PARTIE 1
DE MA NAISSANCE À L’AUBE DE MA VIE ADULTE
PREMIER CHAPITRE
Enfance (1933-1947)
Je suis né le 17 septembre 1933 à Montréal, au 6575, rue Casgrain, entre les rues Beaubien et Saint-Zotique. J’étais le deuxième enfant de Dorina Moisan et de Gustave Brouillet.
Mes parents et le décès de mon père
Mes parents s’étaient mariés à la paroisse Saint-Rédempteur dans le quartier Hochelaga. Ma mère Dorina venait d’une famille ouvrière de 11 enfants. Ils habitaient sur la rue Cuvilier, entre les rues Sainte-Catherine et Notre-Dame. Mon grand-père, Henry Moisan, travaillait dans les entrepôts du Canadien National, à la gare Moreau, rue Sainte-Catherine. Grand-mère Émilia Dubé, originaire du Bic dans le Bas-Saint-Laurent, femme généreuse et toute dévouée à sa famille, mettait ses talents de cuisinière et de couturière à satisfaire les besoins de ses nombreux enfants.
Mon père Gustave venait d’une famille un peu plus aisée qui habitait, ce qui était à cette époque le nord de Montréal, entre Beaubien et Saint-Zotique. Mon grand-père Adolphe, après avoir possédé une quincaillerie sur la rue Saint-Laurent, exerça le métier de peintre décorateur. Il possédait un quatre logements sur la rue Casgrain. C’est dans l’un d’eux, au 6575, que mes parents habitèrent dès leur mariage. Ils y donneront naissance en février 1932 à Marcelle, en septembre 1933 à moi-même et en juin 1935 à Claude. Durant ces années, mes grands-parents viennent demeurer dans les deux logis (transformés en un) au-dessus du nôtre. Mes trois tantes célibataires, Alice, Cécile et Adolphine, demeuraient avec leurs parents.
Nous étions très choyés de les avoir si près. Nous ne manquions jamais une occasion, nous les enfants, de monter l’escalier chez ma grand-mère, pour y chercher des gâteries, entre autres, les biscuits qu’elle tenait dans le bas de l’armoire. La venue désirée d’un quatrième enfant obligea mes parents à chercher un logement plus grand. Ils en profitèrent aussi pour s’approcher du lieu de travail de mon père au Bureau du secours direct (aide sociale de l’époque). C’est ainsi que nous avons déménagé le 1er mai 1937 au 2189, rue Valois, au sud de la rue Sherbrooke. C’est là que Rolland est né le 1er février 1939.
Durant ces premières années de mariage, la vie ne fut pas toujours facile pour mes parents. C’était la grande crise économique qui sévissait, le travail venait à manquer. Mes parents ont dû avoir recours à quelques occasions au secours direct (l’aide sociale de l’époque ; il n’y avait pas d’assurance-chômage).
Mon père travaillait à la Gazette dans la section imprimerie quand il s’est marié (le 1er septembre 1930), il venait d’avoir 26 ans. C’est là que ma mère et lui se sont connus. Ma mère a dû laisser l’école après sa cinquième année. À 12 ans, elle quittait Montréal pour Blind River, petit village ontarien entre Sudbury et Sault-Sainte-Marie, où vivait sa sœur aînée Bernadette. Elle s’était mariée à un Franco-Ontarien, Adrien Thibodeau, et venait de donner naissance à un quatrième enfant. Ils étaient tous en bas âge, l’aînée avait à peine 3 ans, puis suivaient 2 jumeaux et la quatrième, nouveau-née.
Il est facile de comprendre que Bernadette en avait plein les bras. Elle demanda à sa mère Émilia si celle-ci pouvait lui envoyer de l’aide. Ce fut à Dorina qu’on demanda d’aller donner un coup de main à sa sœur. Ça devait durer un an. Elle y resta quatre ans. Elle passa toute son adolescence (de 12 à 16 ans) à aider sa sœur, à s’occuper de la maisonnée et des enfants.
