CHAPITRE 1
L’empire et les villages au Pays d’en Haut (mi. XVIIe-1712)
Les profondeurs de l’empire continental français d’Amérique
L’alliance franco-amérindienne au XVIIe siècle
Lorsqu’après plus d’un demi-siècle d’expéditions et de tentatives infructueuses de colonisation, François Gravé du Pont et Samuel de Champlain débarquent en 1603 sur le continent nord-américain, ils parviennent à établir le début d’une colonisation durable. Leur premier acte est diplomatique et inscrit d’emblée la présence française au sein de la géopolitique amérindienne locale : ils scellent au poste de traite de Tadoussac une alliance avec des Montagnais et des Algonquins. Ceux-ci célèbrent alors une victoire commune sur les Iroquois en festoyant et partageant du tabac. Cette « tabagie de Tadoussac » est fondatrice de la politique française d’alliance avec les Amérindiens tout au long de l’histoire de la Nouvelle-France continentale. Les logiques, mécanismes et rituels de cette alliance sont désormais bien étudiés par une abondante historiographie qu’il ne convient pas ici de reprendre dans le détail. Le propos est davantage d’en rappeler les grands traits tout en portant notre attention sur les Renards qui, intégrés dans ce vaste réseau politique, l’éprouvent fortement au point de le mettre en péril.
La Nouvelle-France se développe dans un espace qui n’est évidemment pas géopolitiquement neutre. Les Amérindiens connaissent leurs propres alliances et tensions, et les autres Européens qui s’établissent en Amérique, à l’instar des Français, sont une nouvelle catégorie d’acteurs avec lesquels il leur faut composer. Onontio, le gouverneur général de la Nouvelle-France comme l’appellent les Amérindiens, cherche à s’imposer comme le centre polarisateur et exclusif, le point nodal autour duquel l’ordre politique doit désormais s’ordonner. La métaphore du cercle est souvent employée par les contemporains pour qualifier cette alliance, car elle décrit métaphoriquement cet espace de paix, la Pax Gallica, centré sur Onontio. Dans cette conception, les nations amérindiennes intègrent en leur sein les Français comme une nation supplémentaire, qui joue toutefois un rôle particulièrement important de pivot.
L’alliance n’est pas imposée par les Français. Elle est largement consentie parce qu’elle répond aux besoins des nations, et il y a un consensus initial qu’il ne faut pas perdre de vue pour en saisir l’équilibre et le fonctionnement. Les Français cherchent avant toute chose à garantir une paix entre leurs « enfants » à l’intérieur de leur espace impérial. Pour ce faire, ils s’efforcent de jouer le rôle de médiateur afin d’empêcher, sinon d’arrêter, les conflits au sein du cercle. Cette fonction de médiation internationale, admise par les deux traditions européenne et amérindienne, passe par la négociation et surtout une politique généreuse de dons ; politique jugée onéreuse par Versailles, car il faut régulièrement distribuer des présents et « couvrir » les morts des guerres intertribales lors des régulières entrevues diplomatiques (localement dans les postes ou bien annuellement à Montréal). Cette politique qui s’intègre donc parfaitement aux deux univers culturels permet d’établir un terrain d’entente, un middleground selon la notion forgée par Richard White, et repose sur un « empirisme diplomatique ». Elle n’est en effet scellée par aucun traité précis qui la définirait strictement et contraindrait chacune des parties de l’alliance à remplir un rôle bien établi. Cette nature indécise, fluctuante, accentue la nécessité de la raviver constamment au risque sinon qu’elle périclite. Par leur puissance, leur richesse et peut-être une certaine neutralité aussi, les Français sont les seuls à pouvoir jouer pleinement ce rôle de médiateur et ainsi circonscrire au maximum les dégâts causés par les violences guerrières.
Cette alliance apparaît dès l’origine comme une nécessité indispensable à la survie puis à la sécurité de la Nouvelle-France. Elle répond ainsi à un double objectif, interne et externe à son espace. La pacification interne vise à fixer des conditions optimales de mise en valeur de ce nouveau territoire afin d’en tirer des profits économiques pour la métropole selon la logique mercantile initiée depuis le ministériat de Richelieu et fortement développée et théorisée par Colbert à partir du règne personnel de Louis XIV. Il est évidemment primordial d’assurer la sécurité autour des zones d’implantation et d’activité des colons (exploitations agricoles, pêcheries, villes) et d’établir des conditions de circulation et de communication également sûres entre ces différents espaces, particulièrement dans un contexte de très faible emprise démographique. Il y a également une visée clairement politique qui prend la forme d’un « rêve impérial de domination » des nations amérindiennes. Mais l’alliance ne se restreint pas à une logique autocentrée, et la lutte contre les nations extérieures en est également une attribution importante. Les Amérindiens sont sans conteste un allié militaire indispensable tant du point de vue humain que logistique, ce dont les Français prennent de plus en plus conscience.
