CHAPITRE VII
AprÚs la Révolution tranquille, une décennie houleuse
Nous voilĂ donc en 1970 avec un nouveau premier ministre, Robert Bourassa, qui mâinvite Ă lui suggĂ©rer un choix de ministres, parmi sa nouvelle dĂ©putation, et leur assignation possible. Il mâexplique sa demande : « Vous avez de lâexpĂ©rience, vous connaissez le milieu et jâaimerais avoir vos idĂ©es cet aprĂšs-midi Ă 4 h ! » Il accepte plusieurs propositions, dont celle de nommer Raymond Garneau ministre de la Fonction publique et dâen faire son adjoint aux Finances, une façon pour lui de conserver la haute main sur ce ministĂšre qui lâintĂ©ressait beaucoup, et de tester son adjoint dans la gestion du dĂ©partement, quitte, sâil en est satisfait, Ă le nommer ministre en titre aprĂšs la prĂ©paration et la dĂ©fense dâun ou deux budgets. Jâinsiste aussi pour quâil garde Julien Chouinard Ă son poste de secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral du gouvernement.
Puis je lui prĂ©pare une note sur « la fonction publique de demain » qui lui servira de rĂ©fĂ©rence, durant lâĂ©tĂ©, lors dâune rencontre des premiers ministres des provinces Ă Winnipeg oĂč je lâaccompagne avec Claude Morin, le sous-ministre des Affaires intergouvernementales. Jâen prĂ©pare une autre pour mon nouveau ministre sur la fonction publique et les citoyens.
Nous maintenons notre comitĂ© dâĂ©tude sur les procĂ©dĂ©s administratifs, tout en prĂ©parant, avec Raymond Garneau, Michel BĂ©langer et Yvon Marcoux, la Loi sur lâadministration financiĂšre qui crĂ©e le Conseil du trĂ©sor et Ă©tablit, pour la premiĂšre fois Ă QuĂ©bec, la distinction entre lâanalyse budgĂ©taire et le contrĂŽle des dĂ©penses, deux rĂŽles bien distincts qui Ă©taient en partie entremĂȘlĂ©s depuis la nomination dâAndrĂ© Dolbec comme contrĂŽleur du TrĂ©sor en 1960. Cette loi figure parmi les rĂ©formes administratives les plus importantes de la RĂ©volution tranquille mĂȘme si, chronologiquement, elle chevauche sur 1971[3]. Durant ce temps, lâĂ©quipe de Raymond Conti Ă©labore des guides sur lâanalyse des effectifs et sur les plans dâorganisation ministĂ©rielle oĂč lâon tente de standardiser les rĂŽles pertinents Ă la politique administrative : directions du budget, du personnel, des achats, des communications et de lâinformatique. Puis, nous produisons le premier rapport annuel du ministĂšre de la Fonction publique qui dĂ©crit les phases de la rĂ©forme de lâadministration du personnel de 1960 Ă 1965 et de 1965 Ă 1970, tout en indiquant les prioritĂ©s des annĂ©es Ă venir. Je participe Ă la rĂ©daction des directives budgĂ©taires adressĂ©es aux ministĂšres et je siĂšge au ComitĂ© du budget Ă lâautomne en tant que sous-ministre associĂ© au Conseil du trĂ©sor.
Une rencontre avec le prĂ©sident de la CSN, Marcel Pepin, que je connais depuis cinq ans, porte sur la planification des nĂ©gociations centrales (les trois divisions du secteur public) Ă venir. Le gouvernement assurant le financement des trois secteurs, il importait de ne pas jouer Ă la surenchĂšre dâune nĂ©gociation sectorielle Ă lâautre. Mieux valait donc aborder les questions salariales de front pour les trois secteurs, mĂȘme si cette centralisation comportait ses risques.
LâENAP est maintenant sur pied. Je donne un avis sur les programmes de formation et sur la nomination du secrĂ©taire de lâĂ©cole (AndrĂ© GĂ©linas) et de certains professeurs en analyse de politique (dont Jean-Luc MiguĂ© et Michel Bellavance). Jean-Luc y sera pendant plusieurs annĂ©es lâanalyste principal de la politique publique : Ă©conomie du transport, de lâĂ©ducation, de la santĂ©, du fĂ©dĂ©ralisme, etc. Son Ă©clairage particulier des enjeux exercera une influence certaine sur ma perception des situations et sur celle dâune gĂ©nĂ©ration de fonctionnaires.
