Chapitre 1
La lettre objet
« Venue de rien, des chiffons et de l’eau pure, du désir d’un homme épris d’une belle matière et de ses traditions, c’est une simple feuille, une feuille blanche, une feuille de papier d’Auvergne. Regardez-la, prenez-la entre le pouce et l’index, faites rouler son grain sous vos doigts, voyez son épaisseur, ses barbes sur ses bords, son côté laiteux, ce qu’il y a en elle de nerveux et de tendre, appréciez son épair, son claquant et jusqu’à ses irrégularités qui sont sa vie même et la personnifient. Regardez, touchez, écoutez, humez même (car l’odeur du papier est un encens) et dites-vous bien que cette feuille-là n’est pas comme les autres ! C’est une fille de l’amour, un trésor vivant, mystérieux, un sapate au-dedans est caché un cœur. »
– Pierre Seghers, dans Péraudeau et Maget, Richard de Bas. Les papetiers et leurs moulins, 1985.
En étudiant les lettres de la correspondance Lamontagne dans leur dimension première, l’objet, il s’agira d’en définir la nature, d’en préciser le genre littéraire et d’en cerner les fonctions. Cependant, considérée à un premier niveau, la lettre est objet dans sa matière, sa forme et sa présentation. Matérielle dans sa substance, elle est faite d’un papier qui se présente sous l’aspect de feuilles. Sans ce support matériel point de créativité, mais aussi point de message. Le choix du papier lui-même est un message en soi. « On doit, en écrivant une lettre, distinguer entre amis et amies, entre serviteurs et égaux, entre inférieurs et supérieurs ; c’est une chose convenue », conseille le Court traité sur l’art épistolaire de Jean-Baptiste Meilleur. Et son auteur de préciser par la suite : « Il faut observer, avant toute chose, que pour le cérémonial de l’écriture, d’inférieur à supérieur, il est plus respectueux de se servir de grand papier que de petit et que le papier sur lequel on écrit doit être double, et jamais en simple demi feuille[] ».
La lettre, fruit des progrès techniques
Surprenant pour une personne du XXIe siècle que cette citation des années 1860, mais il faut rappeler que le manuel de Jean-Baptiste Meilleur est l’un de ceux qui avaient cours au temps de la famille Lamontagne. Tout comme aujourd’hui, choisir son papier, c’était, suivant les circonstances, arrêter ou affirmer son statut social, ou, à défaut de ce faire, au moins de respecter les règles de la civilité et de montrer son savoir-vivre.
Le support papier
Le papier affiche, dans la correspondance des Lamontagne, toutes les textures commerciales de l’époque : papier glacé, papier de plomb pour la rédaction des brouillons de lettres, papier pelure d’oignon pour le papier à lettres économique. Les membres de la famille n’ont pas, puisqu’on s’écrit entre égaux, à mousser leur condition ni à faire montre d’une éducation qu’ils ont tous et toutes acquise dans des collèges et couvents d’égale valeur. Il en est de même dans le format du papier utilisé. Le rapport longueur-largeur de leurs lettres varie considérablement et ne semble répondre à aucune règle précise. On utilise l’in-quarto (actuelle feuille de papier A4, de 8 1/2 par 11 pouces, ou 28 par 21.5 cm), l’in-octavo (demi-format A4) ou l’in-duodecimo (format voisin de nos livres de poche). Il est d’autant facile d’y relever des dimensions diverses que les 1 984 lettres du fonds familial ne représentent rien de moins que 7 907 pages de texte rédigées sur une période de près de soixante-quinze ans (de 1852 à 1925). Une fois leur nombre réduit à celles issues du noyau domestique, il restera encore entre 3 000 et 4 000 pages.
Ce nombre élevé de pages n’est pas sans soulever par lui-même un questionnement spontané : comment expliquer cette abondance de missives issues d’une même famille, et ce, dans le cours d’une seule génération ? La réponse tient au contexte dans lequel baigne l’acte d’écriture des Lamontagne. Avant les années 1840, le papier lettre est fait de chiffon, de lin ou de coton et seules quatre usines en produisent au Canada. Deux d’entre elles fabriquent un papier fait main et les deux autres fonctionnent avec l’aide de machineries. La production ne suffit pas à la demande. Cap-Santé semble un haut lieu de l’industrie mécanisée, mais ses unités ne peuvent fournir le marché du papier avec un rendement de 4 500 livres par jour[]. Le papier est donc chose rare et dispendieuse, et entretenir une correspondance sur le long terme n’est certes pas le fait de toutes les familles.
