CHAPITRE 1
Activités militaires et vie civile
Dans les journaux tenus au jour le jour par quelques personnes instruites et dans la correspondance officielle des administrateurs et des commandants militaires, lâattention est toute portĂ©e sur les actions Ă caractĂšre militaire, dont le rĂ©cit est enrichi des rumeurs, des frayeurs et des ravages causĂ©s par le conflit. Ces documents relatent les Ă©vĂ©nements susceptibles de changer le cours de lâhistoire. Ils ne signalent que rarement les Ă©lĂ©ments qui bousculent la vie des civils. Du reste, cette documentation livre peu de dĂ©tails sur la nature des perturbations qui affectent tant le quotidien des personnes et des familles que les grands moments de la vie.
DĂ©mographie et histoire
Ce sont les donnĂ©es dĂ©mographiques qui illustrent dâune façon particuliĂšrement Ă©clairante les effets des affrontements de 1759 et 1760 sur la vie des civils en Nouvelle-France. De fait, ces donnĂ©es permettent de dĂ©celer les perturbations considĂ©rables causĂ©es par la prĂ©sence des armĂ©es et par les activitĂ©s militaires sur la vie de grands groupes de population. Elles rĂ©vĂšlent des brisures majeures dans le rythme et le mode de vie : elles laissent entrevoir les difficultĂ©s dâorganisation au quotidien sur tous les plans.
Les grands moments de la vie
CentrĂ©s sur les grands moments de la vie, les registres de baptĂȘmes, mariages et sĂ©pultures font ressortir des fluctuations qui sortent de lâordinaire et prennent la forme de mariages retardĂ©s ou prĂ©cipitĂ©s, de mortalitĂ©s prĂ©coces ou de naissances concentrĂ©es durant des pĂ©riodes prĂ©cises. Ils mettent en Ă©vidence lâimportance de la mobilitĂ© de familles qui tentent de se rĂ©fugier hors de la portĂ©e des armes ennemies. Ces donnĂ©es montrent une adaptation forcĂ©e aux circonstances et Ă de nouvelles conditions dâexistence.
Société et religion
Toutes les sociĂ©tĂ©s ont balisĂ© depuis des siĂšcles les cĂ©rĂ©monies entourant la cĂ©lĂ©bration des grands moments de la vie, des rituels rĂ©insĂ©rĂ©s dans les croyances et les prĂ©ceptes religieux. Ă lâĂ©poque de la Nouvelle-France, la religion catholique encadre la finalitĂ© de tous les gestes de la vie. Par exemple, une personne dĂ©cĂ©dĂ©e hors des prĂ©ceptes de la religion ne peut ĂȘtre inhumĂ©e dans le cimetiĂšre. Une faute peut amener une privation de sacrements. Un tremblement de terre est dĂ» Ă la fureur de Dieu. Le temps nâest pas loin oĂč les prĂȘtres dĂ©cidaient des moments de procĂ©der aux semences et aux rĂ©coltes.
Ă lâhiver 1759, lâĂ©vĂȘque de QuĂ©bec, monseigneur Dubreuil de Pontbriand, dĂ©nonce les divertissements profanes, les jeux de hasard et les dĂ©guisements impies des bals, ceux de Bigot et compagnie. « VoilĂ , Ă©crit-il, ce qui nous oblige Ă tout craindre et Ă vous annoncer que Dieu lui-mĂȘme est irritĂ© ; que sa main est levĂ©e pour nous frapper, et quâen effet nous le mĂ©ritons. » Pour lui, dans la vie de tous les jours, lâennemi Ă craindre nâest pas tant celui qui vient de lâextĂ©rieur que celui qui habite les personnes.
Le prescrit
Lâattitude Ă lâĂ©gard de lâarmĂ©e ennemie est tout Ă fait diffĂ©rente. Le 5 juin 1759, dans une lettre Ă lâintention des curĂ©s, lâĂ©vĂȘque prĂŽne une attitude de conciliation et de soumission. Le curĂ© ne serait pas armĂ©, pas plus que lâaumĂŽnier des camps. Sâil arrivait que lâennemi se rende maĂźtre dâune paroisse, le curĂ© devait lui faire toutes les politesses possibles, mĂȘme prĂȘter serment de fidĂ©litĂ©. Il devait sâengager Ă ne rien faire directement ni indirectement contre le vainqueur. Il devait Ă©viter toute provocation, mĂȘme dans le discours. Il cĂ©derait mĂȘme au vainqueur la prĂ©fĂ©rence dâhoraire pour tenir ses offices religieux dans les Ă©glises.
