Le monde tourne imperturbable,
sans comprendre ce qui s'est passé.
La nuit aiguise son regard félin,
et pénètre dans l'obscurité de l'âme.
Je n'ai pas peur de parcourir des chemins ombreux,
la lumière est trompeuse, elle transforme les ombres et
s'arrête à l'apparence.
Là où je croyais ne trouver que haine, folie, bestialité
je découvre l'anesthésie de l'âme, la fragilité de l'amour
qui se jette fougueux dans l'intolérance et la violence.
Je découvre des hommes faits de blocs de plein acier,
sans vides ni incertitudes, nulle ouverture à la pitié.
Anahí commençait à se souvenir.
Les murs de la ville s'étaient tapissés d'affiches terrifiantes qui représentaient des soldats communistes en train d'écraser des gens sans défense sous leurs gigantesques godillots. Et puis, on avait insinué la peur de perdre la propriété privée, la maison construite avec tant de sacrifices, avec les économies d'une vie entière ; enfin, pour faire vibrer les cordes du cœur des mères, ils avaient dit que les communistes auraient arraché les enfants à leurs familles, parce que tout devait appartenir à l’État totalitaire.
Banale, rustre, mais efficace, l'angoisse de la survivance avait été transformée en une peur canalisée vers un ennemi concret.
Cela avait été facile de le repérer : communistes, Tupamaros, étudiants en révolte, ouvriers en grève, peones affamés, bref tout ce qui représentait l'opposé du pouvoir, tout ce qui mettait en doute les vérités répandues par les puissants.
Les militaires étaient devenus des « combattants », contre un ennemi qui avait déjà été repéré et dont l'image grandissait démesurément de plus en plus dans l'imaginaire des gens. L'intensité de la haine atteignait le niveau nécessaire pour transformer la violence en acte purificateur.
Le but était de vider l'ennemi de toute humanité, de le réduire à une chose dont on peut disposer, et effacer ainsi toute trace de pitié.
Maintenant qu'elle a réussi à franchir les fleuves souterrains de l'abomination, Anahí est prête à creuser profondément dans l'âme humaine à la recherche de l'origine de la violence. Et pour ce faire, son esprit a besoin de se confronter directement avec celui de ses tortionnaires.
« Capitaine, vous n'avez pas obtenu de place dans l'histoire, vous n'êtes qu'un fonctionnaire de la violence qualifié et obéissant. Vous savez déjà, n'est-ce pas, que vous avez été dépassé ? Que sur le vieux continent des choses terribles se sont passées, et que la haine, si elle est bien instillée, peut conduire au viol de masse et à soumettre celui qui hier encore était un frère ? ».
Anahí veut comprendre quel mal rend l'homme pire qu'une bête féroce.
Elle voudrait s'élever dans les airs, et voir le monde d'en haut avec détachement, éclairé par la lumière de la raison, mais très vite, elle s'aperçoit que la lumière de la raison rend aveugle, et empêche de voir les labyrinthes internes de l'âme humaine.
Pour donner une forme et un contenu à ce qui échappe aux apparences et à la rationalité, il faut qu'elle affronte les anfractuosités les plus reculées du genre humain ; elle doit s'enfoncer dans les sombres cavernes, avec l'espoir de découvrir le mystère de l'origine. Elle doit rester froide et lucide pour parvenir à éclaircir le spectre du mal.
Yemayá l'appelle au coucher du soleil, et l'invite à observer son manteau d'azur déployé jusqu'à l'infini de l'horizon, là où le temps ne parvient plus à suivre le pas de la lumière.
Anahí doit habituer ses yeux à la pénombre et écouter le silence, pour pouvoir lire instinctivement une vérité indicible.
Le Capitaine a formulé son impeccable défense. Pas la sienne seulement, mais aussi celle de l'« État », l'institution la plus haute vouée à garantir les droits de tous, la paix sociale, la force qui se dresse au-dessus de chaque individu.
« Pourquoi Capitaine réduis-tu l’État aux seules Forces armées ? Elles étaient donc devenues le nouvel Olympe ? ».
Yemayá, la déesse des fleuves, des sources, des ondes marines, du ventre de l'humanité, émet un son sibyllin. Trop longtemps, elle a attendu l'appel des hommes.