La situation change avec la génération suivante, celle qui voit naître les enfants de Théodore-Jean et d’Angélique Roy. La date à laquelle débutent les échanges épistolaires de leur père (1852) concorde avec l’arrivée de la production industrielle de la pâte à papier. Nous en sommes à une décennie près de l’invention de la machine à papier de l’Allemand Friedrich Gottlob Keller (1844), un appareil mû par la nouvelle source d’énergie que représente la vapeur, capable de transformer mécaniquement une pâte de bois en papier. En associant son appareillage à celui du Français Nicolas Robert (avec rotatives), on fabrique désormais du papier en continu et à grande étendue, soit quelque quatre-vingts feuilles de six mètres chacune par jour[]. Deux ans plus tard, en 1856, ici même au Canada, Alexander Buntin développe la première usine de papier à pâte de bois à Valleyfield, au sud-ouest de Montréal[]. De ce jour, une plus grande accessibilité au papier à lettres s’en trouve amorcée, voire même accélérée quand, en 1882, le libraire montréalais Jean-Baptiste Rolland se lance à son tour dans le papier fin en ouvrant sa propre usine à Saint-Jérôme, au nord de Montréal. De 4 000 à 5 000 pieds (1 200 à 1 500 mètres) de papier sortent de ses installations chaque jour[].
Le papier fait main cède peu à peu sa part de marché au papier couché que l’on fabrique maintenant en quantité industrielle, mais la partie n’est pas pour autant gagnée. On pourrait penser, en effet, que la production nationale commence à suffire à la demande, mais le support des lettres conservées dans le fonds Lamontagne semble prouver que l’industrie canadienne présente un net retard dans la papeterie. Les filigranes, ces dessins qui transparaissent à travers le papier commercial, celui produit à grande échelle par les usines, en sont un bon indicateur. Non seulement ces signes correspondent à des formats ou à des qualités de papier spécifiques, mais constituent aussi, comme Cyril Simard en fait la remarque, sa signature et sa marque d’authenticité[]. C’est que chaque atelier ou chaque grand producteur possède sa griffe. Le plus souvent, même, il imprime son nom sur le papier[].
C’est ainsi qu’une analyse du papier utilisé par la famille Lamontagne au cours des trente-quatre premières années de sa correspondance tend à montrer que l’industrie papetière étrangère aurait pris le contrôle du marché canadien. Trois compagnies dominent très largement : celle d’Alexander Pirie & Sons, d’Aberdeen en Écosse, la William Collins & Co de Glasgow, aussi en Écosse, et celle d’Alexander Cowans & Sons, de Valleyfield, encore en Écosse. Les lettres des Lamontagne portant leurs marques ont été envoyées de Châteauguay, de Québec, de Rimouski, de Sainte-Anne-des-Monts, des Escoumins, de Charlottetown, d’Arichat, de Sturgeon Falls et de Vancouver. Peut-être aussi que la présence de ce papier écossais sur leurs tables à écrire s’explique par le choix des fournisseurs que se sont donnés les Lamontagne. Mais, peu importe sa provenance, à partir des années 1860, le papier à lettres se trouve un peu partout sur les tablettes et à meilleur prix. Il s’avère moins coûteux maintenant de griffonner une feuille, de la raturer, de la jeter puis de reprendre son texte. Écrire devient un geste plus répandu dans la population en général.
L’invention de la plume de fer
L’apparition en 1803 d’une innovation, la plume métallique du Britannique Bryan Dunkin, amplifie cet élan en la substituant à la plume d’oie. Profitant d’une série d’améliorations qui se font dans la première partie du siècle, elle est produite de manière industrielle à partir de 1858 à Birmingham, en Angleterre, et à Camden (New Jersey), aux États-Unis. La United Steel Pen Manufacturing Company, rebaptisée la Easterbrook Company, du nom de son fondateur Richard Easterbrook, y produit à elle seule 600 000 plumes de métal par jour[]. Objet fait main à la naissance des enfants Lamontagne, la plume est devenue à leur adolescence un objet commun produit en série et, de ce fait, d’une accessibilité plus grande[]. Son utilisation n’est pas sans avantages. L’instrument court mieux sur le papier. Il n’est plus besoin de le retremper dans l’encrier à toutes les lignes et, quand apparaît la plume fontaine de Lewis E. Parker en 1884, son réservoir permet de rédiger toute une page sans interrompre le développement de ses idées[]. Peu dispendieuse, et qui plus est d’une plus longue durée que la plume animale, elle est introduite dans les écoles de France à partir des années 1840, et dans celles de la province du Canada-Est à partir des années 1850.
Atelier de polissage de têtes de plume de la Hinks, Wells and Co., de Birmingham, Angleterre.
The Illustrated London News, 22 février 1851. Coll. de Mario Mimeault.
S’il a un effet nettement ressenti sur l’enseignement des mathématiques, comme le montre Paul Lavoie dans sa thèse de doctorat, il est assuré que le passage de la plume d’oie à la plume métallique a aussi un effet immédiat sur la correspondance en général[]. L’habitude de prendre la plume devient si usuelle que l’on dispense bientôt des cours sur l’art d’écrire dans les écoles de la province. L’acte d’écriture bénéficie de la sortie à grand tirage de traités d’art épistolaire destinés aux enfants d’âge scolaire autant qu’à la population en généra...