Le vécu
LâĂ©vĂȘque prescrit ; le curĂ© obĂ©it ou⊠nâobĂ©it pas. Dans les faits, les curĂ©s Louis Chaumont de Baie-Saint-Paul, Joseph-Basile Parent de LâAnge-Gardien, Charles Youville-Dufrost de Pointe-LĂ©vy et RenĂ© Robineau de Saint-Joachim, entre autres, nâont pas hĂ©sitĂ© Ă se mettre Ă la tĂȘte de leurs paroissiens pour sâopposer Ă lâennemi. Leurs interventions sont dĂ©taillĂ©es plus loin.
Vindicte britannique
Les activitĂ©s de certains prĂȘtres rĂ©calcitrants durant le conflit finissent par susciter lâagressivitĂ© des gĂ©nĂ©raux anglais. John Knox rapporte quâau moment de la prestation de serment de neutralitĂ© en juillet 1760 par les hommes de Sainte-Croix et de LotbiniĂšre, le gĂ©nĂ©ral se tourna vers un prĂȘtre et dit que le clergĂ© Ă©tait la source de tous les malheurs des Canadiens et quâil les avait conduits Ă la ruine. Il rappela quâil avait fait pendre un capitaine de milice et emprisonnĂ© un prĂȘtre et un jĂ©suite sur un navire de guerre pour les envoyer en Grande-Bretagne. Il invitait ce prĂȘtre Ă prĂȘcher lâĂ©vangile, mais Ă ne pas se mĂȘler dâaffaires militaires ou de la querelle entre les deux Couronnes[].
Lâinsondable
Au-delĂ du discours clĂ©rical, dans toutes les sociĂ©tĂ©s, les grands moments de la vie sont les mĂȘmes et ont fait lâobjet de rituels sâaccompagnant gĂ©nĂ©ralement de cĂ©rĂ©monies et de priĂšres. Que lâon pense au deuil, aux relevailles ou Ă la noce ! Toutefois, la cĂ©lĂ©bration du rite traduit Ă©galement des valeurs profondĂ©ment enracinĂ©es, partagĂ©es et entretenues. Il nâest pas exagĂ©rĂ© de dire que, pour un habitant de la Nouvelle-France, la religion est autour de soi, sur soi et en soi. On prie pour Ă©loigner les sauterelles ou pour provoquer la pluie. On frĂ©quente lâĂ©glise, on porte le scapulaire et des mĂ©dailles. Les habitants ont mĂȘme recours Ă lâargument de la nĂ©cessitĂ© dâobtenir des services religieux adĂ©quats pour rĂ©clamer des autoritĂ©s civiles la construction de routes.
Les registres de baptĂȘmes, mariages et sĂ©pultures Ă lâĂ©poque des affrontements de 1759 et 1760 traduisent dâune part lâimpossibilitĂ© de procĂ©der aux rituels de respect des personnes et des traditions sociales, la difficultĂ© ou la perte dâaccĂšs Ă ces services religieux, si prĂ©cieux pour la sĂ©rĂ©nitĂ© de lâesprit et le salut des Ăąmes. Dâautre part, ils permettent de constater les effets dramatiques du conflit sur la vie des familles, Ă court comme Ă moyen terme.
La mobilité
Le conflit a entraĂźnĂ© des dĂ©placements de population considĂ©rables. Cette mobilitĂ©, marque dâinsĂ©curitĂ© jusquâĂ un certain point, se prĂ©sente sous diverses formes. Il y a les arrivants de France, au XVIIIe siĂšcle, les militaires notamment. Dans la colonie, lâagglomĂ©ration urbaine reprĂ©sente souvent un espace transitoire avant lâĂ©tablissement permanent dans un milieu rural. Les voyageurs, coureurs de bois et militaires qui se rendent rĂ©guliĂšrement dans les forts et les postes des pays dâen haut ou de la vallĂ©e du Mississippi illustrent un autre mode de vie. La fonction militaire des forts et des postes de traite demeure et sâimpose Ă celle de la traite des fourrures. Du reste des milliers de miliciens canadiens se rendent chaque annĂ©e dans la rĂ©gion des Grands Lacs ou du lac Champlain au cours de la pĂ©riode de conflit qui dĂ©bute dĂšs 1754.