À son retour, elle se trouva rapidement un travail. Sa sœur Linda travaillait à la Gazette dans l’imprimerie. Comme on y avait besoin de main-d’œuvre, Linda y amena Dorina. Elle y fut immédiatement engagée. C’est là que mon père et ma mère se connurent et que le grand amour les embrasa.
Ainsi que l’a raconté mon frère Claude : « Peu de temps après l’arrivée de ma mère à la Gazette, mon père qui avait déjà le béguin pour elle, passa devant sa table de travail et lui offrit une gomme. Puis le lendemain, il lui demanda s’il pouvait aller la voir chez elle ». Ce fut le début de leur fréquentation. Excursion à l’Île-Sainte-Hélène, voyage en famille à Rawdon, quelques sorties au cinéma… Les fréquentations à l’époque se déroulaient sous haute surveillance. La plupart du temps, ça se passait à la maison parentale alors que les parents avaient l’œil ouvert. Un soir, me raconta Dorina, alors que Gustave était sur le point de partir, elle l’accompagna jusqu’à la porte et là, dans un geste d’affection, il lui prit tendrement la main avant de la quitter. Au retour dans la cuisine, sa mère Émilia lui dit sur un ton sévère : « tu lui diras la prochaine fois qu’il ne se trompe pas de poignée de porte ». Quand des sorties à l’extérieur étaient permises, le couple devait se faire accompagner d’un chaperon, en l’occurrence Rose-Aimée, sœur cadette de Dorina. C’est ainsi qu’après deux ans de fréquentations, ils se marièrent le 1er septembre 1930. Dorina avait 18 ans (12 janvier 1912) et Gustave 26 ans (17 août 1904).
C’est après huit ans de vie amoureuse que mon père décéda le 4 mars 1939. J’avais 5 ans et demi. Nous demeurions alors sur la rue Valois depuis le 1er mai 1937. Mon frère Rolland venait de naître le 1er février, ma sœur Marcelle venait d’avoir 7 ans (le 5 février 1939) et Claude avait 3 ans et demi. Mon père mourut après une courte maladie, un terrible mal de gorge ; était-ce le cancer, la tuberculose ? Ma mère devait filtrer le gruau qu’il buvait pour éliminer tous les grumeaux, car avaler lui causait une souffrance atroce. Mais cette souffrance physique devait n’être rien à côté des souffrances morales qu’il a dû endurer. Il savait qu’il mourrait bientôt alors que sa jeune épouse était enceinte d’un quatrième enfant. Il eut à peine le temps de le voir avant de quitter la maison pour l’hôpital, quinze jours avant sa mort. Et encore, il n’osa s’approcher trop près de son berceau, se limitant à le regarder de l’embrasure de la porte de la chambre, de peur de le contaminer de sa maladie. Il laissait ses quatre enfants en bas âge, avec toutes les incertitudes de la vie. Quelle angoisse cela dut être pour lui. Lui qui, du témoignage de ses proches, était un homme d’une grande bonté, généreux et délicat. La mort de mon père fut pour ma mère un choc douloureux. Elle perdait l’amour de sa vie, le père de ses jeunes enfants. Elle se trouvait seule pour assurer, sans le sou, leur avenir, armée de son seul courage, sa détermination et son amour maternel sans borne.
Il ne m’est resté que quelques vagues souvenirs de mon père. Je me souviens, entre autres, de l’avoir attendu revenir de son travail à la fenêtre du logement de la rue Valois. Est encore présent à mon esprit le moment où il était exposé dans le salon de notre maison. Il y avait une petite pièce à côté où des oncles et tantes se retiraient et j’y étais souvent assis avec eux.
Il est difficile de me souvenir des sentiments et des émotions que j’ai éprouvés lors du décès de mon père. Il est certain que le fait d’être entouré de tant d’affection de mes oncles et tantes et surtout de ma mère, et la présence à mes côtés de ma grande sœur Marcelle (7 ans) et de mes frères Claude (3 ans) et Rolland (1 mois), m’a beaucoup aidé à passer ces moments déchirants.
À la suite du décès de mon père et à la naissance récente de son quatrième enfant, la santé de ma mère était chancelante. Son médecin lui conseilla de laisser la grande ville pour la campagne, à la fois pour lui permettre de recouvrer ses forces et pour lui faciliter l’éducation de ses enfants.