AprĂšs le premier budget, Bourassa, en octobre 1970, confirme Raymond Garneau au ministĂšre des Finances et Jean-Paul LâAllier devient ministre de la Fonction publique.
Retrouvailles des anciens du Conseil du trĂ©sor 1970-1993. En avant, Ă mes cĂŽtĂ©s, Michel BĂ©langer, BenoĂźt Morin (secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral du gouvernement), AndrĂ© Bourbeau, Daniel Johnson fils, Yves BĂ©rubĂ© et Robert Dutil ; deuxiĂšme rangĂ©e, Denis BĂ©dard, Jean-Claude Lebel, le ministre Clair : Ă lâarriĂšre, Guy Coulombe, Roland Arpin, Robert Tessier et Jean-Pierre Delwasse. Absents : Raymond Garneau, Paul Gobeil et Yvon Marcoux.
Câest au cours dâun voyage en Europe que jâapprends lâenlĂšvement du ministre Pierre Laporte et son dĂ©cĂšs subsĂ©quent. Cela provoque chez moi un certain malaise, surtout quâen descendant de lâavion, Ă Dorval, la premiĂšre chose qui me frappe est la prĂ©sence de soldats canadiens (le 22e RĂ©giment) armĂ©s qui patrouillent lâendroit. On se serait cru en IsraĂ«l.
Un autre Ă©vĂ©nement de la mĂȘme Ă©poque est la mort du gĂ©nĂ©ral de Gaulle, une sorte de lĂ©gende pour beaucoup de QuĂ©bĂ©cois. Je nâĂ©tais pas trĂšs excitĂ© par ses allures de grandeur, il me faisait penser un peu Ă Don Quichotte. Je me rappelais son entrĂ©e triomphale Ă Paris, en 1944, alors quâil nâavait mĂȘme pas Ă©tĂ© consultĂ© sur les plans et lâopĂ©ration du dĂ©barquement. Par dĂ©licatesse, Eisenhower lui avait cĂ©dĂ© le passage. Au lieu de dire merci Ă genoux aux AmĂ©ricains pour la libĂ©ration de la France, il sâĂ©tait empressĂ©, quelques mois plus tard, Ă les inviter Ă sortir du pays et il nâavait cessĂ© par la suite de mĂȘler les cartes Ă lâOTAN. Tout cela pour faire croire Ă son peuple que la France pouvait se dĂ©fendre seule. Sauf que, lorsque cela bardait pour vrai (une fois, je me souviens, avec Moscou), il sâempressait de venir Ă Washington rappeler lâamitiĂ© historique entre la France et les Ătats-Unis ! Câest facile dâexposer sa vision stratĂ©gique quand on est spectateur. Pour moi, il restera un magicien de lâopinion, maĂźtrisant bien la langue et la tĂ©lĂ©vision, mais avec des vues rappelant Louis XIV et NapolĂ©on, alors que la France ne pouvait nullement exercer son rĂŽle des XVIIe et XVIIIe siĂšcles. Depuis ce temps, jâai lu lâhistoire de la libĂ©ration de la France et je mâexplique mieux les manĆuvres du gĂ©nĂ©ral durant lâĂ©tĂ© 1944 pour Ă©vincer les communistes français du pouvoir dans les annĂ©es qui suivent. Mais le fait quâil Ă©tait admirateur (discret) de Maritain, Mauriac et Malraux me le rend plus sympathique.
Tout en exerçant la fonction de sous-ministre de la Fonction publique, je deviens secrĂ©taire associĂ© au nouveau Conseil du trĂ©sor. Sur ma recommandation auprĂšs de Bourassa et de Garneau, Michel BĂ©langer est nommĂ© secrĂ©taire, car il Ă©tait, Ă mon avis, le plus qualifiĂ© et expĂ©rimentĂ© pour imprimer un style appropriĂ© aux analyses budgĂ©taires et orienter les membres du conseil vers lâessentiel : lâanalyse des programmes du gouvernement et la politique administrative plutĂŽt que lâexamen des projets particuliers de dĂ©penses, comme cela se produisait depuis 10 ans. Non pas quâil fallait ignorer cet aspect, mais dâabord le situer dans lâensemble des programmations sectorielles.
