II | Le processus de pratique |
4 | L’écriture manuelle Mélissa Coallier et Natasha Rouleau |
Mise en contexte
L’écriture représente l’une des compétences essentielles à la réussite scolaire. L’Organisation mondiale de la santé la considère comme un apprentissage fondamental et comme une activité essentielle pour soutenir le développement optimal de l’enfant et sa pleine participation scolaire (Organisation mondiale de la santé, 2012). L’élève qui fait ses premiers pas dans l’apprentissage de l’écriture d’une langue alphabétique, comme le français, l’anglais ou l’espagnol, doit d’abord saisir qu’il existe un système de correspondances entre les sons produits à l’oral et un ensemble de signes écrits. C’est ce qu’on appelle le principe alphabétique. Pour arriver à transposer à l’écrit une langue maîtrisée à l’oral, l’apprenant doit développer des représentations qu’il pourra ensuite évoquer en mémoire et produire à l’écrit. De vastes recherches menées au courant des quarante dernières années ont pu montrer que la graphomotricité constitue l’un des premiers défis qui se présentent à l’élève dans le développement de la compétence à écrire. Ces travaux ont mis en évidence le lien entre l’automatisation graphomotrice et les habiletés en production de textes (Graham et al., 1997). En début d’apprentissage, l’enfant consacre une grande part de ses ressources cognitives à la gestion des contraintes orthographiques et graphomotrices de son écriture au détriment des processus rédactionnels (p. ex. la planification et l’organisation des idées, l’orthographe grammaticale et la syntaxe, la révision).
En s’appuyant sur l’importance de l’intégration des codes orthographiques d’une langue et des patrons moteurs permettant de les transposer par écrit, certains chercheurs qualifient la graphomotricité de « langage manuel » (Berninger et al., 2006). Le développement de la fluidité graphomotrice, c’est-à-dire la capacité à écrire les lettres de l’alphabet lisiblement et rapidement, a été identifié dans plusieurs études comme un prédicteur du développement des compétences en écriture (Kim et Schatschneider, 2017). Cette avancée des connaissances a porté un éclairage sur les meilleures pratiques d’enseignement de la graphomotricité, et ce, dans différents pays et différentes langues. Malgré tout, comme en témoignent différentes enquêtes menées auprès des enseignantes, au Québec ou ailleurs (Hubert et Cantin, 2019 ; Lavoie, Morin et Labrecque, 2015 ; Nye et Sood, 2018), il semble que ces informations ne se rendent pas toujours jusqu’à leur opérationnalisation sur le terrain par les enseignantes du préscolaire et du primaire.
Les difficultés d’écriture manuelle ont été identifiées comme l’un des motifs de référence les plus fréquents en ergothérapie (Feder, Majnemer et Synnes, 2000). Des études stipulent qu’entre 6 et 33% des élèves du primaire présenteraient des difficultés graphomotrices susceptibles d’entraver la réussite scolaire et le développement de la compétence à écrire (Duiser et al., 2020). Néanmoins, des études longitudinales indiquent plutôt qu’il s’agit d’une habileté qui est longue à développer (Duiser et al., 2020 ; Karlsdottir et Stefansson, 2002). Selon Duiser et ses collègues (2020), seulement 10% des élèves qui présentent des difficultés graphomotrices en 1re année en démontrent encore en 4e année, et ce, sans que des interventions en ergothérapie ou par d’autres spécialistes aient été fournies aux élèves.
Néanmoins, il va sans dire que les ergothérapeutes ont tout de même un rôle important à jouer dans la promotion des meilleures pratiques d’enseignement des habiletés graphomotrices à l’école, et que des travaux ont montré un effet positif des interventions ergothérapiques. Bien que des études suggèrent qu’on se préoccupe des habiletés graphomotrices au-delà de la 2e année, dans le cadre du présent chapitre, il sera surtout question du rôle de l’ergothérapeute en milieu scolaire au préscolaire et au premier cycle du primaire.
Ainsi, ce chapitre traite tout d’abord de la place de la graphomotricité dans le développement de la compétence à écrire, de même que la contribution de l’ergothérapeute pour en soutenir l’apprentissage. Ensuite, les éléments clés du processus de pratique en ergothérapie sont exposés à la fois pour le palier 1 et pour le palier 2 au préscolaire et en 1re année. Enfin, une vignette clinique permet d’appliquer et d’intégrer les éléments clés du chapitre.
