I
Un Suisse chez le cardinal de Richelieu
Le pays est lĂ oĂč lâon se peut vivre.
Proverbe gallican, xve siĂšcle
QuĂ©bec, Ă©tĂ© 1649. Les colons ont peur. Les Iroquois viennent de dĂ©truire la Huronie en massacrant 400 familles et des missionnaires. Quelque 600 Hurons trouvent refuge Ă QuĂ©bec, 5 000 autres meurent de faim, alors que certains dâentre eux se dispersent dans diverses communautĂ©s ou Ă©pousent la cause de leurs ennemis. SecouĂ©e par les attaques des nations iroquoises, armĂ©es dâarquebuses grĂące aux Hollandais, la Nouvelle-France est au bord de la dĂ©route. CapturĂ©s, les jĂ©suites Jean de BrĂ©beuf et Gabriel Lalemant ont Ă©tĂ© mis Ă mort le printemps prĂ©cĂ©dent. La destruction de la Huronie a rendu les Iroquois (mot qui vient du nom Iri-Akhoi et qui signifie « vĂ©ritable serpent ») plus audacieux, et la pression amĂ©rindienne coĂŻncide avec une disette survenue au printemps. La vieille France, aux prises avec des rĂ©voltes et en guerre avec lâEspagne, nâa pas les moyens dâintervenir en AmĂ©rique ; son peu dâintĂ©rĂȘt envers le Canada, oĂč lâhiver rĂšgne en maĂźtre cinq mois par annĂ©e, ne rĂ©side alors que dans les fourrures. Des colons songent Ă partir pour la France ; dâautres sâapprĂȘtent Ă le faire.
Au printemps, Louis dâAilleboust, gouverneur intĂ©rimaire de la Nouvelle-France, avait Ă©tabli un camp volant composĂ© dâune quarantaine dâhommes dont la mission Ă©tait de patrouiller dans le Magtogoek, câest-Ă -dire le fleuve Saint-Laurent, entre MontrĂ©al et QuĂ©bec. Bien que son initiative ait quelque peu accru la sĂ©curitĂ© sur lâimportant cours dâeau, la situation de la colonie ne sâest guĂšre amĂ©liorĂ©e : lâennemi nâhĂ©site pas Ă sâattaquer aux Trois-RiviĂšres et Ă obliger le colon Ă cultiver la terre lâarquebuse en bandouliĂšre. La crainte et lâeffroi sont partout.
Dans la deuxiĂšme quinzaine du mois dâaoĂ»t, une rumeur se rĂ©pand comme une traĂźnĂ©e de poudre parmi la quelque centaine dâhabitants du petit bourg qui tient lieu de capitale Ă la fragile colonie laurentienne : une flotte fait voile vers QuĂ©bec et remonte le fleuve. Tous les regards se tournent alors vers lâest, en direction de lâĂźle dâOrlĂ©ans, Ă©piant lâhorizon Ă la recherche dâune mĂąture. Certains reprennent espoir et se mettent Ă rĂȘver au dĂ©barquement de centaines de colons accompagnĂ©s dâune force militaire prĂȘte Ă Ă©craser lâennemi.
Les jours passent, et la rumeur de lâarrivĂ©e imminente de la flotte sâamplifie. Le 23 aoĂ»t, un premier navire apparaĂźt Ă lâhorizon : il glisse entre lâĂźle dâOrlĂ©ans et la cĂŽte sud du fleuve. Cinq autres navires, dont un de 300 tonneaux, lui succĂšdent dans les heures et les jours suivants. On connaĂźt le nom de cinq de ces navires : le Cardinal, le Bon-François, le Saint-Sauveur (appelĂ© aussi le Neuf) et le Notre-Dame, qui jaugent respectivement 300, 90, 150 et 250 tonneaux. On retrouve enfin lâAnglois, dont le tonnage est indĂ©terminĂ©. Outre la famille Miville, se trouve Ă bord de lâun des navires Anne Gasnier, future directrice des filles Ă marier, laquelle jouera, vingt ans plus tard, un rĂŽle important dans le mariage de lâun des Miville.