Elle ne peut plus faire semblant d'être calme, les larmes des femmes qui ont perdu leurs maris et leurs enfants sont en train d'éroder ses fonds, tandis que le Monstre, son ennemi, le Léviathan , une bête terrifiante, grandit, engraisse, plein de superbe et pousse des rugissements.
La rumeur paisible des eaux a été brisée par le rugissement du Monstre.
Yemayá parle à ses enfants à travers les coquillages ; le vent répand le parfum de la terre originelle, la plainte des forêts blessées. Les enfants de la terre et de l'eau, ceux qui ont joui de la chaleur du liquide utérin, sentent palpiter le fleuve chaud de leur sang, non plus ruisseau à l'odeur de moisi, immobile, paralysé par la peur du Léviathan. Ces enfants-là refusent les rythmes des marches militaires et veulent qu'on leur rende leurs dieux et leurs cultes.
Yemayá prend Anahí par la main pour l'accompagner à la rencontre de l'indicible, en lui parlant avec naturel, sans hâte.
Anahí parcourt en long et en large la demeure de Yemayá, elle tourne autour du Capitaine, elle lui parle pour déceler un frémissement de compassion, un sursaut de beauté, une parole qui aurait le son d'une caresse.
Il existe un seuil à peine perceptible au-delà duquel l'homme cesse d'être humain. Le Capitaine l'a dépassé, laissant derrière lui la petite lueur tremblotante d'une pitié qu'il a totalement perdue.
Anahí a l'intuition du spasme d'un cœur mourant, mais apparemment vivant ; comme une machine programmée. Le Capitaine s'est adapté à la convention de la banalité de la vie, avançant avec détermination dans le devoir mercenaire.
« Je n'ai fait qu'obéir aux ordres supérieurs, j'ai seulement fait mon devoir de militaire », est sa réponse.
Anahí regarde la déesse d'un air égaré.
Yemayá révèle les anfractuosités rocheuses de l'abîme marin : une multitude d'hommes, de femmes, et d'enfants est accueillie dans son règne, pour que la mer les engloutisse dans son silence feutré.
Anahí n'a pas peur de cette multitude, elle sait qu'elle est composée d'exilés de leur terre comme elle, et que, comme elle, ils vivent une éternité en suspens.
Elle veut prêter ses mots pour rendre la parole à ceux qui ont été bâillonnés pour toujours.
Pour eux, elle ne se contente pas d'un printemps éphémère, elle prétend l'été de la justice, l'automne du rachat et l'hiver du repos.
La déesse revêt ses sept jupons blancs et bleu azur, elle appelle ses enfants qui vivent sur la rive de la mer, et les incite à jouer longtemps de leurs tambours ; les femmes s'habillent en jaune, et chantent la mélodie du vent et de la tempête. Elle appelle Ryunyo, l'enfant dragon qui possède le coffre-fort de la sagesse et de la compassion tandis que le Léviathan emmène le Capitaine dans les eaux profondes de l'océan.
Dans la capitale, il existe un monument érigé aux pères de la Constitution. Sur le monument, trois femmes y sont sculptées et ensemble, elles représentent la patrie ; chacune a une valeur inviolable : la Justice, la Liberté, la Force. Le Capitaine ne parle que de la dernière.
« La patrie était en danger, il fallait défendre la démocratie ».
Il ne dit pas un mot sur l'abolition du Parlement, sur l'annulation de la liberté et sur la justice piétinée.
« J'ai respecté mon devoir, mon serment de fidélité aux Forces armées... rien qu'aux Forces armées, entité suprême, garante du pouvoir ».
« Vous avez eu peur de notre nature, vous nous avez interdit de lire, de travailler, de parler, et petit à petit, même les tomates que nous faisions pousser dans le potager des prisons sont devenues dangereuses. Elles vous rappelaient la créativité et la fantaisie, voilà pourquoi vous les détruisiez. Vous avez interdit aux enfants de Yemayá de suivre son culte, parce qu'elle est la déesse de la fécondité et de la justice. Vous avez effacé les cartes géographiques, changé les données, fait disparaître les quartiers résonnants de tambours et éclatants de couleurs ».
Yemayá écoute les paroles d’Anahí chargées de colère et de désarroi, et elle lui serre la main. « Ce qu'il faut faire, nous le ferons ensemble ».
Anahí tremble, elle regarde désemparée cette chose monstrueuse qui se reflète dans le miroir transparent que lui tend Yemayá.
