que Dieu et jâatteste que Muhammad est le messager de Dieu ».
Les quatre autres piliers sont les cinq priĂšres quotidiennes (salat ou namaz), le jeĂ»ne (sawm) pendant le mois de ramadan, la taxe lĂ©gale ou zakat et le hajj, le pĂšlerinage Ă la Mecque. Chez les sunnites, la gestion de la diversitĂ© religieuse dĂ©pend de lâĂ©cole Ă laquelle on se rattache. Le terme de « branche » ou dâ« Ă©cole » restitue mal la rĂ©alitĂ© de ces subdivisions au sein du sunnisme pakistanais qui est, de surcroĂźt, encore assombrie par la primautĂ© mĂ©diatique accordĂ©e au discours islamiste. Pourtant, ce sont bien les spĂ©cialistes religieux de ces Ă©coles, les oulĂ©mas, qui fournissent le cadre thĂ©orique Ă toute dĂ©cision concernant les musulmans et les non-musulmans du Pakistan.
2. La répartition des religions et des cultes au Pakistan6 (sur 200 millions)
Cependant, lâidĂ©e dâĂ©cole en islam fait en premier lieu rĂ©fĂ©rence Ă des Ă©coles juridiques formĂ©es Ă partir dâune interprĂ©tation des sources scripturaires qui a Ă©tĂ© fixĂ©e aux VIIIe-Xe siĂšcles : elles sont connues sous le nom de mazhab. Les sunnites se rĂ©partissent en quatre mazhabs qui coĂŻncident peu ou prou Ă des zones gĂ©ographiques : les malikites, les chafĂ©ites, les hanbalites et les hanafites. En Asie du Sud, comme en Asie centrale, câest le mazhab hanafite qui prĂ©vaut. Son fondateur Abu Hanifa (m. 767) avait insistĂ© sur lâidĂ©e que les musulmans formaient une communautĂ© et que son principe unificateur Ă©tait la Sunna. Celle-ci devait Ă©viter les extrĂȘmes et constituer une sorte de voie du milieu. Elle sâenracinait plus dans les sources scripturaires que dans des arguments rationnels. Les spĂ©cialistes religieux qui font usage du corpus hanafite sont principalement des experts juridiques, les faqihs qui sont des spĂ©cialistes du droit, le fiqh. Ceci dit, sachant quâaucune autoritĂ© suprĂȘme nâexiste au Pakistan, dâautres catĂ©gories dâoulĂ©mas peuvent accaparer cette fonction juridique et promulguer des avis juridiques, les fatwas.
Au-delĂ de leur appartenance au mazhab hanafite, les sunnites pakistanais suivent dâautres Ă©coles de pensĂ©e qui sont nĂ©es en gĂ©nĂ©ral au XIXe siĂšcle. La finalitĂ© de lâislamisme est, il faut le rappeler, lâexercice du pouvoir suprĂȘme. Une grande partie des islamistes provient de lâĂ©cole deobandie qui reste une des Ă©coles de pensĂ©e les plus influentes au Pakistan. Les deobandis reprĂ©senteraient 15% des musulmans sunnites, et 11% de la population totale du Pakistan. Ce groupe est fondamentaliste en ce quâil sâappuie sur un retour aux sources scripturaires que sont le Coran, la Sunna, ainsi quâĂ la charia7. En 1867, deux oulĂ©mas, Rashid Ahmad Gangohi (1829-1905) et Muhammad Qasim Nanawtawi (1833-1877), dĂ©cidĂšrent de fonder une nouvelle madrasa Ă Deoband, une bourgade situĂ©e non loin de Delhi. Plusieurs parmi eux Ă©taient fonctionnaires dans lâadministration britannique et ils avaient Ă©tudiĂ© le fonctionnement des institutions Ă©ducatives de leurs maĂźtres. Ayant constatĂ© leur efficacitĂ©, ils avaient dĂ©cidĂ© dâutiliser leurs mĂ©thodes dâenseignement pour former des oulĂ©mas qui puissent ĂȘtre Ă Ă©galitĂ© avec eux (Metcalf, 1982 : 94).
Leur programme restait cependant basĂ© sur le Dars-e Nizami8 mais ils en inversĂšrent les prioritĂ©s : ils accentuĂšrent lâenseignement sur les hadiths, au dĂ©triment de celui sur les sciences rationnelles. La seconde spĂ©cialitĂ© de Deoband Ă©tait le fiqh. Ă lâorigine, les fondateurs Ă©taient opposĂ©s Ă lâenseignement des sciences rationnelles, parce quâils estimaient quâon ne pouvait pas raisonner sur des textes rĂ©vĂ©lĂ©s. Mais, compte tenu de leur importance pour obtenir un emploi, la logique et la philosophie furent finalement enseignĂ©es. En revanche, ni la langue anglaise ni aucune science occidentale nâĂ©taient dispensĂ©es. Les fondateurs ne voulaient pas doubler les Ă©coles gouvernementales et ils considĂ©raient que chacun Ă©tait libre dây poursuivre des Ă©tudes aprĂšs Deoband.