Déménagement à Saint-Paul-l’Ermite et Deuxième Guerre mondiale
Au mois de mai 1939, on déménagea à Saint-Paul-l’Ermite devenu depuis lors l’arrondissement Le Gardeur de la ville de Repentigny. Saint-Paul-l’Ermite était alors un magnifique petit village sur le bord de la rivière l’Assomption. Ma mère opta pour ce village qu’elle connaissait et aimait bien. Les deux étés précédents, du vivant de mon père, nous y étions allés passer quinze jours de vacances. Nous résidions sur la rue Notre-Dame. Derrière la maison, il y avait une ferme et j’étais émerveillé de voir et d’entendre le beuglement des vaches, moi citadin. De la maison, nous nous rendions à la rivière pour nous y baigner. L’eau y était propre à cette époque. Par bonheur, je possède quelques photos, où nous nous baignons avec mon père et la famille, pour me rappeler ces bons moments de bonheur en présence de mon père dont il ne me reste qu’un vague souvenir.
Lors de notre déménagement à Saint-Paul-l’Ermite, tante Adolphine, la sœur cadette de mon père, nous accompagna et resta avec nous quelques semaines pour aider ma mère à se rétablir.
Mes grands-parents Brouillet s’inquiétèrent beaucoup de voir leur bru s’éloigner à la campagne. Ils se disaient « si elle restait plus près, on pourrait davantage l’aider ». Quelques années plus tard, alors que mes grands-parents paternels étaient venus nous rendre visite à Saint-Paul-l’Ermite, mon grand-père Adolphe me dit, alors que je l’accompagnais à la rue au bout du parterre bordé d’arbres pour attendre l’autobus : « Tu sais Raymond, je crois, en vous voyant grandir si bien ici, que votre mère a eu raison de vous amener vivre à la campagne ». J’avais alors 8 ou 9 ans et nous demeurions dans un logis qui occupait une partie d’une maison de ferme, propriété de monsieur Ernest Archambault, au 553, rue Notre-Dame. Cette maison est devenue l’Auberge Grand-mère.
Dès notre arrivée à Saint-Paul-l’Ermite, nous avons demeuré au village, au 447, rue Notre-Dame. La maison appartenait à un notable de la place, monsieur Joseph Rivest. Il y possédait une grande ferme et le moulin à scie de la municipalité. Sa ferme jouxtait la cour arrière de notre maison et longeait la grande ligne qui conduisait à la gare et aux différents rangs de l’arrière-pays. Saint-Paul-l’Ermite devait compter à l’époque 600 ou 700 habitants. Nous vivions vraiment en milieu rural, même au cœur du village.
Mais bientôt, cette vie paisible du village subit une onde de choc. La guerre fut déclarée en septembre 1939 et très tôt le gouvernement canadien décida d’établir à Saint-Paul-l’Ermite une grande usine de fabrication de munitions de guerre.
On expropria les terres agricoles situées à l’ouest de la grande ligne et au nord de la voie ferrée. La phase de construction dura environ un an et par la suite, durant la guerre, y travaillèrent jusqu’à 18 000 personnes (trois quarts de travail de 6 000).
Chaque jour, des trentaines d’autobus et des trains venaient y conduire, trois fois par jour, de Montréal et des campagnes environnantes, des milliers de travailleurs et travailleuses. Très tôt, des besoins de pensions pour ces ouvriers et ouvrières se manifestèrent. Ce furent d’abord des résidences privées qui répondirent à la demande avant que l’on construisît de vastes hôtelleries pour hommes et pour femmes.
Ma mère y trouva une occasion de gagner quelques revenus et accepta de prendre à la maison quelques pensionnaires. Mais comme notre logis était relativement exigu, ma mère et les quatre enfants, nous avons dû coucher dans ce qui était jusqu’alors notre salon. Je me souviens que ma mère conduisait sa pension de main ferme. Elle ne tolérait aucun écart de conduite, surtout l’ivresse. Elle n’hésita pas à renvoyer certains d’entre eux. Devant les inconvénients du maintien de ce service à domicile, elle y mit fin assez tôt.