4.1 La graphomotricité
4.1.1
Une définition du terme
En anglais, le terme handwriting est utilisé pour identifier l’acte de production manuelle de l’écriture. En français, plus d’un terme est employé pour désigner cette action qui permet la matérialisation de la trace graphique à l’aide d’un outil scripteur (p. ex. la craie, le crayon et le stylo). Le terme graphomotricité est celui qui est actuellement le plus souvent retenu par les chercheurs de langue française qui s’intéressent à ce sujet. Le terme écriture manuscrite est aussi utilisé et est défini par Bonneton-Botté, Guilbert et Bara (2019, p. 722) comme « une action motrice rapide et précise laissant une trace sur un support et traduisant une intention sémiotique ». Cette définition a l’avantage d’attirer l’attention sur la spécificité de l’acte moteur qui porte un sens de communication. D’autres auteurs utilisent plutôt les termes habiletés graphomotrices, activité graphomotrice, écriture manuelle, geste d’écriture, geste graphomoteur ou encore calligraphie (Alamargot et Chanquoy, 2004 ; Albaret, Kaiser et Soppelsa, 2013 ; Chanquoy et Alamargot, 2003 ; Morin, Lavoie et Montésinos-Gelet, 2012). Dans le présent chapitre, les termes graphomotricité et écriture manuelle seront utilisés comme synonymes.
Il est toutefois important de noter que le terme calligraphie est utilisé dans le Programme de formation de l’école québécoise (PFEQ) afin de distinguer l’action d’écrire de la compétence rédactionnelle. Ce terme est encore parfois privilégié lorsqu’il est question de l’enseignement et de l’apprentissage du tracé des lettres dans les milieux scolaires. Toutefois, comme ce terme insiste davantage sur une production essentiellement esthétique des lettres (LeBlanc, 2010), il peut porter à confusion. Ainsi, il tend à être remplacé par le terme graphomotricité. Ce dernier évoque davantage les processus qui se mettent en place lors de la production des gestes permettant de transposer une information linguistique et orthographique, plutôt que d’invoquer simplement l’acte moteur de précision permettant la trace parfaite. La graphomotricité fait référence aux apprentissages liés à la mémorisation de la forme des lettres (type d’allographe1), à la gestion du tracé (habiletés visuomotrices), à la reconnaissance des formes graphiques et au développement d’une fluidité d’écriture (Lavoie et al., 2015). Concrètement, pour écrire, l’élève doit intégrer une représentation de la lettre qui inclut à la fois le nom, le son, la forme et le tracé de la lettre.
4.1.2
La graphomotricité et la compétence à écrire : les modèles théoriques
Au cours des quatre dernières décennies, plusieurs recherches ont permis de mieux comprendre les processus cognitifs sollicités lors de l’écriture (Hayes et Flower, 1980) et le rôle que joue la graphomotricité dans le développement des compétences de communication écrite. Ces recherches ont mené à l’élaboration de modèles théoriques qui visent à expliquer le développement des processus rédactionnels chez l’apprenti scripteur et à décrire l’activation successive des différents traitements cognitif, langagier et moteur lors de l’écriture. L’ergothérapeute qui travaille en milieu scolaire doit s’intéresser aux modèles théoriques et aux travaux de recherche issus de disciplines connexes à la sienne (p. ex. en éducation et en psychologie) (Fancher, PriestleyHopkins et Jeffries, 2018). Quant à l’écriture, trois modèles théoriques doivent être connus de l’ergothérapeute : le modèle développemental de l’écriture (voir Berninger et ses collègues (1994), le modèle Writer(s)-Within-Community (Graham, 2018) et le modèle de la production de l’écriture de Van Galen (1991). Une brève explication est présentée ici, mais les ergothérapeutes sont invités à approfondir leur compréhension de ces modèles.
Le modèle développemental de l’écriture de Berninger et de ses collègues
Les premiers travaux ayant pour objet la description des processus de la rédaction d’un texte ont d’abord permis l’élaboration d’un modèle rédactionnel du scripteur expert (Hayes et Flower, 1980). Ce modèle décrit l’itération de quatre grands processus : la récupération en temps réel d’information en mémoire à long terme (p. ex. les souvenirs, les concepts et les émotions), la planification des idées, la mise en texte (le choix de mots, et l’organisation des phrases et des paragraphes) et la révision (la forme et le contenu). À la suite d’une série de travaux visant à analyser comment se mettent en place ces processus chez les ...