Ă la veille de lâĂ©clatement de lâempire britannique des Indes, lâĂ©ducation chez les musulmans avait largement subi ce que Jamal Malik qualifie de « colonisation » (Malik, 1998). Les mĂ©thodes mais aussi, quoique plus partiellement, les programmes Ă©taient inspirĂ©s par le systĂšme britannique. Progressivement, les Deobandis allaient dominer le systĂšme Ă©ducatif. La principale innovation quâils y avaient apportĂ©e Ă©tait lâindĂ©pendance vis-Ă -vis du pouvoir. Les Deobandis estimaient quâaucun pouvoir, fut-il colonial ou musulman, nâĂ©tait qualifiĂ© pour dicter les programmes ou mĂȘme les objectifs dâune institution dâĂ©ducation religieuse. Or, de toute Ă©vidence, le meilleur moyen dâĂ©chapper Ă ce contrĂŽle Ă©tait dâĂȘtre financiĂšrement indĂ©pendant. Les autres Ă©tablissements scolaires Ă©taient gĂ©nĂ©ralement soit subventionnĂ©s par lâĂtat colonial soit patronnĂ©s par des roitelets locaux ou des fĂ©odaux. Ă ce sujet, des rajas hindous pouvaient tout Ă fait financer des institutions Ă©ducatives musulmanes. LâindĂ©pendance de lâInde nâallait guĂšre modifier ce schĂ©ma, sachant que le pays proclama la laĂŻcitĂ© comme principe fondamental dans la constitution adoptĂ©e en 1950. Le cas du Pakistan, officiellement crĂ©Ă© pour les musulmans du sous-continent, Ă©tait dâune toute autre nature.
Une autre Ă©cole dâinfluence au Pakistan est celle des Barelwis. De nos jours, prĂšs de 60% des Pakistanais sunnites suivraient cette Ă©cole. Ce groupe traditionaliste a Ă©tĂ© fondĂ© par Ahmad Riza Khan (1856-1921) en 1880. Le mouvement cherchait avant tout Ă dĂ©fendre une conception traditionaliste de lâislam. Les membres de cette Ă©cole, qui se dĂ©signent comme Ahl-e Sunnat waâl Jamaâat (Les Gens de la Tradition et de la CommunautĂ©), combattent les mouvements rĂ©formateurs sunnites comme les Deobandis. Ahmad Riza Khan allait jusquâĂ considĂ©rer les Deobandis comme des kafirs, des non musulmans. Le principal point de dĂ©saccord entre Deobandis et Barelwis porte sur le culte des saints. Alors quâil est strictement interdit par les Deobandis, les Barelwis le pratiquent en affirmant que les saints ne sont que les imitateurs de la vie du prophĂšte Muhammad. Les tendances rĂ©centes du mouvement barelwi vont dans la direction dâune assimilation de plus en plus forte aux rĂ©seaux soufis. Quoique leur leadership appartienne au groupe des ashrafs9, au demeurant comme chez les Deobandis, lâimplantation des Barelwis est urbaine, mais Ă©galement rurale, dans une plus large mesure que leurs rivaux deobandis (Philippon, 2011 : 38 passim).
3. Les principales branches de lâislam pakistanais
Un autre groupe traditionaliste sera reconnu officiellement comme interlocuteur par lâĂtat pakistanais : les Ahl-e Hadith. Plus radicaux que les prĂ©cĂ©dents, ils rejettent le hanafisme et ne reconnaissent comme source religieuse que le Coran et la Sunna. CrĂ©Ă© par Sayyid Nazir Hussein de Delhi (m. 1902) et Siddiq Hasan Khan de Bhopal (1832-1890), le mouvement des Ahl-e Hadith a comme les deux autres mouvements mis lâaccent sur lâĂ©ducation mais il a concentrĂ© ses efforts sur les Ă©lites musulmanes. Ils rejettent catĂ©goriquement le soufisme, contrairement aux Deobandis. Dans les annĂ©es 1920, ils ont ouvert un centre Ă Srinagar, dans le Cachemire. Câest avec Ehsan Elahi Zahir (1945-1987) que le mouvement a connu un renouveau. NĂ© dans une riche famille dâindustriels penjabis, Zahir crĂ©a un rĂ©seau de mosquĂ©es et dâĂ©coles islamiques. Un dernier mouvement provient dâune scission avec les Ahl-e Hadith, les Ahl-e Quran : comme leur nom lâindique, ils ne reconnaissant que le Coran comme source religieuse.