Michel, qui Ă©tait un Ă©conomiste et mon collĂšgue aux cours de Maurice Lamontagne dans les annĂ©es 1940, sâentendait bien avec Raymond Garneau, qui avait aussi une formation en Ă©conomique, et ils allaient rapidement Ă lâessentiel des dossiers. AssistĂ©s de Guy Coulombe et de son Ă©quipe, ils divisĂšrent les activitĂ©s du gouvernement en grandes catĂ©gories (rĂŽles Ă©conomiques, socioculturels, Ă©tatiques et administratifs) et ils repĂ©rĂšrent environ 200 programmes qui regroupaient des fonctions Ă©parpillĂ©es dans lâappareil gouvernemental. CâĂ©tait une application au QuĂ©bec du PPBS dĂ©veloppĂ© dâabord aux Ătats-Unis et en usage dans dâautres administrations, dont le gouvernement fĂ©dĂ©ral. Cela ne garantissait pas la prise de meilleures dĂ©cisions, mais facilitait la comprĂ©hension des enjeux pour les ministres, les membres de lâAssemblĂ©e nationale et les cadres supĂ©rieurs.
ConsĂ©quence additionnelle fort importante, cette initiative budgĂ©taire aidera Ă hiĂ©rarchiser la prise de dĂ©cisions : les plus importantes par le Conseil des ministres, dâautres par le Conseil du trĂ©sor et dâautres par chaque ministre dans son champ dâactivitĂ©. Cet ordonnancement nâĂ©tait pas superflu dans une machine aux multiples intervenants. Jâavais Ă©tĂ© tellement dĂ©sarçonnĂ©, dans les annĂ©es 1960, par un dĂ©bat dâune heure au Conseil des ministres sur la date dâouverture de la chasse de tel gibier, alors que 50 % du budget du gouvernement passait en salaires, sans dĂ©bat, sauf en 1972.
Ă partir de ce moment-lĂ , le rĂŽle du Conseil du trĂ©sor ne fut plus jamais le mĂȘme. AprĂšs le dĂ©part de Michel, Guy Coulombe poursuivit le travail avec son excellent adjoint, Jean-Claude Lebel, mais dans une pĂ©riode plus difficile Ă cause des dĂ©ficits budgĂ©taires provoquĂ©s en partie par lâinflation, en partie par la hausse trop rapide des dĂ©penses publiques.
Lâanalyse budgĂ©taire Ă©tait passĂ©e des mains des comptables Ă celles des diplĂŽmĂ©s en sciences sociales. On sâen remettait Ă mon ministĂšre pour lâexamen des dĂ©penses du personnel : effectifs, salaires et conditions de travail de tout le secteur public, qui constituaient, je le rĂ©pĂšte, la moitiĂ© du budget de lâĂtat. Je rappelle ici quâĂ lâĂ©poque un sou dâaugmentation du salaire horaire reprĂ©sentait, Ă©tendu Ă lâensemble des employĂ©s, quelque 6 millions de dollars dâaugmentation par an pour les dĂ©penses publiques du QuĂ©bec. Alors, notre Ă©quipe de recherche sur la rĂ©munĂ©ration prenait le tout trĂšs au sĂ©rieux en prĂ©parant ses recommandations pour la prochaine ronde gĂ©nĂ©rale de nĂ©gociations prĂ©vue en 1972.
Dans le contexte de la rĂ©forme administrative, nous avions mis sur pied un comitĂ© chargĂ© dâexaminer le bien-fondĂ© des 105 organismes du gouvernement et dâinventorier les pouvoirs du lieutenant-gouverneur en conseil qui nâavaient cessĂ© dâaugmenter depuis 10 ans : pouvoir de rĂ©glementation et autres pouvoirs de dĂ©cision comme lâoctroi de subventions plus ou moins discrĂ©tionnaires, la nomination de fonctionnaires permanents, les enquĂȘtes, etc.
AndrĂ© GĂ©linas a aussi produit pour notre comitĂ© une Ă©tude sur les sociĂ©tĂ©s dâĂtat â il sâen Ă©tait crĂ©Ă© plusieurs depuis 1962, comme SOQUEM, SOQUIP, REXFOR, etc. â de façon Ă remĂ©dier aux lacunes lĂ©gislatives quâavaient provoquĂ©es leurs lois constituantes. Assurer une certaine cohĂ©rence dans lâobligation pour les dirigeants de rendre compte au Parlement et au gouvernement Ă©tait sans doute un objectif dĂ©sirable.
