CHAPITRE 1
Les droits de propriété : généralités
Dieu ne peut pas créer une tribu sans la situer. Nous ne sommes pas des oiseaux. Nous devons marcher sur terre…
Louis Riel, discours à la cour, Regina, le 1er août 1885[].
Nous traitons des questions particulières des droits de propriété des Premières Nations au Canada ; or, les peuples des Premières Nations sont des êtres humains, et les principes de biologie et d’économie s’appliquent à eux comme ils s’appliquent à n’importe quel autre groupe de personnes. Aussi, nous construisons une plateforme qui facilite la compréhension des questions relatives aux Premières Nations en fournissant une introduction brève et non technique des droits de propriété tels qu’ils sont compris dans l’économie contemporaine et dans la biologie évolutionniste.
La légende de Black Bear Crossing
Nous aurions souhaité que l’histoire qui suit soit une légende, mais malheureusement c’est une histoire vraie. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le ministère de la Défense nationale a construit la caserne Harvey, appartenant à la base des Forces canadiennes (BFC) de Calgary. La caserne Harvey comprenait, en plus d’autres bâtiments militaires, 204 appartements pour soldats mariés. Comme tous les logements militaires, ceux-ci étaient plutôt spartiates, mais leur état était suffisamment bon pour y loger pendant des années des hommes qui se battaient pour le Canada, ainsi que leurs familles.
Une partie de la BFC de Calgary, dont la caserne Harvey, était située sur une terre achetée en 1952 à la nation de Tsuu T’ina, alors connue sous le nom de bande indienne de Sarcee. À la suite d’une menace de litige de la bande, l’achat fut converti en bail en 1991. Quand le gouvernement fédéral décida en 1994 de fermer la BFC de Calgary et de transférer ses troupes à Edmonton, le projet était de rendre la terre aux Tsuu T’ina, qui avaient le choix, en vertu du bail, de garder les bâtiments ou de les faire démolir aux frais du gouvernement[]. Vu l’expansion rapide de Calgary, la terre à bail faisait alors presque partie de la grande ville et jouissait d’un potentiel économique extraordinaire. Les Tsuu T’ina faisaient déjà des plans pour la construction d’un casino et d’autres projets à forte rentabilité.
Au départ, les Tsuu T’ina avaient pensé rénover la caserne Harvey et mettre les appartements à louer sur le marché de Calgary pour en faire une entreprise rentable[], mais ils avaient déjà commencé à changer d’avis quand, en août 1998, une centaine de membres de la bande ont occupé les logements vides, prétendant qu’ils n’avaient nulle part d’autre où vivre. On estimait à l’époque que la nation de Tsuu T’ina manquait d’environ cent logements pour une population dans la réserve de quelque 1 000 personnes. Après avoir fait fi pendant quelques jours de l’ordre d’évacuer, les occupants illégaux, dont le nombre augmentait de jour en jour, ont reçu la permission de rester. Le ministère de la Défense nationale a donné les clefs de la caserne Harvey au conseil de bande, qui a décidé de tolérer la présence des occupants illégaux[]. Certains d’entre eux auraient vraisemblablement commencé à payer un loyer à la bande et seraient ainsi devenus locataires[].
Au début de 1999, plus de huit cents personnes vivaient dans la caserne, alors surnommée Black Bear Crossing, et des tensions avec des communautés voisines ont commencé à apparaître[]. D’après un porte-parole des Tsuu T’ina, plus de la moitié des occupants illégaux n’étaient pas membres de la nation de Tsuu T’ina[]. Certains étaient des Indiens inscrits appartenant à d’autres bandes, d’autres étaient des Indiens non inscrits, mais avec des proches membres des Tsuu T’ina et d’autres encore n’étaient pas Indiens du tout. L’occasion de vivre sans payer de loyer avait attiré une foule bigarrée.
Reportons-nous à l’année 2006. En septembre, la nation de Tsuu T’ina a enfin réalisé le projet tant attendu du casino. Depuis 2004, la bande promettait d’utiliser les profits tirés du casino pour construire de nouveaux logements et remplacer ceux de Black Bear Crossing[]. Également en septembre 2006, et à la suite d’un incendie qui a dévoilé l’isolation à l’ancienne de l’un des appartements de la caserne, la bande a invité Santé Canada à venir vérifier si les bâtiments contenaient de l’amiante. Santé Canada a émis un avis de sécurité et, en octobre, la bande a demandé à tous les résidents de quitter les lieux pour cause de risque sanitaire[].
Il s’ensuivit une période de pressions de part et d’autre pour savoir que faire des personnes évacuées. Le ministre des Affaires indiennes, Jim Prentice, a affirmé que son ministère paierait pour les loger dans des hôtels de Calgary pendant la durée des travaux, soit pendant 30 jours, et qu’il les renverrait ensuite à Black Bear Crossing, jusqu’à ce qu’une solution à long terme soit trouvée. Or, le conseil de bande ne voulait plus récupérer les évacués. « Les Affaires indiennes ne sont pas les décideurs. Les Tsuu T’ina ne sont pas les décideurs. Santé Canada est le décideur », a déclaré leur porte-parole[].
Une entente a finalement été conclue en décembre 2006. Une centaine de personnes non membres des Tsuu T’ina ont été dirigées vers les autorités provinciales de l’aide sociale. Trente-quatre appartements de Black Bear Crossing ont été déclarés sécuritaires et ont pu être réintégrés. Pour loger le reste des personnes déplacées, le gouvernement fédéral a promis une subvention spéciale de 2,2 millions de dollars à la nation de Tsuu T’ina pour louer des appartements à Calgary pendant les 18 mois suivants. Ce montant venait s’additionner aux 2,9 millions de dollars que le gouvernement fédéral avait déjà payés (65 000 $ par jour) à partir d’octobre pour loger les personnes évacuées dans des hôtels de Calgary[].