Il existe alors deux principaux adversaires à la Nouvelle-France et ses alliés, qui justifient et renforcent cette union : la Ligue iroquoise des Cinq Nations, avec laquelle les Français sont au XVIIe siècle régulièrement en guerre jusqu’à la paix générale de 1701, s’inscrivant en cela dans la géopolitique amérindienne (bien souvent contre leur volonté) ; et les Anglais dont la présence démographique sur le continent surpasse rapidement celle des Français, qui trouvent dans les Iroquois un puissant allié à partir de 1677. À partir des années 1680, les luttes entre colons français et anglais s’intensifient et s’inscrivent désormais davantage dans une perspective européenne et impérialiste. La visée économique de l’alliance est alors clairement reliée à celle politique, qui alimente de plus en plus le maintien et le renforcement de la puissance impériale. Le regard de Versailles sur l’importance du Canada évolue même radicalement. Si dans la visée colbertiste la puissance de la colonie restait intrinsèquement liée à ses bénéfices économiques, le roi et ses conseillers prennent conscience que l’utilité géopolitique de la colonie peut en réalité en être déconnectée. Ainsi le Canada connaît-il une profonde valorisation dans la stratégie impériale française américaine à partir de 1701, puisque Louis XIV envisage dès lors l’ensemble de la Nouvelle-France comme une barrière à l’expansion anglaise, mettant en place une durable « politique d’endiguement » jusqu’aux traités de paix de 1783. Une telle politique est mise en œuvre alors même que les Français sont officiellement en paix avec les Iroquois (depuis 1701) comme avec les Anglais (depuis 1713). C’est en effet seulement avec la guerre de Succession d’Autriche (1740-1748) que les deux États s’affrontent à nouveau militairement, en Europe comme en Amérique.
Il existe un hiatus prononcé entre la réalité de la souveraineté française au sein de l’alliance et sa perception par les acteurs politiques, tant du point de vue de la maîtrise territoriale que des nations qui y habitent. Plus on pénètre dans les terres et moins la puissance française est grande : dans les profondeurs continentales, cette domination épouse l’archipel disséminé des forts aux seuls alentours desquels elle s’exerce effectivement. La véritable puissance de la Nouvelle-France sur cet espace lointain repose finalement sur la capacité des autorités à arbitrer les conflits intertribaux dans le respect des traditions politiques autochtones, notamment par des dons, et à convaincre les alliés amérindiens de ne pas commercer avec les Anglais. Elle est toute subtilité diplomatique – clientélisation fragile et instable de chefs perçus comme influents, mais qui n’ont pas nécessairement un réel pouvoir au sens européen du terme – bien plus que démonstration de force. La tentation de rompre cet équilibre, parfois vécu comme une faiblesse à Québec et Versailles, est néanmoins forte et toujours présente pour des Français qui considèrent, en décalage des réalités anthropologiques amérindiennes, qu’un « père » doit se faire obéir de ses « enfants ». Si bien que la Pax Gallica est pensée comme une « alliance inégale » dans laquelle la protection française implique une subordination implicite d’alliés dont on reconnaît toutefois qu’ils n’ont pas renoncé à leur souveraineté. La réalité est cependant bien moins à l’avantage des Français comme le démontrent d’ailleurs les nombreuses explosions de violence au XVIIIe siècle : outre les Renards, on peut citer les Miamis dans les années 1750 ainsi que la plupart des nations du Pays d’en Haut pour le Canada ; mais également en Louisiane les soulèvements des Natchez à la fin des années 1720 et des Chicachas dans les années 1730-1740.
Le Pays d’en Haut, éternelle marge impériale
Ce qui est valable pour les anciens espaces coloniaux orientaux l’est a fortiori pour le Pays d’en Haut, lointain, difficile d’accès, approprié tardivement et superficiellement, et dans lequel la présence française, qui se limite à quelques postes de traite protégés par un fort, s’avère bien faible et très ponctuelle (autour de quelques centaines jusqu’à un millier dans les années 1750). ...