École primaire
C’est durant l’année 1939 (début septembre) que je commençai à fréquenter l’école primaire. J’allais avoir 6 ans le 17 septembre. Ce sont les Sœurs des Saints-Noms de Jésus et de Marie qui enseignaient de la première à la septième année à l’école de Saint-Paul-l’Ermite située sur la rue Notre-Dame. École construite en bois, elle fut la proie des flammes le jour de la fête des Rois, le 6 janvier 1943. Nous étions dans l’autobus qui nous ramenait de nos vacances des Fêtes chez nos grands-parents à Montréal lorsque nous apprîmes que l’école était en flammes. C’était la veille où nous devions y entrer. Nous devrons attendre de nombreuses années avant qu’une nouvelle école soit construite. Les commissaires ne s’entendaient pas sur le lieu de construction de la nouvelle école. En fait, je quitterai Saint-Paul-l’Ermite pour Repentigny en 1945, après avoir achevé ma sixième année, avant qu’elle ne soit construite.
Durant les deux dernières années et demie où je fréquentai l’école de Saint-Paul-l’Ermite, nous logions dans des abris de fortune. D’abord, pour terminer ma quatrième année, dans une ancienne beurrerie abandonnée, désaffectée. L’eau coulait du toit en temps de pluie, on y suspendait souvent les cours. L’hiver, il fallait se vêtir chaudement. Chaque niveau fréquentait l’école une demi-journée seulement. Puis, pour les cinquième et sixième années, nous logions dans deux anciennes résidences privées non occupées depuis quelques années. Elles étaient situées près de l’église. Les locaux étaient petits et durant les cours, l’hiver, nous y chauffions une petite fournaise à bois placée au milieu de la classe.
Après les deux premières années passées au village dans la maison de Joseph Rivest, nous avons dû déménager. Le propriétaire avait décidé d’augmenter le loyer de 2 dollars par mois, de 18 à 20 dollars. La situation financière de la famille ne permettait pas à ma mère de faire face à cette augmentation. Ma mère recevait en ce moment-là la pension dite des mères nécessiteuses du gouvernement du Québec d’à peu près 30 dollars par mois. Une fois payé le loyer, il en restait 10 pour nourrir, vêtir, payer le chauffage, l’électricité, etc.
Ma mère s’informa alors auprès de ses connaissances s’il y aurait des logements à louer à meilleur coût. Elle en trouva un auprès d’un cultivateur dont la ferme était située à environ un mille du village, toujours sur le bord de la rivière l’Assomption. Le logement était une partie de la maison de ferme de la famille Odilon Archambault qui avait eu six filles et huit garçons, dont Ernest, qui était l’actuel propriétaire.
À la ferme d’Ernest Archambault
Nous avons vécu deux ans, de 1941 à 1943, dans ce logis, au 553, rue Notre-Dame. Notre présence et nos activités sur la ferme s’accrurent. Monsieur Archambault n’avait que deux filles, Liette et Monique, et il aimait bien avoir deux garçons qui l’accompagnaient constamment dans ses travaux de ferme. Je me souviens entre autres que je pompais à bras, dans l’étable, l’eau pour remplir l’auge qui servait à boire aux vaches alors que monsieur Archambault les trayait. Nous étions là aussi à faire les foins. Quel plaisir pour mon frère et moi de guider l’attelage de deux chevaux et de fouler le foin sur la charrette ! Notre aide n’était pas toujours des plus rentables (nous avions au plus 7 et 9 ans). Je garde en souvenir un jour où je guidais l’attelage pour nous rendre aux champs chercher un autre voyage de foin. Nous devions, après être passés près d’un côté de la grange, tourner à 90 degrés pour nous engager dans l’allée qui nous menait aux champs. L’espace était très resserré. Les chevaux s’y engagèrent rapidement, trop rapidement… En les guidant, j’ai mal négocié l’angle et vlan ! le côté de la charrette accrocha le coin de la grange… s’ensuivit une chevauchée à vive allure. Du haut de mes 9 ans, je réussis, tant bien que mal, à les arrêter à la barrière qui fermait l’allée juste à la croi...