Rapports aux langues et à l’école de la
République des parents de Mayotte
Liliane PELLETIER
Introduction
La société mahoraise d’aujourd’hui porte l’héritage d’un métissage pluriséculaire qui se manifeste dans l’usage sans marginalisation de deux systèmes linguistiques bantou (avec le shimaore) et malayo-polynésien (avec le kibushi) et par une pratique religieuse monothéiste, l’Islam. Dans les représentations communes à Mayotte, l’éducation est plutôt l’affaire du fundi, le maître d’école coranique qui enseigne le Coran en langue locale, mais aussi la langue arabe pour les plus grands qui fréquentent les madrasa. Avant leur entrée à l’école publique, la majorité des enfants a de fait, peu de contact avec le français et peu d’élèves en ont ensuite en dehors de l’école publique. Historiquement, Mayotte est une société matrilocale et matrilinéaire, ce qui confère un statut particulier aux mères, dès lors que la femme constitue le pilier central de la famille : c’est elle qui est responsable de la santé et de l’éducation des enfants et, contrairement à d’autres sociétés musulmanes, elle bénéficie « de la pratique coutumière de l’habitat matrilocal, qui lui évite de se retrouver sans abri après une répudiation, et lui épargne la cohabitation avec les autres épouses de son mari, chacune disposant a priori de son propre foyer [en cas de polygamie]. » (Cadou, 2005, p. 331). De notre point de vue, ces premiers éléments peuvent influencer la relation que la famille mahoraise entretient avec l’école et sans doute, éclairer la condition de l’enfant mahorais, partagé entre culture traditionnelle (école coranique obligatoire) et culture occidentale (école laïque et républicaine), condition souvent ambivalente et contradictoire, dès lors que ces deux institutions ignorent autant le kibushi que le shimaore.
L’intérêt est ici de mettre en relation le rapport aux langues (le français, langue de scolarisation ; le kibushi ou le shimaore, en tant que langues locales, utilisées pour les enseignements du Coran et enfin l’arabe pour les plus grands au sein des madrasa) qu’entretiennent les parents ainsi que les sens et rôle qu’ils confèrent à l’école, en situant la réflexion dans le contexte singulier de ce département français. Ce chapitre aborde ainsi deux questions :
• En quoi le rapport aux langues des parents d’élèves de primaire à Mayotte est-il un critère pertinent pour comprendre les relations école-famille à l’école de la République ?
• Dans quelle mesure les héritages (qui font de « Mayotte », une société matrilocale et matrilinéaire et de la « femme », le pilier central de la famille) jouent-ils sur le sens et le rôle attribués à l’école ?
Ce texte aborde quelques résultats extraits d’une enquête adressée à trois types de public de deux départements ultramarins, Mayotte et La Réunion : enseignants de primaire, étudiants du centre universitaire de formation et de recherche (CUFR) et parents d’élèves de primaire. La recherche a visé, de façon pionnière, à une meilleure compréhension des différents enjeux qui entourent, de façon contrastive, l’évolution et l’image des enseignants du premier degré à La Réunion et à Mayotte (Si Moussa, 2017). Dans ce chapitre, nous présentons uniquement les résultats de l’enquête qualitative auprès de parents de Mayotte (Pelletier, 2017). Après avoir détaillé le contexte et les cadres de référence de la recherche, seront développés quelques repères socio-économiques, culturels, linguistiques et familiaux de ce 101e département français, éléments potentiellement féconds lors de la discussion. La partie méthodologique précisera ensuite l’approche qualitative du recueil et de l’analyse de données avant de présenter et discuter les résultats de cette enquête exploratoire réalisée auprès de 12 parents résidant à Mayotte (six sont natifs de l’île, cinq d’Anjouan et une mère est née à Madagascar).
1. Contexte et cadre théorique de la recherche
Les cadres de référence mobilisés dans la recherche intitulée « Image et représentations du métier d’enseignant dans la France de l’Océan indien », d’où sont extraits les résultats présentés plus avant, situent le projet en sociologie de l’éducation, avec une option d’élargissement à l’éducation comparée, afin de mettre en évidence les enseignements à tirer des résultats convergents et divergents observés respectivement dans deux contextes ultramarins, Mayotte et La Réunion. Dans cette perspective, la troisième partie de l’enquête a privilégié le point de vue des parents d’élèves. Les questionnements se sont construits autour d’un potentiel « télescopage » entre d’une part, une représentation du métier d’enseignant du premier degré (assez conforme à celle couramment décrite en France métropolitaine), liée à un sentiment de perte de reconnaissance et de prestige de la profession dans la société, et d’autre part une perception plus spécifique à l’Outre-Mer, en forme de distanciation vis-à-vis des parents d’élèves, au regard des traits socio-économiques, culturels et linguistiques qui caractérisent les sociétés locales.
À cette idée s’ajoute celle que réaffirme Pierre Périer en 2016, à savoir que les attentes des parents à l’égard de l’école ne cessent de s’élever (2016, p. 16) et que les relations avec les parents occupent une place prépondérante dans l’ordre des difficultés (la seconde sur la base de trois critères, p. 85) selon les candidats au concours du premier degré de l’échantillon de l’enquête du sociologue, témoignant ainsi des appréhensions relatives à l’emprise croissante des parents sur le métier et au risque de tensions, voire de conflits qu’ils représentent.
Ce chapitre porte sur les résultats de Mayotte (en dernière partie du rapport de 2017) tentant de documenter les représentations des parents sur l’école ainsi que le rapport qu’ils entretiennent avec les langues en contact dans ce territoire ultramarin aux caractéristiques socio-économiques, culturelles, linguistiques et familiales spécifiques.
2. Caractéristiques socio-économiques, culturelles et linguistiques
2.1. Repères socio-économiques
Depuis sa départementalisation en 2011, Mayotte fait face à de nombreuses problématiques dont celle de l’immigration qui s’est accrue sensiblement depuis cette date. L’immigration vers Mayotte est intrinsèquement liée aux enjeux de développement des Comores où 45 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. En 2019, sur 188 pays pour lesquels l’ind...