Les passagers et les Ă©quipages sont contents dâarriver Ă destination parce que la traversĂ©e de lâAtlantique est Ă©prouvante. Une barque, deux barques, trois barques se dĂ©tachent des navires et se dirigent, Ă force de rames qui plongent et replongent dans lâeau Ă un rythme rĂ©gulier, vers la grĂšve de la Basse-Ville de QuĂ©bec oĂč elles dĂ©chargent leurs cargaisons humaines et matĂ©rielles. Toute la population du petit bourg, ou presque, attend avec impatience le moment oĂč les arrivants mettront pied Ă terre. Mais les impressions de la population de QuĂ©bec Ă lâĂ©gard des nouveaux immigrants doivent sans doute ĂȘtre partagĂ©es. Les plus optimistes montrent leur satisfaction en accueillant Ă bras ouverts les arrivants qui sont au nombre dâune centaine, matelots non compris. Quant Ă la douzaine de femmes, cĂ©libataires ou veuves, qui dĂ©barquent sur la terre ferme, elles ont tĂŽt fait de retenir les regards gourmands des jeunes locaux, car les femmes françaises sont une denrĂ©e rare. Les autres, plus pessimistes, sont déçus de ne pas voir arriver des soldats dont la colonie a tant besoin. Certains colons nâhĂ©siteront dâailleurs pas Ă retourner en France dĂšs que lâoccasion se prĂ©sentera. Il faut dire que les familles françaises prĂȘtes Ă Ă©migrer ne se bousculent pas dans les ports de France, contrairement Ă celles de lâEspagne, de la Grande-Bretagne et dâautres pays dâEurope. Pourquoi ? Nous ne le savons toujours pas.
Dans le groupe des nouveaux arrivants, les colons remarquent sans doute un homme dâĂąge mĂ»r, aux ـ٧ ans bien sonnĂ©s, accompagnĂ© de sa femme et de six enfants. Une si grosse famille dâimmigrants, câest du jamais vu dans la colonie. Plus dâun curieux doit sans doute se dire que ce nâest pas avec un homme de cet Ăąge que le pays en imposera aux puissants Iroquois, avec qui lâhostilitĂ© rĂšgne depuis plus dâune vingtaine dâannĂ©es en raison des liens commerciaux de la Nouvelle-France avec les Innus (Montagnais), les Anishinabegs (Algonquins), les AbĂ©nakis et les Wendats (Hurons). Car, Ă plus de 45 ans, un homme est dĂ©jĂ vieux ou presque au XVIIe siĂšcle. « Quâest-il donc venu faire en Nouvelle-France Ă cet Ăąge et avec autant dâenfants ? », sâinterrogent les habitants. Dâautres, plus pragmatiques, reluquent les deux filles en Ăąge de convoler et calculent que la troisiĂšme sera mĂȘme nubile dans un an ! Six jeunes gens et des parents presque vieux : la colonie fait sans doute une bonne affaire. Mais quand mĂȘme, qui est cet homme ? DâoĂč vient-il ? Quoi quâil en soit, la premiĂšre chose que font les immigrants Ă leur arrivĂ©e Ă QuĂ©bec est sans doute de rendre grĂące Ă Dieu de les avoir conduits Ă bon port.
Le siĂšge de La Rochelle
Le chef de cette famille de nouveaux arrivants se nomme Pierre Miville, et il est probablement plus dangereux pour lâIroquois que bien dâautres hommes plus jeunes que lui. Car les armes, la guerre, les soldats⊠il connaĂźt. Il a vu le jour en Suisse, dans le canton de Fribourg (ou tout prĂšs), vers 1602. Au XVIIe siĂšcle, ce pays dâun million dâhabitants, qui comptait alors treize cantons, Ă©tait loin dâĂȘtre aussi riche quâil ne lâest aujourdâhui. Comme sa gĂ©ologie rocheuse ne lui permettait pas de nourrir une population trop nombreuse, ses dirigeants sâemployaient Ă tirer le meilleur parti de lâexcĂšs de population en faisant de ses jeunes gens des soldats, quâils louaient Ă divers pays.
LâĂ©migration militaire suisse Ă©tait alors en plein dĂ©veloppement Ă la suite des guerres que la monarchie française avait menĂ©es en Italie au XVe siĂšcle et de la...