Le facteur chiite (duodécimain)
Les chiites se subdivisent en plusieurs branches. Au Pakistan, les deux branches principales sont reprĂ©sentĂ©es : le chiisme duodĂ©cimain et le chiisme ismaĂ©lien. La grande majoritĂ© des chiites pakistanais sont des duodĂ©cimains (isna ashari), parce quâils reconnaissent douze imams Ă partir de Ali. Dans une fourchette haute, il y aurait 50 millions de chiites au Pakistan, et 30 millions dans une fourchette basse, contre 77 millions en Iran. Le troisiĂšme pays chiite par la population serait⊠lâInde, avec entre 20 et 30 millions de chiites, talonnĂ©e de prĂšs par lâIrak. Les chiites souscrivent aux cinq piliers de la foi sunnites, auxquels ils ajoutent toutefois des Ă©lĂ©ments, comme la formule « wa Ali wali Allah », « et Ali est lâami de Dieu », Ă la shahada10. Les chiites ont une dĂ©votion particuliĂšre pour les Ahl-e bayt, les « Gens de la Maison », câest-Ă -dire Muhammad, sa fille Fatima, son gendre Ali et leurs fils Hasan et Hussein.
La priĂšre canonique, gĂ©nĂ©ralement appelĂ©e namaz, est rĂ©citĂ©e trois fois par jour au lieu de cinq. Deux autres piliers sont Ă©galement ajoutĂ©s : le khums, soit 1/5 de taxe prĂ©levĂ©e sur chaque revenu qui ne correspond pas Ă un travail ou un hĂ©ritage (dons, offrandes rĂ©compenses, primes...) et le jihad. Pour ce dernier terme arabe, il faut se souvenir quâil provient dâune racine qui signifie « faire un effort » et dans ce contexte, la finalitĂ© est que le croyant amĂ©liore son comportement. On ajoute Ă©galement comme pilier la justice divine (adl). Les chiites duodĂ©cimains possĂšdent leur propre Ă©cole juridique spĂ©cifique dĂ©nommĂ©e jafarite, du nom du sixiĂšme imam Jafar Sadiq (m. 765) qui codifia le droit.
On peut trouver dans le droit chiite des divergences avec le droit sunnite, par exemple en matiĂšre dâhĂ©ritage et de mariage. En ce qui concerne ce dernier, les chiites duodĂ©cimains acceptent le « mariage de plaisir » (muta), dâaprĂšs lequel un homme peut Ă©pouser une femme pour une durĂ©e dĂ©terminĂ©e qui est inscrite dans le contrat de mariage. Enfin, une derniĂšre pratique est caractĂ©ristique des chiites, bien quâelle ait pu ĂȘtre acceptĂ©e par les sunnites : la doctrine de la « dissimulation mentale », taqiyya en arabe et ketman en persan. En fonction de cette thĂ©orie, les chiites peuvent dissimuler leur appartenance au chiisme en cas de danger pour leur vie. Cette pratique en dit long sur les persĂ©cutions quâils ont subies et elle est nĂ©e de la nĂ©cessitĂ© pour les chiites de continuer Ă vivre dans un monde hostile : en mentant sur leurs croyances, en rĂ©alitĂ©, ils les prĂ©servent. Câest pourquoi certains penseurs musulmans, que les sunnites croient des leurs, sont en rĂ©alitĂ© des chiites.
Le principal point de divergence entre sunnites et chiites porte sur la question de lâimamat. Pour les chiites, aprĂšs la mort du prophĂšte Muhammad en 632, une autre forme de direction spirituelle sâest imposĂ©e Ă la communautĂ© musulmane : lâimamat. Lâimam pour les chiites se situe donc dans le prolongement de la prophĂ©tie et fin...
Table des matiĂšres
- Couverture
- 4e de couverture
- Titre
- Copyright
- Sommaire
- DĂ©dicace
- FIGURES
- Préambule
- CHAPITRE 1 â La gestion de la diversitĂ© religieuse
- CHAPITRE 2 â Lâislam et le rapport de force idĂ©ologique
- CHAPITRE 3 â Lâislam et les formes de la domination sociale
- CHAPITRE 4 â Lâislam comme culture vernaculaire
- CONCLUSION
- GLOSSAIRE
- SIGLES
- REPĂRES CHRONOLOGIQUES
- BIBLIOGRAPHIE