CHAPITRE 1
DĂ©nomination du pays
La vĂ©ritable naissance dâune nation, câest le moment oĂč une poignĂ©e dâindividus dĂ©clare quâelle existe et entreprend de le prouver.
Anne-Marie Thiesse, « La création des identités nationales. Europe xviiie-xixe siÚcle »
Ătre capable de se nommer
LâĆuvre de Perrault est dĂ©crite comme un cinĂ©ma de la parole, cette derniĂšre Ă©tant un Ă©lĂ©ment central dans sa recherche sur lâHomme. Pour lui, la capacitĂ© dâun peuple Ă se nommer est intrinsĂšquement liĂ©e Ă son dĂ©sir de se distinguer du point de vue identitaire et dâexister en tant que nation dĂ©finie. Cette parole, que le cinĂ©aste met de lâavant Ă travers les cinq films Ă©tudiĂ©s, met en scĂšne la dĂ©termination des peuples Ă vouloir sâaffirmer dans le monde, comme câest le cas des QuĂ©bĂ©cois durant les annĂ©es 1960. Selon Perrault, la prise de parole est fondamentale dans le rĂ©veil identitaire du QuĂ©bec en pleine RĂ©volution tranquille : elle « est une action ».
Cette capacitĂ© de se nommer est donc primordiale dans lâaffirmation des diffĂ©rents groupes rencontrĂ©s dans les films de Perrault. La facultĂ© de se raconter, de se mettre en rĂ©cit est un Ă©lĂ©ment fondamental de lâidentitĂ©. Perrault montre, entre autres par la grande place quâil accorde Ă lâoralitĂ© dans ses films, que se nommer et se raconter dans ses propres mots est une Ă©tape cruciale de la quĂȘte identitaire pour la nation quĂ©bĂ©coise. Cette derniĂšre se traduit dans la recherche du pays Ă travers les diffĂ©rents personnages qui prennent la parole devant la camĂ©ra. Le pays, tel que vu par Perrault, est donc de prime abord un peuple, une communautĂ© rassemblĂ©e autour dâun mĂȘme projet. Toutefois, le peuple ne peut exister que dans la mesure oĂč il est audible, capable de prouver au reste du monde quâil possĂšde sa propre voix et que cette derniĂšre peut ĂȘtre entendue. Dans le cinĂ©ma de Perrault, la capacitĂ© de se nommer est donc un facteur dĂ©terminant de lâidentitĂ© nationale. Sans cette derniĂšre, le peuple quĂ©bĂ©cois ne peut tout simplement pas exister et, bien sĂ»r, sâĂ©manciper culturellement et politiquement.
Ă travers lâensemble des longs mĂ©trages que Perrault rĂ©alise durant les annĂ©es 1960, annĂ©es mĂȘmes oĂč le peuple quĂ©bĂ©cois sâaffirme graduellement en tant que nation distincte, plusieurs personnages montrent ce dĂ©sir, mais aussi ce besoin des peuples de prendre la parole pour affirmer qui ils sont. Cette prise de parole traduit une volontĂ© de se dĂ©finir vis-Ă -vis des autres nations, de se distinguer par rapport Ă ces derniĂšres, mais aussi de se faire reconnaĂźtre en tant que nation Ă part entiĂšre. En mettant de lâavant les protagonistes, Perrault a voulu prouver son existence et montrer le savoir-faire quĂ©bĂ©cois. Une scĂšne de la fin du film Pour la suite du monde illustre bien ce fait. Rappelons que ce film met en scĂšne la relance dâune technique ancestrale de pĂȘche au bĂ©luga â au marsouin. On y voit des hommes qui mettent en place les dispositifs nĂ©cessaires pour attraper lâanimal et, en parallĂšle, LĂ©opold, personnage central et habitant de lâĂźle aux Coudres, qui tente de vendre les produits de la pĂȘche. RĂ©sultat : une fois le bĂ©luga vivant pris au piĂšge, lâaquarium de New York envoie une offre dâachat pour accueillir le mammifĂšre marin dans ses bassins. Ă la suite de la transaction et de la livraison du marsouin Ă New York, la rĂ©plique de LĂ©opold est trĂšs Ă©loquente : « [L]ui [le marsouin] va parler de nous Ă lâAmĂ©rique ». En permettant Ă un aquarium de montrer Ă ses visiteurs un bĂ©luga de lâĂźle aux Coudres, les pĂȘcheurs ne font pas seulement la preuve de leur expertise, ils affirment au reste du monde quâils existent.