« N'oublie pas, nous sommes ensemble », lui dit la déesse en l'invitant à regarder, au-delà du masque féroce du Monstre, son corps, mais elle ne distingue qu'un étrange amas de cellules, peut-être des larves ou des insectes : la putréfaction de l'humain.
« Oui, Anahí, ça c'est le Léviathan. Lui, il ne se voit pas comme cela, il croit posséder le temps, l'absolu, il ne sent pas qu'il constitue le corps précaire, essaimant vers la décomposition du Monstre. Orphelin de toute identité, craintif face à la liberté, de moins en moins humain, comprimé dans des circuits cybernétiques, androïde insatiable de pouvoir et de vie authentique, il essaie de survivre en tuant. Il n'est que chair et os, il a peur de ce qui est différent, de la volonté et de la liberté. Mais le Léviathan est dans tous les hommes, et on ne peut pas le détruire définitivement, mais on peut le contrôler et nous le ferons ensemble ».
La déesse commence sa danse des ondes marines, au rythme amplifié de ses sept jupons. Ses mouvements sont amples et lents, elle commence à libérer toute sa sensualité.
Ses enfants accourent à son appel, les hommes tout bariolés munis de tambours qui vibrent comme les fonds marins, les femmes avec leurs robes colorées et leur chant profond, mélange de prière et de défi.
Les jeunes filles vêtues de jaune attendent leur tour, leurs voix sont le temps du futur, celui où elles deviendront des femmes.
La prière s'élève des cathédrales et des églises, où l'orgue accompagne les jeunes filles dans leur chant de remerciement à la Madonne de la Candelaria.
« Peut-être Capitaine, as-tu eu peur de ta liberté ? Faire partie de quelque chose est plus facile, la liberté de choisir terrorise, paralyse, le résultat est toujours incertain. Pour gérer la liberté il faut penser, s'exposer, alors mieux vaut accepter les valeurs du groupe, se soumettre à leurs règles. L'armée a représenté pour toi le raccourci, là où il n'y a aucune angoisse de se transcender, où tout est déjà décidé. Il te suffisait d'obéir pour te sentir en accord avec ta conscience. Tu n'as jamais compris que transcender signifiait accepter le doute, chercher l'essence de l'humanité, savoir prendre une position. Non, pour toi, transcender voulait dire monter en grade. Tu as obéi aveuglément en exécutant les tortures, en provoquant la souffrance même quand cela n'était désormais plus nécessaire pour gagner la guerre, ivre de la fascination de l'odeur de la chair humaine et du désir de domination. Tu as respecté les règles du Léviathan. Por obediencia debida ».
« En temps de guerre, on n'a pas le temps de penser. Et mon ennemi n'était pas plus humain que moi ».
Maintenant le rythme change, la déesse s'abandonne au son de plus en plus frénétique des tambours ; survient le tonnerre, la déesse réclame son rite, elle veut qu'on lui rende sa suprématie sur les eaux.
Sur les rives de la mer, les hommes et les femmes acceptent le défi : avec la déesse, ils combattront le Monstre. Ce sera un affrontement entre la vie et la mort.
La danse de la déesse est maintenant exacerbée, les ondes se précipitent violemment sur les rives. En formant un arc, les eaux s'élèvent au-dessus du Léviathan et le secouent.
Le Monstre lance de longues flammes vers la déesse.
« Sur ces mêmes ondes, Capitaine, tu as pris ton envol, pensant libérer la patrie d'un « poids immonde », fait d'adolescents, de mères qui viennent d'accoucher, d'hommes et de femmes ».
« J'étais un professionnel de la violence ».
Le Monstre lance des flammes vers la déesse.
« Tu t'es soustrait à l'angoisse de vivre. Ton uniforme t'a procuré de l'épaisseur, une unicité et t'a fait sentir hors du temps. Tu es resté empêtré dans tes rêves de pouvoir. Tu n'as donc jamais pensé que ces corps contenaient une âme ? ».
« Por obediencia debida. J'ai défendu la patrie, les lois de l’État ».
« Il y a des lois humaines au-dessus des lois de l’État ».
Dans les coquillages, on entend la danse furieuse de la déesse et le rugissement du Monstre. Sur le visage des gens, dans le son des tambours, on perçoit l'annonce d'un petit espoir de victoire.
Les...