Quand l’engagement du fédéral a pris fin en juin 2008, la nation de Tsuu T’ina a promis de continuer à payer les loyers des déplacés de Black Bear Crossing. Le conseil de bande a annoncé entretemps avoir presque achevé la construction de vingt-cinq nouvelles maisons et commencé la construction de vingt-cinq autres. Le plan final prévoyait la construction de trois cents maisons, avec l’aide de subventions fédérales et des revenus du casino[]. En théorie, cela devrait suffire pour loger les quelque 1 500 membres que compte la bande actuellement ; or, nous nous interrogeons sur les résultats de cette initiative, si la bande persiste à vouloir construire des maisons dont elle est propriétaire et qu’elle attribue ensuite aux résidents. La qualité du parc de logements est difficile à maintenir sans la fierté et la motivation que procure l’accession à la propriété.
C’est la situation générale qui nous intéresse ici. La nation de Tsuu T’ina, qui souffre d’un manque chronique de logements, a soudainement eu l’occasion d’acquérir sans frais deux cent quatre appartements en bon état. Mais comme ni le conseil de bande ni le ministère de la Défense nationale n’ont été en mesure pendant la période de transition d’exercer, en tant que propriétaire, des droits de propriété adéquats, des occupants illégaux ont envahi les bâtiments et les ont convertis en moins de dix ans en véritables taudis. Tout le monde en est sorti perdant : les contribuables canadiens ont dû payer pour loger les évacués et faire démolir les bâtiments, les Tsuu T’ina doivent continuer à assumer les frais de logement des déplacés qui sont toujours à Calgary, et le manque de logement subsiste.
Ironiquement, les Tsuu T’ina ont démontré dans un autre contexte qu’ils sont capables de gérer des droits de propriété et qu’ils comprennent le marché du logement. Dans les années 1970, la bande a signé un bail pour construire 351 maisons près d’un terrain de golf. Les baux, qui expirent en 2048, peuvent être achetés et vendus sur le marché. Le résultat est une communauté florissante de plus de 1 000 personnes qui vivent dans un cadre magnifique situé dans la réserve près du hameau de Bragg Creek[]. L’important, c’est que les droits de propriété privée sous forme de baux ont transformé une petite partie de la réserve en un ensemble de logements de grande qualité pour une population d’à peu près la taille de la nation de Tsuu T’ina. Cette réussite contraste grandement avec le manque de logements chronique que subissent les Tsuu T’ina.
Nous ne prétendons pas que l’approche de Redwood Meadows puisse s’appliquer directement aux problèmes de logement des Tsuu T’ina. Redwood Meadows est une communauté de classe moyenne supérieure, et la plupart des membres de la nation de Tsuu T’ina ne peuvent se permettre ce genre de maisons. Or, les droits de propriété et les marchés ne sont pas réservés aux gens fortunés ; ils peuvent s’appliquer à tous les niveaux de revenu. Par exemple, les membres Tsuu T’ina qui ont un faible revenu pourraient commencer par louer des maisons ou des appartements à l’aide d’un programme comme le « droit d’acheter », mis en place par le gouvernement de Margaret Thatcher pour convertir les logements sociaux en propriétés privées[]. Une partie seulement – ou la totalité – du loyer pourrait être considérée comme un paiement hypothécaire, créant ainsi à long terme un avoir sous forme de propriété.
Un peu de contexte
Examinons maintenant les droits de propriété de façon plus méthodique. Notre approche ne se base pas sur l’idée du droit naturel de John Locke. Nous ne pensons pas qu’il soit possible de comprendre des institutions juridiques complexes à partir d’abstractions de la nature humaine. Nous nous inspirons plutôt de philosophes tels que David Hume, John Stuart Mill et Friedrich Hayek qui ont étudié les droits de propriété dans un contexte historique ; des droits qui évoluent avec le temps, aux côtés d’autres institutions sociales. Ainsi, la question inhérente aux droits de propriété n’est pas d’ordre logique, à savoir s’ils correspondent ou non à l’idée que quelqu’un se fait de la nature humaine, mais plutôt d’ordre pratique, c’est-à-dire de déterminer s’ils contribuent au bien-être humain dans un contexte social précis. Comme l’a écrit le théoricien du droit Richard Epstein : « La propriété privée a depuis toujours été basée sur son avantage productif, plutôt que sur l’invocation d’une vague loi naturelle qui veut que les droits de propriété soient nécessairement immuables dans le temps et dans l’espace[]. »
Pourtant, même si les institutions de propriété privée ne découlent pas de la nature humaine, elles correspondent à ce que nous enseigne la biologie moderne sur la nature. Il est important de préciser ce point, car les sciences sociales commencent à reconnaître que les êtres humains ne sont pas des pages blanches et que le comportement humain, bien qu’il soit influencé par la culture, a des racines génétiques[]. Selon les célèbres métaphores de Richard Dawkins, tous les organismes sont des « véhicules de survie » pour les « gènes égoïstes » qu’ils contiennent[]. Ce qui signifie que, dans un monde compétitif où les ressources sont rares, les caractéristiques transmissibles (c’est-à-dire la nature) de toutes les espèces sont déterminées par la prévalence de gènes précis, qui sont à leur tour déterminés par l’individu qui engendre une plus grande progéniture. Dans leur lutte pour la survie et pour une reproduction réussie, les organismes se servent du monde autour d’eux pour s’approvisionner, se protéger et se reproduire. D’où l’idée du « phénotype étendu » de Dawkins[], selon laquelle les castors ne sont pas seulement des castors, mais sont également les barrages qu’ils construisent et les bassins qu’ils créent. Dans la même lo...