Nous raffinions aussi la carte administrative Ă des fins de dĂ©centralisation Ă©ventuelle de la gestion dans les bureaux rĂ©gionaux, de façon Ă hiĂ©rarchiser les dĂ©cisions : les plus importantes, comme je lâai prĂ©cisĂ© prĂ©cĂ©demment, Ă©taient rĂ©servĂ©es Ă QuĂ©bec (Conseil des ministres, Conseil du trĂ©sor, ministres), et les autres, selon des normes aux bureaux rĂ©gionaux des ministĂšres.
Nous avons aussi examinĂ© les quelques tribunaux administratifs existants avec lâidĂ©e dây Ă©tablir un vrai processus judiciare dans lâaudition des requĂȘtes qui leur Ă©taient adressĂ©es. Quelques spĂ©cialistes en droit public se chargeaient des Ă©tudes, dont Gilles PĂ©pin, Yves Ouellet, Raoul Barbe et Patrice Garant. Leur formation supĂ©rieure acquise en Angleterre ou en France (curieusement, je crois que jâĂ©tais le premier, avec Robert SauvĂ©, Ă avoir suivi des cours en droit administratif aux Ătats-Unis) constituait un heureux mĂ©lange des perspectives.
Au cours des travaux du ComitĂ© de la rĂ©forme administrative, nous avons produit un premier rĂšglement sur lâĂ©thique pour complĂ©ter les normes inscrites dans les serments dâoffice et de discrĂ©tion, ainsi que dans la Loi sur la fonction publique (les obligations de justice et dâhonnĂȘtetĂ©). Nous sentions le besoin de circonscrire davantage les comportements considĂ©rĂ©s comme dĂ©viants â par exemple, relativement aux conflits dâintĂ©rĂȘts â au-delĂ des quelques rĂšgles existantes et de la conscience professionnelle de chacun.
Nous passons Ă travers la grĂšve de la CECM, puis nous introduisons la loi sur les structures centrales de nĂ©gociations (projet de loi 46) et nous rencontrons Ă cet effet les dirigeants syndicaux. La nĂ©gociation centrale exigeait des mandats clairs de la part du gouvernement. Nous avons donc soumis au Conseil du trĂ©sor les Ă©tudes qui appuyaient nos propositions, mais sans indiquer le pourcentage prĂ©cis dâaugmentation que nous considĂ©rions acceptable, au cas oĂč il se serait Ă©bruitĂ©. Seuls le premier ministre et le ministre des Finances en furent saisis. Du cĂŽtĂ© des fonctionnaires, trois recherchistes et Bernard Angers, le directeur, Ă©taient au courant et, bien sĂ»r, le secrĂ©taire du Conseil du trĂ©sor (Michel BĂ©langer).
Le service de Raymond Conti produit un guide sur la dotation, de façon Ă standardiser la procĂ©dure de sĂ©lection, de mutation et dâavancement des employĂ©s pour les directions de personnel des ministĂšres.
Nous renouvelons le rĂšglement concernant les cadres supĂ©rieurs en nous inspirant des mĂȘmes principes de dotation. Pour nous assurer que nos dĂ©marches sont comprises du public, nous tenons une table ronde avec les Ă©ditorialistes du Devoir (Claude Ryan, Paul Sauriol, Jean-Claude Leclerc et Claude Lemelin) qui diffusent lâinformation reprise ensuite par les journaux Ă fort tirage.
Durant cette pĂ©riode, les agents de la paix (gardiens de prison, etc.) menacent de faire la grĂšve, mais Richard Drouin, habile nĂ©gociateur patronal, rĂ©ussit Ă rĂ©gler la situation. Il connaĂźtra une carriĂšre fructueuse Ă la prĂ©sidence dâHydro-QuĂ©bec et au sein de nombreux conseils dâadministration dâentreprises dâici et dâailleurs. Jean-Marc Boily lui succĂ©dera.
Deux autres rencontres inoubliables pour moi ont lieu en 1971. Dâabord, Maurice Schuman, ce hĂ©ros gaulliste, voix de la rĂ©sistance Ă la BBC au dĂ©but des annĂ©es 1940 et adjoint du gĂ©nĂ©ral de Gaulle lors de sa prĂ©sidence. La seconde, Kenneth Galbraith, le fameux professeur de Harvard qui vient donner une confĂ©rence Ă MontrĂ©al et avec lequel je passe un bon trois heures, en tĂȘte-Ă -tĂȘte, Ă discuter de philosophie Ă©conomique. En...