On ne peut passer sous silence les migrations forcĂ©es comme la dĂ©portation des Acadiens. Ceux qui rĂ©ussissent Ă sâĂ©chapper, aprĂšs un parcours par bateau ou dans des chemins quasi impraticables, avec femme, enfants et quelques bagages gagnent la grande rĂ©gion de QuĂ©bec. Mais ceux qui sâinstallent sur la CĂŽte-du-Sud ou Ă lâĂźle dâOrlĂ©ans doivent souvent entreprendre un autre pĂ©riple pour sâĂ©loigner des terres passĂ©es sous contrĂŽle britannique.
Stratégie militaire et mobilité des populations
Ă lâĂ©tĂ© 1759, en aval de QuĂ©bec, sur la rive sud, les habitants doivent abandonner leur ferme devant les forces militaires ennemies et se rĂ©fugier dans les bois. Les habitants de la ville de QuĂ©bec se rĂ©fugient dâabord prĂšs de lâHĂŽpital gĂ©nĂ©ral avant de gagner soit les hauteurs de Charlesbourg, soit, sâils sont plus riches, Trois-RiviĂšres ou les paroisses environnantes. Les habitants de Charlesbourg et de Beauport accueillent ceux de lâĂźle dâOrlĂ©ans, ce que les registres de baptĂȘmes, mariages et sĂ©pultures reflĂštent avec prĂ©cision. En outre, la population de Beauport doit se rĂ©fugier au nord pour faire place aux milliers de militaires retranchĂ©s sur les hauteurs prĂšs du fleuve.
La stratĂ©gie militaire accorde une grande importance Ă la topographie : falaises escarpĂ©es, anses oĂč aborder, ouverture ou embĂ»che des chemins, mais la prĂ©paration des grandes manĆuvres fait rĂ©fĂ©rence aux individus. Dans son journal, le chevalier de la Pause note quâun coteau sâĂ©tend sur prĂšs dâune demi-lieue jusque chez Goulet ; lâanse chez Macarty peut abriter de petits bĂątiments, celle de Vernet et celle de Pierre Thibault prĂšs de lâĂ©glise de la Pointe-aux-Trembles peuvent accommoder des bĂątiments chargĂ©s de 35 cordes de bois. Entre Saint-Augustin et la vieille Lorette, il y a des chemins praticables Ă la hauteur des troisiĂšmes concessions. Il faudrait y prendre position en sâappuyant Ă la cĂŽte chez Dubeau, etc.[] Le repĂ©rage et la conception des stratĂ©gies militaires ne sont en rien dĂ©sincarnĂ©s.
La faim
Se dĂ©placer, câĂ©tait perdre la protection dâun toit, abandonner les vivres et lâĂ©quipement de maisons, aussi bien pour se nourrir que pour se protĂ©ger du froid ; en somme se mettre sinon en danger, du moins en mode survie. Pire, dans une colonie oĂč prĂšs de 80 % de la population vivait de lâagriculture, ce sont les sources dâapprovisionnement mĂȘme qui sont mises en cause par la mobilisation des hommes de 16 Ă 60 ans. De fait, la question des subsistances, la menace de famine, prend beaucoup de place dans les documents de lâĂ©poque et, sans aucun doute, dans la vie au quotidien. Le problĂšme est dâautant plus crucial que, outre la population des villes, il faut nourrir les quelque milliers de militaires envoyĂ©s de France, ainsi que les rĂ©fugiĂ©s, oĂč quâils se retrouvent. Le rationnement se fait de plus en plus sĂ©vĂšre. Ă lâhiver 1759, la situation est devenue telle que 400 femmes descendent dans la rue pour protester contre une dĂ©cision de lâintendant visant Ă rĂ©duire davantage les rations de vivres.
Les moustiques
Trois jours aprĂšs la capitulation de QuĂ©bec, un officier militaire français, FolignĂ©, Ă©crit que lâon « voyait les femmes sortir des bois, traĂźnant avec elles leurs petits enfants mangĂ©s des mouches, sans hardes et criants de faim ». Les dĂ©sagrĂ©m...