Cependant, avant dâaffirmer au reste du monde qui ils sont, les QuĂ©bĂ©cois doivent ĂȘtre en mesure de se nommer. Câest ce qui est illustrĂ©, entre autres, au dĂ©but du film Un pays sans bon sens. Ă la huitiĂšme minute, le poĂšte Alfred DesRochers sâexprime en voix hors champ pendant que des caribous affrontent la rigueur de lâhiver : « [O]n lâa colonisĂ© câpays-là ». Le film est ponctuĂ© de plusieurs cartons explicatifs entre les scĂšnes qui mettent en relief ce que le cinĂ©aste tente de nous montrer ainsi que la progression du film. Sur lâun de ceux-ci, on peut lire : « âCe maudit pays-lĂ quâon a colonisĂ©â du poĂšte Alfred DesRochers⊠comment le nommer ? » Toujours dans Un pays sans bon sens, Didier Dufour, un biologiste qui devient rapidement le personnage central du film, souligne la nĂ©cessitĂ© de se nommer. Au cours du film, il propose une comparaison entre les QuĂ©bĂ©cois et des souris de laboratoire, quâil nomme ses « souris canadiennes-françaises catholiques ». Par cette analogie, il tente dâexpliquer de quelle façon un peuple peut atteindre son plein potentiel dâĂ©panouissement. En sâadressant directement Ă la camĂ©ra, il pose justement la question du nom et de son importance dans une dĂ©finition identitaire : « Si on veut se dĂ©finir⊠on nâa pas peut-ĂȘtre le nom pour se dĂ©finir. On cherche un nom. »
Lâimportance de cette recherche du nom est mise en lumiĂšre lorsque le spectateur Ă©coute des personnages comme Didier sâexprimer sur le sujet. Elle est encore plus marquante Ă travers les nombreux exemples de peuples en perte dâidentitĂ©. En plus de vouloir montrer aux QuĂ©bĂ©cois lâimportance de dĂ©finir leur identitĂ© pour se revendiquer en tant que nation, Perrault souligne les dangers de lâassimilation et de la disparition du nom chez un peuple. Lâun des exemples les plus percutants est celui des Acadiens au Nouveau-Brunswick. Ces derniers tentent de prĂ©server leur identitĂ© et leur langue. Ce sujet est dâailleurs le thĂšme central du film LâAcadie, lâAcadie ?!? La difficultĂ© des Ă©tudiants de lâUniversitĂ© de Moncton Ă faire comprendre lâimportance de la prĂ©servation du français Ă lâensemble des Acadiens, et surtout aux anglophones de la province, est au cĆur du film. Pour eux, il est primordial de prĂ©server la culture et la langue pour la survie de leur identitĂ©. Cependant, un grand nombre se sent dĂ©sorientĂ© lorsque ces questions sont abordĂ©es. Une discussion entre des Ă©tudiants et des habitants de Cap-PelĂ©, qui se questionnent sur leur identitĂ© acadienne et leur sentiment dâappartenance, dĂ©montre bien cette rĂ©alitĂ©. Ce questionnement est palpable dans les hĂ©sitations et les diffĂ©rentes rĂ©ponses entendues : Canadien, Canadien français, Acadien, Acadien français, etc. Enfin, un des Ă©tudiants rĂ©sume le flou et les hĂ©sitations des autres personnages : « Es-tu un Acadien ? Je ne sais pas. Je suis dĂ©sorientĂ© [âŠ] jâsuis un bĂątard [âŠ] je ne sais pas quâest-ce que je suis. » On peut dĂ©duire de ces propos des personnages quâavoir un nom et surtout se dĂ©finir en tant que peuple apparaĂźt comme une nĂ©cessitĂ© pour Perrault....